Depuis le 17 septembre 2024, on connaît la composition de la Commission européenne proposée par Ursula von der Leyen pour les cinq prochaines années. Si, à l’heure d’écrire ces lignes, il faut encore attendre la confirmation du Parlement européen pour en avoir la version définitive, on peut d’ores et déjà en tirer un certain nombre d’enseignements concernant le futur de la stratégie numérique européenne.
Réélue le 18 juillet 2024 pour un second mandat à la tête de la Commission européenne, il aura fallu deux mois supplémentaires à Ursula von der Leyen pour composer sa nouvelle équipe, sur la base des candidatures proposées par les États membres1. Un exercice traditionnellement délicat, rendu cette fois encore plus difficile au regard des nouveaux équilibres politiques au sein du Parlement européen et des États membres (lesquels penchent résolument plus à droite, voire à l’extrême droite), ainsi que de la volonté d’Ursula von der Leyen de voir chaque État proposer deux candidatures – un homme et une femme –, ce que la grande majorité a refusé de faire (seule la Bulgarie a initialement joué le jeu).
Le résultat présenté le 17 septembre 2024 à Bruxelles illustre ainsi l’articulation entre ces différentes contraintes et les ambitions de la présidente pour les cinq prochaines années. Face à l’absence de parité dans les candidatures, Ursula von der Leyen a, par exemple, élevé quatre femmes au rang de « vice-présidente exécutive » sur les six postes disponibles. D’aucuns auront également remarqué que l’apparente confusion du nouvel organigramme de la Commission – marqué notamment par de nombreuses compétences qui se superposent – renforce subtilement la position d’Ursula von der Leyen qui aura le pouvoir de trancher en cas de litige2.
Si, à ce jour, il reste encore à passer l’étape de la confirmation par le Parlement européen prévue du 4 au 12 novembre3, – une étape qui a jusqu’ici toujours entraîné le rejet d’au moins un candidat-commissaire par les eurodéputés –, on connaît donc déjà les grandes lignes de la Commission qui exercera le mandat jusqu’en 2029. Une commission qu’Ursula von der Leyen a placée sous le signe de la « compétitivité dans la double transition »4. Une manière de s’inscrire dans la continuité de son premier mandat marqué par le Pacte vert et par un agenda numérique particulièrement ambitieux5, tout en donnant foi au moins indirectement aux critiques de la droite et de l’extrême droite qui les accusent d’avoir imposé trop de contraintes aux entreprises européennes par rapport à leurs concurrents étrangers.
Dans cette optique, l’un des engagements de la nouvelle commission consiste à se concentrer sur la mise en œuvre des nombreuses législations – en particulier climatiques et numériques – adoptées ces cinq dernières années avant d’en proposer de nouvelles6. À ce titre, le vétéran letton Valdis Dombrovskis se retrouve d’ailleurs à la tête d’un portefeuille qui réunit désormais « l’économie, la productivité, l’implémentation et la simplification » (c’est nous qui soulignons), une position stratégique depuis laquelle il répondra directement à Ursula von der Leyen.
Bouleversements dans le fonctionnement et les objectifs de la politique numérique
Il serait toutefois faux de croire que la future commission se contentera d’appliquer – et d’éventuellement simplifier – ce que la précédente a décidé, notamment dans le domaine du numérique.
D’abord, parce que les deux commissaires emblématiques de la stratégie numérique européenne des cinq dernières années ne font pas partie de la nouvelle équipe. D’un côté, Margrethe Vestager, connue pour ses actions retentissantes à l’encontre des Gafam en tant que commissaire à la concurrence, a annoncé il y a plus d’un an qu’elle ne souhaitait pas rempiler. De l’autre, Thierry Breton, l’architecte de l’adoption de législations décisives comme le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) en tant que commissaire au marché intérieur, a, quant à lui, fait les frais en dernière minute – et à la surprise générale – d’un accord intervenu entre Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen7.
