Après les équipementiers chinois, présentés comme une menace pour la sécurité nationale, Washington verrouille le marché des microprocesseurs à coups de subventions et d’interdictions, cette fois-ci pour empêcher la Chine de rattraper son retard. Un grand découplage technologique s’annonce.
C’est Donald Trump qui, le premier, a précisément indiqué la menace pour la puissance américaine que représenterait la Chine si d’aventure elle parvenait à contrôler et à imposer des technologies stratégiques hors de ses frontières (voir La rem n°52, p.96). L’ancien président américain n’a pas été contesté sur ce point par son successeur et l’endiguement de la Chine est à l’ordre du jour de l’administration américaine avec, à l’évidence, un changement d’échelle sans précédent.
Donald Trump avait tout particulièrement ciblé les équipementiers chinois parce que l’avènement annoncé de la 5G, son architecture et son potentiel économique, rendaient autrement plus importants les risques d’espionnage industriel et de blocage d’activités stratégiques. Dès 2019, Huawei était placé sur la Entity List américaine, cette liste d’acteurs économiques étrangers avec qui les groupes américains n’ont pas le droit de commercer. Ce faisant, les États-Unis internationalisaient leur croisade contre l’équipementier chinois, validant la séparation du monde en deux blocs technologiques (voir La rem n°57-58, p.96). Les pays partenaires des États-Unis étaient par ailleurs invités à bloquer Huawei à leur tour. Le Canada a été, en mai 2023, l’un des derniers partenaires à interdire définitivement Huawei sur son réseau 5G. Depuis, les États-Unis ont encore durci leur position. Le 25 novembre 2022, la FCC (Federal Communications Commission) a publié un décret qui interdit tout simplement les équipements chinois aux États-Unis, avec un financement spécial pour démonter ceux déjà installés et les détruire : Huawei, ZTE, China Mobile et China Telecom sont concernés. Cette interdiction totale est exceptionnelle car elle est justifiée, pour la première fois dans l’histoire de la FCC, pour des raisons de sécurité nationale. S’ajoutent à cette liste des équipements interdits ceux fournis par les entreprises chinoises Dahua, Hikvision ou encore Hytera, spécialisées dans la vidéosurveillance ou la transmission radio pour l’internet des objets.
Si la confrontation technologique est née autour des équipementiers, elle s’est, depuis, étendue aux semi-conducteurs pour plusieurs raisons. Sur ce secteur, la Chine accuse un retard par rapport aux États-Unis et à leurs alliés, dont les Pays-Bas – qui, avec ASML, possèdent l’unique acteur disposant des technologies de lithographie pour les puces les plus fines – et le Japon qui, avec Nikon et Tokyo Electron, contrôle lui aussi des fleurons technologiques de la gravure de puces. L’accès aux microprocesseurs est donc le point faible de la Chine et l’entraver permet de menacer toute son économie et de retarder le moment où celle-ci rattrapera les États-Unis grâce à sa montée en gamme. Une autre raison qui a conduit à intégrer les microprocesseurs dans la logique du découplage entre l’économie américaine et l’économie chinoise est liée à la crise sanitaire : celle-ci a souligné combien les États-Unis et l’Europe s’étaient rendus vulnérables vis-à-vis des chaînes de production internationales, entraînant donc l’obligation de dépendre moins des fabricants asiatiques. S’ajoutent enfin les problèmes spécifiques liés à Taïwan, qui produit à elle seule 90 % des puces les plus fines – celles stratégiques dans l’électronique de pointe – et une grande partie des puces GPU – celles qui équipent les cartes graphiques et sont utilisées pour l’entraînement des intelligences artificielles. Or, le président Xi Jinping multiplie les provocations à l’égard de Taïwan qu’il souhaite réintégrer dans l’orbite chinoise, ce qui priverait les États-Unis de leur principal fournisseur de puces haut de gamme. Joe Biden et son administration ont donc tout fait pour réduire ces risques géopolitiques et industriels majeurs.
La diplomatie américaine des microprocesseurs explore deux pistes. La première vise à renforcer l’autonomie des États-Unis en relocalisant des usines de puces sur le territoire national. La seconde vise à bloquer les investissements en Chine et les transferts de technologie. En ce qui concerne les relocalisations, le Chips and Science Act, signé le 9 août 2022, prévoit 52,7 milliards de dollars de subventions pour faciliter la construction d’usines de puces sur le territoire national, l’objectif étant d’augmenter la part de marché des États-Unis qui était de 44 % en 1990 avant de tomber à 12 % en 2022. Les stratégies de délocalisation en Asie de la production, la montée en puissance du modèle des entreprises « fabless » comme Qualcomm ou AMD, qui produisent les design de puces les plus performants mais ne les fabriquent pas, expliquent la chute des parts de marché des États-Unis. Ces subventions, le risque géopolitique taïwanais et le risque de se voir couper l’accès au marché américain en cas de dépendance à la Chine ont produit leurs effets puisque les projets, annoncés souvent avant le Chips Act mais conditionnés par l’accès à des aides, sont en train de se concrétiser.
