En explicitant sa stratégie de participations minoritaires, Vivendi confirme son ambition internationale dans les médias. Les accords passés avec beIN Sports et Mediaset témoignent des nouveaux enjeux du groupe dans la distribution de programmes de télévision. Dans les jeux vidéo, l’offensive sur Gameloft et Ubisoft se poursuit.
Lors de l’assemblée générale du 21 avril 2016, Vincent Bolloré, président du conseil de surveillance de Vivendi, a exposé la stratégie du groupe à ses actionnaires, les interrogations se multipliant quant à la logique des prises de participation dans les télécoms et les médias. Celles-ci peuvent en effet faire de Vivendi un conglomérat plus qu’un groupe intégré de médias. La baisse de 20 % de l’action sur un an témoigne de ces interrogations, qui avaient d’ailleurs déjà été à l’origine du quasi-démantèlement du groupe. En 2012, Vivendi avait ainsi fait le choix de se séparer de ses activités télécoms pour mettre fin à sa décote de holding, même s’il s’agissait aussi de rembourser une dette importante (voir La rem n°24, p.40).
Pour Vincent Bolloré, « avant Vivendi était un holding financier ; maintenant c’est un groupe industriel intégré ». A cet égard, les récentes prises de participation dans de nombreuses sociétés, de la production aux télécoms, directement par Vivendi ou alors par ses filiales, peuvent se lire comme la constitution d’un écosystème organisé autour des médias (voir La rem n°37, p.63), à l’inverse du Vivendi de Jean-René Fourtou et de Jean-Bernard Lévy où les filiales se développaient séparément les unes des autres. Le Vivendi de Vincent Bolloré sait également jouer des logiques financières, puisqu’il s’agit, avec des prises de participation minoritaires, de peser sur les décisions d’entreprises « amies » afin de mieux valoriser les contenus du groupe (Groupe Canal+ et Universal Music). Vincent Bolloré a d’ailleurs indiqué qu’il s’agissait de disposer « d’un droit de tirage prioritaire ».
La stratégie de Vivendi, analysée ici pour le pôle « image », doit donc être comprise comme une stratégie visant à placer le Groupe Canal+ au centre d’un ensemble nouveau de relations stratégiques. Ces dernières doivent lui permettre de se renforcer dans la production et la distribution de contenus, tout en conservant des activités d’édition de chaînes, essentielles pour la force de la marque Canal+. C’est la raison pour laquelle Vincent Bolloré, lors de l’assemblée générale du 21 avril, a évoqué jusqu’à l’arrêt de Canal+, brandi comme une menace, si sa stratégie de relance de la chaîne est entravée.
Derrière la marque Canal+ – qui s’incarne dans la chaîne premium – c’est une bonne partie du financement du cinéma français qui est en jeu, mais aussi celui du sport, et enfin celui de la télévision payante en ligne si celle-ci doit être pilotée par un acteur européen, et non uniquement par les nouveaux géants américains de la sVoD, au premier rang desquels Netflix.
Pour un géant des contenus et de leur édition comme Vivendi, Netflix et les nouveaux acteurs verticaux de la télévision sont en effet de redoutables concurrents. En France comme aux Etats-Unis, les géants mondialisés de la sVoD favorisent une inflation du coût des programmes audiovisuels parce qu’ils les amortissent à l’échelle internationale. Par ailleurs, les chaînes payantes spécialisées proposent, sur la verticale qu’elles ont ciblée, une offre bien plus complète que les premium généralistes comme beIN Sports qui dispose de l’offre de sports la plus riche en France, tout en favorisant une surenchère sur les droits sportifs.