Ensuite, parce que ces deux départs s’accompagnent de bouleversements notables dans le fonctionnement et dans les objectifs de la politique numérique européenne – du moins tels qu’ils ont été annoncés. Le changement le plus évident concerne la création d’une vice-présidence exécutive en charge de « la souveraineté technologique, la sécurité et la démocratie »8. Un poste confié à la Finlandaise Henna Virkkunen, qui prendra notamment la tête de la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies (DG CONNECT), alors que celle-ci était regroupée jusqu’ici avec la Direction générale du marché intérieur, de l’industrie, de l’entrepreneuriat et des PME (DG GROW) et avec la Direction générale de l’industrie de la défense et de l’espace (DG DEFIS) sous la responsabilité du commissaire au marché intérieur, Thierry Breton9.
Le fait qu’il existe désormais une vice-présidence spécifiquement dédiée aux enjeux technologiques démontre l’importance acquise par cette question au sein des cénacles européens. Son intitulé en termes de « souveraineté » traduit, quant à lui, un basculement plus large de l’orientation de l’Union européenne vers une posture plus défensive face à l’économie mondiale10. De quoi faire écho, en particulier, aux constats et aux préconisations du rapport Draghi sur la compétitivité européenne, lequel octroie au retard technologique de l’Europe une place centrale11. Précisons toutefois que la Finlande, dont est originaire Henna Virkkunen, fait partie du « groupe D9+ », un ensemble de pays qui partagent « un intérêt particulier à promouvoir l’ouverture numérique et à éviter que l’agenda de la souveraineté technologique et de l’autonomie stratégique ne glisse vers du protectionnisme numérique »12. Au-delà de cette nouvelle vice-présidence, l’ensemble des compétences numériques est désormais éclaté en pas moins de sept commissariats différents, dont tous ne répondent pas à Henna Virkkunen et dont les contours ne sont pas toujours clairement tracés13. De quoi nuancer quelque peu le potentiel de clarté et de cohérence de la future politique numérique européenne, même si, encore une fois, il pourrait également s’agir d’un moyen pour Ursula von der Leyen de se ménager un pouvoir de contrôle en dernier ressort.
Autre nouveauté importante, la nomination de l’Espagnole Teresa Ribera à la vice-présidence exécutive en charge de la « transition propre, juste et compétitive », où elle chapeautera notamment l’influente Direction générale de la concurrence (DG COMP) dirigée jusqu’ici par Margrethe Vestager. Cette nomination illustre le poids acquis par les pays, notamment du sud de l’Europe, partisans d’une intervention accrue de l’État dans l’économie au sein de la nouvelle commission d’Ursula von der Leyen14. Elle s’accompagne également d’une lettre de mission dans laquelle la nouvelle commissaire se voit confier la tâche d’actualiser la politique concurrentielle européenne pour favoriser la consolidation d’entreprises capables de rivaliser sur la scène interna- tionale. Une petite révolution (ici aussi directement inspirée du rapport Draghi) qui cible directement l’approche intransigeante qui avait été celle de Margrethe Vestager (entre autres), laquelle s’en est d’ailleurs ouvertement inquiétée dans la presse15.
Une nouvelle ère ?
Enfin, malgré la volonté affichée de rompre avec l’activisme réglementaire qui a caractérisé la précédente mandature, la nouvelle commission souhaite tout de même continuer d’agir. À tel point que le média Euractiv a dénombré pas moins de… trente nouvelles propositions réglementaires ou d’initiatives dans le seul domaine du numérique, formulées dans les différentes lettres de mission adressées aux candidats-commissaires16. Parmi celles-ci, on soulignera la proposition d’une « loi européenne sur le développement du cloud et de l’IA » (elle aussi tirée du rapport Draghi) ou encore d’un « règlement sur les réseaux numériques » proposé en son temps par Thierry Breton. Ursula von der Leyen souhaite également que l’UE se dote d’une stratégie pour une « union européenne des données », d’une stratégie de « start-up et scale-up » ou encore d’un « fonds européen pour la compétitivité ».