Le groupe américain Micron compte investir 15 milliards de dollars dans une usine dans l’Idaho et 20 milliards dans l’État de New York. Intel relance de son côté la construction d’usines avec 20 milliards prévus en Ohio et 20 milliards en Arizona. Mais les États-Unis sont surtout parvenus à attirer les grands fondeurs asiatiques puisque le spécialiste taïwanais de la nanogravure, le groupe TSMC, a annoncé un investissement de 40 milliards de dollars en Arizona. Il accepte de fabriquer aux États-Unis des puces de 4 nanomètres, puis de 3 nanomètres dès 2026, donnant ainsi aux États-Unis un accès aux puces les plus performantes. De son côté, le sud-coréen Samsung, premier producteur mondial de puces, le premier à avoir déclaré en juin 2022 être parvenu à graver des puces de 3 nanomètres, va investir 17 milliards de dollars au Texas. Mais les subventions accordées en lien avec le Chips Act ont une contrepartie : les entreprises qui en bénéficient s’engagent à ne pas investir en Chine pendant au moins dix ans dans la production de puces inférieures à 28 nanomètres d’épaisseur. Autant dire des puces qui ont au moins dix ans de retard sur les avancées technologiques.
C’est là que réside le deuxième axe de la diplomatie américaine des microprocesseurs, à savoir entraver au maximum la Chine pour qu’elle ne puisse pas rattraper son retard technologique. Outre les conditions restrictives imposées par le Chips Act, le département du Commerce américain a demandé à Nvidia et à AMD, en août 2022, de ne plus exporter vers la Chine leurs puces graphiques avancées qui servent à l’intelligence artificielle. Puis, le 7 octobre 2022, le département du Commerce a annoncé mettre en œuvre deux nouveaux règlements liés au contrôle des exportations « pour protéger la sécurité nationale américaine et les intérêts de politique étrangère ». Désormais, toute entreprise qui souhaite vendre des puces avancées en Chine doit obtenir une autorisation préalable, que l’entreprise soit américaine ou qu’elle utilise des équipements ou des brevets américains, ce qui donne à ce règlement une portée extraterritoriale. Ainsi, les restrictions qui concernaient d’abord les équipementiers Huawei et ZTE sont étendues à l’ensemble des acteurs de l’électronique chinois, qui vont être coupés progressivement du marché mondial des semi-conducteurs. Certes, des fabricants chinois existent, comme SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation), mais ils ne suffiront pas à couvrir l’ensemble des besoins de l’économie chinoise en puces de gamme intermédiaire, et encore moins en puces d’une grande finesse.
Le dernier acte du découplage américano-chinois passe par l’internationalisation des restrictions décidées le 7 octobre 2022, y compris sur des technologies essentielles où les Américains sont peu présents. Dès mai 2022, lors de sa tournée en Asie, Joe Biden a plaidé pour la mise sur pied du Chip 4 Alliance entre États-Unis, Japon, Corée du Sud et Taïwan, afin de bloquer les velléités chinoises. Suite à des rencontres avec les dirigeants japonais et néerlandais, un accord aurait été trouvé, selon Bloomberg, pour bloquer les exportations vers la Chine des machines à lithographie les plus avancées, celles d’ASML aux Pays-Bas, celles de Nikon et de Tokyo Electron au Japon.
Sources :
- « Le Canada bannit Huawei de son réseau 5G », Sébastien Dumoulin, Les Échos, 23 mai 2022.
- « Samsung emporte la bataille clé des puces gravées en 3 nanomètres », Yann Rousseau, Les Échos, 1er juillet 2022.
- « Le Congrès américain apporte son soutien aux secteurs des semi-conducteurs et de l’énergie », Théo Marie-Courtois, Les Échos, 1er août 2022.
- « Semi-conducteurs : les visées chinoises sur Taïwan font trembler le monde », Elsa Bembaron, Le Figaro, 12 août 2022.
- « Les États-Unis freinent l’export vers la Chine des puces d’IA », Florian Dèbes, Les Échos, 2 septembre 2022.
- « Washington restreint l’accès chinois aux semi-conducteurs », Ingrid Vergara, Le Figaro, 11 octobre 2022.
- « Washington prive la Chine de ses puces les plus avancées », Solveig Godeluk, Les Échos, 11 octobre 2022.
- « Les États-Unis interdisent officiellement les équipements télécoms chinois », Claude Fouquet, Adrien Lelièvre, Les Échos, 28 novembre 2022.
- « Les États-Unis ferment leur marché aux équipements télécoms chinois », Elsa Bembaron, Le Figaro, 29 novembre 2022.
- « TSMC triple son investissement dans les semi-conducteurs en Arizona », Solveig Godeluk, Les Échos, 7 décembre 2022.
- « Puces : Washington rallie le Japon et les Pays-Bas contre Pékin », Véronique Le Billon, Les Échos, 30 janvier 2023.
- « Dans la guerre mondiale de puces, l’Europe doit cultiver ses points forts », interview de Chris Miller, professeur à la Tufts University, par Solveig Godeluk, Yann Rousseau, Les Échos, 31 janvier 2023.