Aux États-Unis, la presse locale et la presse en ligne à l’heure de la concentration

La captation des recettes publicitaires par Google et Facebook sur le marché américain conduit les pure players d’information, mais aussi la presse locale, à se regrouper pour mieux résister : Vice a racheté Refinery29 et Gannett est passé sous le contrôle de GateHouse Media.

Le 19 novembre 2018, dans une interview au New York Times, Jonah Peretti, directeur général de BuzzFeed, appelait à la consolidation du marché de la presse en ligne afin de résister à la concurrence de Google et de Facebook sur le marché publicitaire : « If BuzzFeed and five of the other biggest companies were combined into a bigger digital media company, you would probably be able to get paid more money » [Si BuzzFeed et cinq autres des plus grandes entreprises étaient regroupées au sein d’un média numérique plus important, on serait probablement en mesure d’être mieux rémunéré]. Ses vœux se sont, depuis, en partie réalisés, même si la super-fusion des grands éditeurs américains de médias en ligne, BuzzFeed, Vice, Vox Media, Group Nine et Refinery n’a pas eu lieu.

Parmi ces grands médias, deux ont toutefois choisi de se rapprocher, Vice s’étant emparé de Refinery29 le 2 octobre 2019 pour quelque 400 millions de dollars. Avec cette opération, Vice cherche à se relancer car le groupe a été, à l’instar de BuzzFeed, fortement déstabilisé par la chute de ses revenus publicitaires. Vice comme BuzzFeed ont fait des paris risqués au milieu des années 2010 en acceptant une forte dépendance à Facebook, d’abord en jouant la carte du format vidéo, parce que celui-ci a été privilégié par les réseaux sociaux, ensuite en comptant fortement sur ces derniers pour générer de l’audience : or, les recettes publicitaires associées à la vidéo ne sont pas aussi lucratives qu’espéré, et Facebook a revu l’organisation de son newsfeed (fil d’actualité) en 2018 en donnant la priorité aux messages des proches au détriment des informations générales (voir La rem n°46-47, p.74), ce qui s’est traduit par une chute brutale de l’audience de nombreux pure players (voir La rem n°48, p.43). Autant dire que le constat établi par Jonah Peretti est partagé par ses concurrents, même si la fusion entre Vice et Refinery a d’autres avantages que le seul effet de taille sur le marché américain. Ensemble, les deux groupes revendiquent une valeur de 3,6 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars en incluant les 100 millions de dollars de chiffre d’affaires apportés par Refinery. La réalité du chiffre d’affaires rappelle toutefois combien la valorisation de ces groupes, la plupart non rentables, est assurément théorique puisqu’elle repose d’abord sur les montants que les investisseurs, à un moment donné, ont accepté d’y injecter. L’enjeu pour Vice comme pour Refinery est donc d’augmenter leur audience pour peser plus efficacement face aux annonceurs grâce à une meilleure couverture de la population des internautes. Ensemble, les deux groupes représentent une audience de 350 millions de visiteurs uniques mensuels. Sur le marché américain, les audiences des deux groupes sont complémentaires, Vice touchant principalement une cible masculine quand Refinery, est un guide urbain à l’adresse des femmes. Enfin, Vice est déjà très présent à l’échelle internationale quand Refinery commence son développement en dehors des États-Unis. En intégrant le groupe Vice, Refinery pourra profiter de la présence de Vice dans 35 pays.

Deux autres opérations ont été annoncées par les concurrents de BuzzFeed. Le 24 septembre 2019, Vox Media a rachetéle bimensuel New York Magazine et ses sites Vulture, The Strategist, Intelligencer, Grub Street et The Cut pour diversifier son audience en direction des actifs urbains. Enfin, le 7 octobre 2019, Group Nine s’est emparé de PopSugar, un pure player féminin qui a la particularité d’être parvenu à diversifier son modèle économique, une stratégie désormais suivie par tous les groupes de médias numériques aux États-Unis. En effet, PopSugar profite de la fidélité de ses audiences pour leur vendre des abonnements à des box et à des produits de beauté.

Ce sont encore les liens forts entre le lectorat et une marque de presse, avec les possibilités de valorisation offertes sur des marchés annexes, qui ont conduit à la vente de Sports Illustrated par le groupe Meredith, achevant ainsi le programme de cessions inauguré à la suite du rachat de Time Inc. en 2017 (voir La rem n°46-47, p.36). Sports Illustrate a été cédé, en mai 2019, à l’agence de marketing Authentic Brands Group pour 110 millions de dollars. Si Meredith en conserve la gestion éditoriale sous licence, Authentic Brands Group va désormais prendre en charge la gestion de la marque du célèbre magazine américain de sport fondé en 1954, l’objectif étant notamment de « licencier » la marque pour des événements, des lignes de vêtements, voire des cliniques du sport.