Plus que la « simplification », ce qui caractérisera la politique numérique de la prochaine Commission semble donc surtout relever d’un basculement important. En effet, après avoir longtemps prôné une approche basée essentiellement sur la promotion de la concurrence et sur l’adoption de normes qu’elle espérait voir se diffuser au reste du monde, la Commission donne cette fois des signes d’un virage en faveur d’une approche plus défensive et autocentrée, articulée autour de la notion de « souveraineté technologique » et de soutien aux industries européennes. L’ampleur de ce virage reste évidemment à démontrer, tant il persiste des zones d’ombre, notamment dans l’articulation exacte des différents portefeuilles des commissaires. Par ailleurs, si elle a acquis une nouvelle centralité, la notion de « souveraineté technologique européenne » est loin d’être neuve, et bon nombre des contradictions qui l’ont traversée jusqu’ici sont toujours bien présentes, à commencer par le caractère triplement supranational, atlantiste et néolibéral affiché par le processus d’intégration européenne actuel17.
Sources :
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Pour la liste détaillée des candidats-commissaires et leurs attributions, voire le site de la Commission https://commission.europa.eu/about-european- commission/towards-new-commission-2024- 2029/commissioners-designate-2024- 2029_en?pref Lang=fr
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Brzozowski Alexandra, Lund Nielsen Magnus, « « Diviser pour mieux régner » : comment Ursula von der Leyen domine la nouvelle Commission », Euractiv, 19 septembre 2024.
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Concrètement, chaque candidat-commissaire sera auditionné au sein des commissions parlementaires en charge de leurs compétences, avant un vote en plénière du Parlement européen sur l’ensemble du collège des commissaires.
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« Déclaration à la presse de la Présidente von der Leyen à propos du prochain Collège des Commissaires », Bruxelles, Commission européenne, 17 septembre 2024.
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Sur leur articulation problématique, lire, entre autres : Leterme Cédric, « A Tale of Twin Transitions: Why EU’s Green and Digital Agendas are at Odds », Bot Populi, 27 mai 2024.
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Martuscelli Carlo, « The EU was built on red Now it wants to slash it », Politico, 23 septembre 2024.
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« En conflit avec Ursula von der Leyen, Thierry Breton quitte la Commission européenne, Stéphane Séjourné proposé pour le remplacer », Libération/AFP, 16 septembre 2024.
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Gkritsi Eliza, Hartmann Théophane, « Tech sovereignty gets its own executive vice-president in the new Commission », Euractiv, 17 septembre
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Son successeur, Stéphane Séjourné, se retrouve ainsi uniquement en charge de la DG GROW, ce que d’aucuns ont perçu comme un signe de perte d’influence de la France au sein de cette nouvelle Voir : Vinocur Nicholas, Braun Elisa, Leali Giorgio, Caulcutt Clea, « France mourns its loss of influence in von der Leyen’s new Commission », Politico, 17 septembre 2024.
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« Can a new crew of European commissioners revive the continent? », The Economist, 19 septembre
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Draghi Mario, « The future of European competitiveness – A competitiveness strategy for Europe », Bruxelles, Commission européenne, 9 septembre 2024.
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Erixon Fredrik, Lamprecht Philipp, Van der Marel Erik, Sharma Vanika, Sisto Elena, « Leadership in European digital policy: Future role and direction for the D9+ Group », Bruxelles, ECIPE, novembre
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Hartmann Théophane, « Von der Leyen’s maze-like organogram for tech policy », Euractiv, 17 septembre
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Bounds Andy, Foy Henry, « Ursula von der Leyen gives top economic jobs to interventionist EU countries », Financial Times, 17 septembre 2024.
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Espinoza Javier, Foy Henry, « EU competition chief warns against weakening rules to create champions », Financial Times, 17 septembre 2024.
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Wulff Wold Jacob, « Stratégie numérique : 30 initiatives pour remettre l’UE dans la course », Euractiv, 18 septembre 2024.
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Sur ce point : Leterme Cédric, « Mirages de la « souveraineté numérique européenne » », Le Vent se lève, 28 mai 2024.