Ces acteurs, en se spécialisant dans un type de programmes, proposent en outre des tarifs d’abonnement à leurs offres bien moins élevés que ceux des chaînes du câble aux Etats-Unis ou des bouquets de Canal+ en France, qui perdent mécaniquement des abonnés. Ainsi, la chaîne Canal+ serait devenue le principal foyer de pertes du groupe Canal+. En 2012, Canal+ et ses cinq déclinaisons (Canal Cinéma, Canal Family, Canal Séries, Canal Sport) perdaient 21 millions d’euros par an, contre 264 millions d’euros en 2015. Les pertes sont concentrées sur la France. Entre 2014 et 2015, le nombre d’abonnés a reculé de 300 000 en France. Seule l’internationalisation du groupe sauve les comptes dans leur globalité, le groupe Canal+ représentant 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel en 2015. Ainsi, sur 11,2 millions d’abonnés fin 2015, 5,5 millions d’abonnés viennent de l’étranger (Pologne, Afrique, Vietnam), quand la France représente encore 5,7 millions d’abonnés, l’étranger devant donc très vite devenir le premier pôle d’abonnés du groupe.
Pour remédier à la perte d’attrait de Canal+ en France, le groupe avait réagi en cherchant à mieux contrôler la chronologie des médias, donc les canaux de distribution, avec son positionnement sur la télévision en clair et surtout le lancement de CanalPlay Infinity en 2011, accompagné d’une politique de création de séries originales, capable de singulariser l’offre face aux concurrences américaines (voir La rem n°21, p.79). Mais cela n’a pas suffi et c’est désormais à un élargissement de la base d’abonnés que doit s’atteler Canal+, ce qui passera par une baisse du prix des abonnements (Canal+ coûte 40 euros par mois, contre 9 euros pour Netflix et 13 euros pour beIN), tout en renforçant ses contenus grâce à des productions plus onéreuses.
En ce qui concerne le premier point, l’élargissement de la base d’abonnés et la baisse du coût des forfaits, un partenariat stratégique a été conclu avec beIN Sports. Le 16 février 2016, Vivendi a ainsi soumis à l’Autorité de la concurrence les termes d’un accord de distribution exclusive de beIN Sports. Certes, les coûts de Canal+ augmentent fortement, mais Canal+ s’assure ainsi du contrôle de la quasi-totalité des droits sportifs en France, l’offre cumulée de Canal+ et de beIN Sports étant exhaustive, à l’exception de la Premier League britannique, récemment rachetée par Altice.
Ce quasi-monopole sur les chaînes proposant une offre payante de sport pourra permettre au Groupe Canal+ de décliner des offres plus thématisées, par exemple des offres 100 % sport, qui lui feront gagner de nouveaux abonnés grâce à des tarifs d’abonnement moins élevés, à charge pour le groupe d’amener ensuite ces nouveaux abonnés vers des offres plus diversifiées et plus onéreuses. L’opération doit toutefois être validée par l’Autorité de la concurrence, ce qui explique en grande partie les menaces de fermeture de la chaîne en cas d’entrave à la stratégie de relance de Canal+.
En ce qui concerne le second point, le renforcement des contenus grâce à des productions plus onéreuses, la logique retenue s’apparente, dans un ordre de grandeur différent, à celle déployée par Netflix, à savoir amortir les contenus produits sur le plus grand nombre possible de marchés. Cette logique a présidé au rapprochement de Vivendi et de Mediaset, annoncé le 8 avril 2016, afin de faire émerger un « Netflix européen » du Sud, regroupant la France, l’Italie et l’Espagne. Ce rapprochement passe par un échange d’actions, Vivendi entrant à hauteur de 3,5 % au capital de Mediaset et réciproquement. La valorisation des deux groupes n’étant pas équilibrée, Mediaset transfère à Vivendi sa participation de 89 % dans Mediaset Premium, les 11 % de la chaîne payante italienne étant rachetés par Vivendi auprès de Telefonica.
