Divulgation, à des fins journalistiques, d’une information financière privilégiée

CJUE, 15 mars 2022, Aff. C-302/20.

Constitue une information privilégiée à carac­tère précis « une information sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’instruments financiers » mentionnant « le prix auquel seraient achetés les titres de cet émetteur dans le cadre d’une éventuelle offre publique d’achat ainsi que l’identité du journaliste », auteur de l’article, « et de l’organe de presse en assurant la publication ». La divulgation d’une telle infor­mation par un journaliste doit cependant être considérée comme licite lorsqu’elle apparaît « nécessaire à l’exercice de sa profession et comme respectant le principe de proportionnalité ».

Telle est la conclusion à laquelle aboutit la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 15 mars 2022, statuant sur une question préjudicielle soulevée par la cour d’appel de Paris, elle-même saisie d’un recours contre une sanction prononcée par l’Autorité des marchés financiers (AMF) à l’encontre d’un journaliste.

Éléments du cadre juridique

La Cour de justice s’est référée, en cette affaire, à divers éléments tant du droit de l’Union européenne que du droit français. Les textes européens de référence étaient la directive 2003/6/CE, du 28 janvier 2003, sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché, précisée et complétée par la directive 2003/124/CE, du 22 décembre 2003, abrogées et remplacées par le règlement UE n° 596/2014, du 16 avril 2014, sur les abus de marché.

Dans la première directive, mention est d’abord faite de l’exigence d’« intégrité du marché » des valeurs mobilières et de la « confiance du public en ces marchés », et du fait que « la notion d’abus de marché recouvre les opérations d’initiés et les manipulations de marché ».

Y est considérée comme constituant une « information privilégiée : une information à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirec­tement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ».

Il y est posé que « les États membres interdisent à toute personne […] qui détient une information privilégiée d’utiliser cette information en acquérant ou en cédant, ou en tentant d’acquérir ou de céder […] les instruments finan­ciers auxquels se rapporte cette information » et « de communiquer une information privilégiée à une autre personne, si ce n’est dans le cadre normal de l’exercice de son travail, de sa profession ou de ses fonctions ».

Énonçant les mêmes principes et visant les mêmes buts, le règlement européen considère qu’« une divulgation illicite d’informations privilégiées se produit lorsqu’une personne est en possession d’une information privilégiée et divulgue cette information à une autre personne, sauf lorsque cette divulgation a lieu dans le cadre normal de l’exercice d’un travail ». Il pose qu’« une personne ne doit pas divulguer illicitement des informations privilégiées » et, s’agissant de la « divulgation ou diffusion d’informations dans les médias », que « les personnes concernées » ne doivent pas tirer, « directement ou indirectement, un avantage ou des bénéfices de la divulgation ou de la diffusion des informations en question ».

Les mêmes règles sont édictées, en droit français, par le règlement général de l’Autorité des marchés financiers. Il y est posé qu’une « information privilégiée est une information précise qui n’a pas été rendue publique et qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’avoir une influence sensible sur le cours des instruments financiers concernés », et qu’« une information est réputée précise si elle fait mention d’un ensemble de circonstances ou d’un événement » susceptibles d’avoir un effet « sur le cours des instruments financiers concernés ». Il y est ajouté que « toute personne » ayant professionnellement accès à une « information privilégiée » doit s’abstenir de l’utiliser et de la communiquer « à une autre personne en dehors du cadre normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions ou à des fins autres que celles à raison desquelles elle lui a été communiquée ».

Appréciation du cas d’espèce

En cette affaire, il a été constaté que, peu avant la publication d’articles de presse évoquant la possibilité d’offres publiques d’achat de titres de deux sociétés, des offres d’achat ont été passées sur les titres de ces sociétés.

Considérant que les informations en cause, « portant sur la publication prochaine d’articles de presse rapportant des rumeurs sur des opérations concernant des titres cotés en bourse, remplissaient les conditions pour être qualifiées d’« informations privilégiées » », et constatant que le journaliste, auteur des articles, « avait communiqué ces informations », la Commission des sanctions de l’AMF lui a infligé une sanction pécuniaire.

Saisie d’un recours contre cette condamnation, la cour d’appel s’est demandé « si une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse relayant une rumeur de marché concernant un émetteur d’ins­truments financiers constitue une « information privilégiée » » et si celle-ci « présente un « caractère précis » ». Elle s’est également demandé si « la divulgation d’une telle information, par un journaliste, à l’une de ses sources d’information habituelles, peut être considérée comme ayant été réalisée « à des fins journalistiques » », alors que « la divulgation d’une information privilégiée est illicite sauf si elle a lieu dans le cadre normal de l’exercice d’un travail, d’une profession ou de fonctions ».

Ce sont ces mêmes interrogations que la cour d’appel a transmises à la Cour de justice. Pour ladite Cour, « il y a lieu de considérer que le caractère précis […] d’une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse est étroitement lié à celui de l’information faisant l’objet de cet article » et qu’« une information est réputée « à caractère précis » si, notamment, elle fait mention d’un événement dont on peut raisonnablement penser qu’il se produira et si elle est suffisamment précise pour tirer une conclusion quant à l’effet possible de cet événement sur les cours des instruments financiers concernés ».

La Cour estime que « le fait, pour un investisseur, d’avoir connaissance de la publication prochaine d’une rumeur peut, dans certaines circonstances, suffire à lui conférer un avantage par rapport aux autres investisseurs ».

Tout en considérant qu’une rumeur est « caractérisée par un degré d’incertitude », la Cour pose cependant que « la fiabilité est un facteur qui doit être déterminé au cas par cas ». À cet égard, elle retient ici l’identité du journaliste, auteur des articles, et de l’organe de presse qui en a assuré la publication.

Est ensuite établi le fait que « lorsque des informations sont divulguées à des fins journalistiques ou aux fins d’autres formes d’expression dans les médias, cette divulgation est appréciée en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse ». Il est considéré que « non seulement les publications mais aussi les actes préparatoires à une publication, tels que la collecte d’informations ainsi que les activités de recherche et d’enquête d’un journaliste sont inhérents à la liberté de la presse ». En conséquence, « doit être interprétée en ce sens qu’est réalisée « à des fins journalistiques » […] la divulgation par un journaliste, à l’une de ses sources d’information habituelles, d’une information portant sur la publication prochaine d’un article de presse […] relayant une rumeur de marché, lorsque cette divulgation est nécessaire pour permettre de mener à bien une activité journalistique, laquelle inclut les travaux d’investigation préparatoires des publications ». De cela, il est conclu qu’une « divulgation d’une information privilégiée par un journaliste est licite lorsqu’elle doit être considérée comme étant nécessaire à l’exercice de sa profession ».

Le souci d’assurer l’« intégrité du marché » des valeurs mobilières et la « confiance du public en ces marchés », à l’encontre des « opérations d’initiés » et des « manipulations de marché », doit se concilier avec la liberté d’information journalistique, incluant la possibilité, pour un journaliste, de vérifier, avant publication, certaines informations ou rumeurs auprès de ses sources habituelles, dès lors que ne s’en sont pas ensuivies, du fait de celles-ci, des opérations d’acquisition ou de cession portant sur les instruments financiers auxquels se rapportent ces informations.

Professeur à l’Université Paris 2

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