Menacée par une plainte de treize États démocrates, la fusion Sprint & T-Mobile a finalement été validée par le tribunal fédéral de New York. Mais les arguments ne manquent pas pour repenser l’antitrust même s’ils mobilisent des visions opposées de la nature des marchés.
Autorisée en mai 2019 par la Federal Communications Commission (FCC) et en juillet 2019 par le Department of Justice (DoJ) (voir La rem n°52, p.66), la fusion Sprint & T-Mobile faisait encore l’objet d’un dernier procès, intenté par treize États américains. L’initiative est rare, surtout quand la fusion est défendue au niveau de l’administration fédérale. Mais, en pleine campagne pour les primaires, les démocrates ont souhaité inscrire à l’agenda la question des oligopoles et des risques qu’ils peuvent faire courir à l’économie. Ainsi, les treize États américains qui ont contesté la fusion Sprint & T-Mobile étaient tous représentés par des procureurs généraux démocrates. D’autres initiatives du même type ont d’ailleurs été lancées contre les Gafa dont le démantèlement était à l’agenda de certains des candidats démocrates aux primaires. Cependant, le 11 février 2020, le tribunal fédéral de New York a jugé que l’opération « n’est vraisemblablement pas susceptible de réduire significativement la concurrence », une procédure en appel restant possible.
Le jugement du tribunal fédéral de New York est important à plus d’un titre. D’abord, il ne crée pas un précédent qui autoriserait les États à bloquer des décisions prises au niveau fédéral. Ensuite, il acte la complexité des décisions de l’antitrust et la difficulté d’une lecture évidente du droit de la concurrence aujourd’hui. Longtemps, la fusion Sprint & T-Mobile a été improbable. Les deux opérateurs y avaient renoncé une première fois en 2014 devant les risques juridiques et le rachat de T-Mobile par AT&T avait été tout simplement refusé en 2011. Aujourd’hui la fusion est autorisée au nom d’une lecture du droit de la concurrence qui a évolué. Certes, la fusion ne limite pas le nombre d’opérateurs : Sprint et T-Mobile fusionnent mais des actifs sont cédés à l’opérateur satellitaire Dish qui va faire son entrée sur le marché du mobile en récupérant 9 millions d’abonnés. Reste que le nouvel entrant sera cantonné à un marché de niche puisque les trois premiers acteurs de la téléphonie mobile aux États-Unis sont désormais installés dans un solide oligopole : Verizon compte 90 millions d’abonnés mobiles, AT&T 75 millions et le nouvel ensemble Sprint & T-Mobile en comptera 80 millions. Mais, et c’est là le paradoxe par rapport aux lectures classiques du droit de la concurrence, la baisse des prix pour les abonnés a été conditionnée à la possibilité de fusion : sans les économies d’échelle qu’elle va autoriser, les engagements pris par les opérateurs fusionnés n’auraient pas pu être tenus, notamment le lancement d’abonnements bon marché à 15 dollars par mois et la couverture du territoire américain en 5G en trois ans (six ans pour les zones les plus reculées). En effet, dans les télécommunications, les coûts fixes sont importants et la taille permet de baisser le prix des forfaits en autorisant leur amortissement plus rapide et des économies d’échelle.
Un autre argument peut être invoqué, même s’il ne relève pas du droit de la concurrence, à savoir la nécessité de donner des marges de manœuvre aux opérateurs américains pour déployer la 5G, alors que la Chine cherche à s’imposer sur ce segment partout ailleurs dans le monde (voir La rem n°49, p.101). La fusion Sprint & T-Mobile serait-elle donc la dernière des fusions ou alors la première d’une longue série ?