Bien que confrontée aux mêmes difficultés que Canal+ et pénalisée en outre par sa position de challenger sur le marché italien, avec 1,3 million de clients contre 4,7 millions de clients pour Sky Italia, Mediaset Premium constitue pour Vivendi la première véritable opération d’internationalisation du groupe dans la télévision. Or, il s’agit d’une condition primordiale pour permettre à Studio Canal, qui développe ses activités de production audiovisuelle, de les distribuer et de les amortir sur un marché le plus large possible.
Le dernier volet de la stratégie de Vivendi dans la télévision repose donc sur le développement en amont de la production et le contrôle de la distribution, pour ses chaînes, mais aussi sur l’internet et dans tous les formats. En ce qui concerne la production audiovisuelle, Studio Canal étant déjà un acteur central de la production cinématographique en Europe, Vivendi opte pour une stratégie de prises de participation tous azimuts. Après avoir pris 26,2 % de Zodiack-Banijay en novembre 2015 (voir La rem n°36, p.36), Vivendi s’est encore renforcé dans le secteur via Studio Canal qui est monté au capital de Bambu Producciones en Espagne, à hauteur de 33 %, et de Urban Myth Films et Sunny March TV au Royaume-Uni, à hauteur de 20 %.
En ce qui concerne cette fois-ci la distribution des contenus du groupe, la stratégie est à la fois plus ambitieuse et risquée. Vivendi considère en effet que les opérateurs télécoms seront demain les premiers prescripteurs des offres de vidéo, essentiellement distribuées par l’internet, ces dernières étant par ailleurs un moyen pour les opérateurs de fidéliser leurs abonnés. Cette alliance des contenants et des contenus doit donc se traduire sur le plan capitalistique, ce qui donne toute son importance à la montée de Vivendi au capital de Telecom Italia (voir La rem n°36, p.48).
Fin mars 2016, Vivendi a d’ailleurs annoncé être monté à 24,9 % du capital de Telecom Italia, le seuil de déclenchement des OPA étant fixé à 25 % en Italie. Vivendi a par ailleurs une participation de 0,95 % dans Telefonica. Ces participations dans l’opérateur historique italien et dans le premier opérateur européen permettent à Vivendi d’envisager la distribution de ses programmes partout dans le sud de l’Europe, le nord étant trusté principalement par Sky. C’est d’ailleurs ce qui explique l’alliance entre Vivendi et Mediaset, au-delà de la prise de contrôle de Mediaset Premium par Vivendi. Certes, il y a fort à parier que le groupe Telecom Italia soit amené à distribuer prioritairement Mediaset Premium, plutôt que Sky Italia, ce qui est le cas actuellement. Mais Mediaset est aussi le leader de la télévision en clair en Italie et l’un des principaux acteurs du marché espagnol, ce qui permettra à Mediaset et Vivendi de déployer leur Netflix du Sud plus facilement.
Ce projet consiste à proposer, dès septembre 2016, une plate-forme transnationale de sVoD visant l’Europe du Sud, à savoir une plate-forme en français, italien et espagnol, des marchés où Netflix n’est pas encore très performant. Pour faire aboutir ce projet, Vivendi fournira ses contenus, qu’il cherche à valoriser sur plusieurs marchés afin d’envisager plus sereinement la hausse des coûts de production. Vivendi apportera également son expertise technologique, celle du service de sVoD Watchever en Allemagne, et probablement aussi celle de Dailymotion. Enfin, la présence de Vivendi au capital de Telecom Italia et de Telefonica devrait faciliter la distribution de ce nouveau Netflix européen. Mediaset offrira, de son côté, sa maîtrise des marchés audiovisuels italien et espagnol.
Enfin, la stratégie de Vivendi excède le seul domaine des contenus audiovisuels et les prises de participation dans les télécoms pour en assurer la distribution. Vivendi a ainsi pris une participation de 15 % dans la FNAC, au moment où celle-ci était en pleine bataille boursière pour prendre le contrôle de Darty. La FNAC pourra distribuer des produits électroniques et des services de contenus favorisant les offres du groupe. Il s’agira par exemple des téléviseurs Samsung. Vivendi a en effet annoncé en mai 2016 un partenariat avec Samsung qui intégrera un décodeur Canal+ dans les téléviseurs connectés vendus en France, ce qui permettra de s’abonner aux offres de Canal+ sans équipement supplémentaire.