Lorsque la marque d’un média ou son potentiel de diversification numérique sont limités, les perspectives des groupes de presse sont plus sinistres, car elles sont alignées sur la tendance à la baisse des recettes publicitaires et au vieillissement des audiences, lequel se constate chez les pure players comme dans la presse locale. Cette dernière est à l’évidence la grande perdante de la reconfiguration de l’écosystème des médias. Alors que les chaînes de télévision locale aux États-Unis résistent bien aux concurrents venus du numérique parce qu’elles ont accès aux droits sportifs des équipes locales et sont ainsi stratégiques pour les câblo-opérateurs, la presse locale, celle dont Tocqueville disait qu’elle a forgé la démocratie américaine, est en train de mourir à petit feu, la consolidation s’imposant en dernier recours.

Selon Pen America, un groupement pour la liberté d’expression, 1 800 titres de presse ont disparu depuis 2004, ce qui a concerné 65 comtés aux États-Unis, certains comtés n’ayant plus du tout de titres de presse locale quand d’autres n’ont plus qu’un seul titre, toute concurrence ayant disparu. Le niveau de diffusion des journaux aux États-Unis est ainsi revenu à ce qu’il était en 1940. Par ailleurs, le décompte des titres disparus ne peut pas être dissocié d’une autre conséquence du processus actuel de rationalisation des coûts dans la presse locale. Ce dernier se traduit par une chute des effectifs dans les rédactions : la presse américaine a perdu 47 % de ses effectifs de journalistes entre la crise de 2008 et 2018 selon le Pew Research Center. Autant dire que les titres, quand ils survivent, peuvent de moins en moins compter sur leur rédaction pour alimenter leurs colonnes. La presse locale américaine est donc à l’agonie, sa mort lente étant accompagnée par des fonds d’investissement qui tentent de trouver les moyens de préserver ses derniers actifs.

GateHouse Media, premier groupe de presse locale à avoir été menacé de faillite, est à l’origine de l’actuel mouvement de consolidation de la presse locale américaine. En 2013, GateHouse a été racheté par le fonds Fortress Investment Group, lui-même contrôlé par Softbank. Ce fonds est notamment spécialisé dans le redressement des groupes de presse qu’il soumet à un régime draconien afin de rééquilibrer recettes et coûts de production. Quand cet équilibre est impossible, les titres sont fermés. Quand les rédactions sont conservées, les effectifs sont réduits et la production de contenus peut être mutualisée entre titres. Ainsi certaines rédactions ont pu perdre jusqu’aux deux tiers de leurs effectifs. Le deuxième groupe de presse locale aux États-Unis a été sauvé et sa logique de rationalisation des coûts lui permet d’être désormais l’acteur principal de la consolidation du marché de la presse locale américaine. Le 5 août 2019, GateHouse Media a ainsi annoncé le rachat de Gannett, numéro 1 de la presse locale aux États-Unis, pour 1,38 milliard de dollars. Outre USA Today et ses 700 000 exemplaires par jour, Gannett contrôle 215 titres qui viendront rejoindre les 400 titres de GateHouse. À l’issue de la fusion, le nouvel ensemble conservera le seul nom de Gannett mais la majorité du capital, 50,5 %, sera détenue par GateHouse Media. La fusion doit, par la mutualisation des coûts qu’elle autorise, permettre de générer entre 275 et 300 millions de dollars d’économies par an, l’acheteur s’étant engagé à ne pas toucher aux rédactions. Ces dernières risquent toutefois d’être affectées par les économies annoncées, qui concernent presque 10 % du chiffre d’affaires du nouvel ensemble. En 2018, Gannett a réalisé un chiffre d’affaires de 2,9 milliards de dollars, en repli de 7,3 %, pour une diffusion de 4,32 millions d’exemplaires quand GateHouse atteignait un chiffre d’affaires de 1,5 milliard de dollars, en recul de 5,3 %, pour 4,29 millions d’exemplaires diffusés.

Le nouvel ensemble s’impose sur le marché de la presse locale comme un véritable mastodonte avec 263 titres de presse locale, soit un journal sur six aux États-Unis, et plusieurs milliers de titres hebdomadaires. Cette course à la taille ne devrait pas s’arrêter là. En effet, le nouveau numéro 2 de la presse locale (ex-numéro 3), le groupe Mc Clatchy et ses quelque 1,7 million d’exemplaires diffusés, est au bord de la faillite.

Sources :

  • « Founder’s Big Idea to Revive BuzzFeed’s Fortunes ? A Merger With Rivals », Edmund Lee, 19 novembre 2018, nytimes.com.
  • « Le magazine Sports Illustrated change de mains », Chloé Woitier, Le Figaro, 29 mai 2019.
  • « Deux géants de la presse américaine fusionnent pour 1,4 milliards de dollars », Ingrid Vergara, Le Figaro, 7 août 2019.
  • « Gannett et Gatehouse bouclent une fusion géante dans la presse américaine », Nicolas Rauline, Les Echos, 7 août 2019.
  • « Vice féminise et élargit son audience en rachetant Refinery29 », Alexandre Debouté, Le Figaro, 4 octobre 2019.
  • « Les médias en ligne fusionnent pour survivre », Chloé Woitier, Le Figaro, 11 octobre 2019.
  • « La chute sans fin de la presse locale américaine », Nicolas Rauline, Les Echos, 27 novembre 2019.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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