L’enjeu sera la nouvelle lecture qu’il faudra faire du droit de la concurrence. Les oligopoles sont-ils désormais le meilleur moyen de favoriser des tendances déflationnistes, donc favorisent-ils les consommateurs en contribuant à la baisse des prix ? Le même discours a été tenu à l’égard des Gafa sur les marchés publicitaires. Cette baisse des prix liée à une limitation de la concurrence n’a-t-elle pas un coût caché ? C’est tout l’argumentaire, notamment, de Bernie Sanders lors de sa campagne pour les primaires démocrates. Dénonçant l’École de Chicago et sa vision libérale de l’économie, Bernie Sanders a plaidé pour un retour du droit de la concurrence aux États-Unis, inspiré des politiques dites antitrust permises par le Sherman Act de 1890. Classiquement, la concurrence doit en effet provoquer une baisse des prix et éviter la constitution de monopoles susceptibles d’imposer des tarifs élevés. Elle doit également favoriser l’innovation, un moyen de se démarquer de ses concurrents autrement que par la différence tarifaire, donc le seul moyen de véritablement maintenir ses marges pour une entreprise. Mais la concurrence a aussi des vertus sociales. Elle permet aux plus petits, aux plus innovants, d’espérer s’imposer sur le marché. Elle multiplie le nombre d’entreprises, donc les possibilités de recrutement, interdisant aussi un monopole sur les embauches qui permet de tirer vers le bas le montant des salaires versés.
Cette lecture du droit de la concurrence doit toutefois être nuancée. En effet, si l’innovation est le seul véritable moyen de maintenir ses marges, il est au préalable admis la nécessité pour chaque entreprise de réduire au maximum ses coûts de production. La concurrence sur les prix a conduit à la délocalisation massive des centres de production dans les pays à bas coût de main-d’œuvre, à l’instar de la Chine qui devient désormais un compétiteur dont les visées stratégiques excèdent de loin le seul enjeu économique. De ce point de vue, la concurrence doit être repensée dans le cadre de la mondialisation du marché du travail avec toutes les possibilités de dumping social qu’elle autorise. Sinon, sa lecture classique, pensée dans un cadre national ou entre marchés aux standards identiques, doit s’accompagner de procédures d’exclusion des concurrences extranationales considérées comme relevant d’une forme de dumping (social, fiscal, écologique, etc.). Mais la hausse des prix devient alors inévitable dans les pays où les normes sociales, sanitaires etc. sont élevées. Enfin, la question des monopoles doit aussi se penser dans un cadre géopolitique où fragiliser les champions nationaux conduit à favoriser les groupes étrangers non contraints, dans leur pays d’origine, par une politique antitrust sévère.
Enfin, la question du travail doit être également revue dans le cadre des monopoles et de leurs effets possibles. En effet, le droit de la concurrence a été imaginé dans le contexte d’une économie industrielle fordiste où le besoin en main-d’œuvre est corrélé à l’augmentation de la production et du chiffre d’affaires. Qu’il s’agisse d’un opérateur télécoms, des serveurs ou des bases de données des Gafam, les coûts fixes sont dominants et la hausse du nombre de clients ou d’utilisateurs est le moyen de générer des marges importantes à qualité de service comparable, voire même de proposer un meilleur service en cas d’effet réseau. En revanche, cette hausse du nombre de clients ou d’utilisateurs n’entraîne pas une hausse mécanique du nombre de réseaux ou de serveurs : elle favorise d’abord une utilisation plus optimale du parc existant. Dès lors, elle n’engendre pas mécaniquement une hausse des recrutements. Elle peut toutefois provoquer une hausse de la masse salariale, mais au profit de quelques-uns, ceux à même, justement, de garantir la performance technique du dispositif (les ingénieurs) et sa performance commerciale (les spécialistes du marketing).
Sources :
- « La fusion entre Sprint et T-Mobile devant les tribunaux », Nicolas Rauline, Les Echos, 10 décembre 2019.
- « Feu vert pour la création d’un géant américain du mobile », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 12 février 2020.
- « La fusion Sprint – T-Mobile sur de bons rails », Véronique Le Billon, Les Echos, 12 février 2020.
- « Bernie Sanders : le retour aux origines de l’antitrust américain », point de vue d’Emmanuel Combe, vice-président de l’Autorité de la concurrence, Les Echos, 7 mars 2020.