Lancé dans une bataille boursière avec Ubisoft et Gameloft, Vivendi entend également redevenir un géant du jeu vidéo, le groupe ayant contrôlé Activision-Blizzard avant de s’en séparer (voir La rem n°28, p.48). Depuis l’entrée au capital d’Ubisoft et de Gameloft en octobre 2015 (voir La rem n°37, p.63), la famille Guillemot, qui contrôle les deux éditeurs de jeux, fait tout pour empêcher ce qu’elle considère comme une prise de contrôle rampante par Vivendi. La pression de Vivendi est désormais forte puisque le groupe a, le 18 février 2016, lancé une OPA sur Gameloft, l’éditeur de jeux vidéo pour mobile.
L’offre a été relevée la semaine suivante de 20 %, puis une nouvelle fois de 11 % le 19 mai 2016, valorisant Gameloft à environ 700 millions d’euros, le double de la valeur en Bourse de l’éditeur de jeux vidéo pour mobiles avant l’entrée de Vivendi à son capital. Le 20 mai 2016, cette valorisation convainquait le fonds Amber Capital de céder ses titres à Vivendi qui, avec la participation déjà détenue, monte à 44 % du capital. Concernant Ubisoft, Vivendi monte progressivement sa participation dans le troisième acteur mondial du jeu vidéo, Vivendi détenant 17,73 % du capital début mai et 15,66 % des droits de vote, ce qui a conduit le groupe à demander à être représenté au conseil d’administration d’Ubisoft.
Pour Gameloft et Ubisoft, la riposte passe par l’affichage ou la promesse de performances économiques exceptionnelles, qui doivent attester de la capacité des studios à se développer seuls tout en récompensant leurs actionnaires minoritaires, tentés de céder à bon prix leurs actions à Vivendi.
Sources :
- « En pertes, Canal+ France compte sur beIN pour redevenir rentable en 2018 », Nicolas Madelaine, Les Echos, 19 février 2016.
- « Bolloré déclare le branle-bas de combat chez Canal+ », Enguérand Renault, Le Figaro, 19 février 2016. « Bolloré lance la nouvelle bataille d’Italie de Vivendi », Olivier Tosseri et Fabienne Schmitt, Les Echos, 22 mars 2016.
- « Bolloré et Berlusconi s’allient pour créer un « Netflix européen »», Sandrine Cassini et Philippe Ridet, Le Monde, 10 avril 2016.
- « Vivendi pose la première pierre d’un groupe de télévision « latin »», Nicolas Madelaine, Les Echos, 11 avril 2016.
- « Vivendi, un an d’acquisitions tous azimuts », Chloé Woitier, Le Figaro, 13 avril 2016.
- « FNAC obtient le soutien de Vivendi », A. Bo., Les Echos, 13 avril 2016.
- « Canal+ France pourrait s’arrêter, menace Vincent Bolloré », Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 avril 2016.
- « Vivendi sonne l’heure de la reconquête », Elsa Bembaron, Alexandre Debouté, Le Figaro, 22 avril 2016.
- « Vivendi veut s’inviter au conseil d’administration d’Ubisoft », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 2 mai 2016.
- « Samsung embarque Canal+ dans ses téléviseurs », Elsa Bembaron, Le Figaro, 11 mai 2016.
- « Ubisoft atteint ses objectifs et enfonce le clou dans le digital », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 13 mai 2016.
- « Une semaine avant la fin de l’OPA, Vivendi relève son offre sur Gameloft », Nicolas Richaud, Les Echos, 20 mai 2016.
- « Gameloft sur le point d’être croqué par Vivendi », Nicolas Richaud, Les Echos, 23 mai 2016.