Concernant l’avenir de l’information générale et politique, quelle est, selon vous, la bonne question à se poser ? La rem a souhaité participer à sa façon aux États généraux de l’information, qui se déroulent jusqu’au printemps 2024, en posant cette question à ses auteurs, enseignants-chercheurs et professionnels. Françoise Laugée
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Les menaces pesant sur l’avenir du journalisme sont particulièrement nombreuses aujourd’hui. Elles proviennent de l’impact des transformations technologiques sur les pratiques culturelles et sur les modèles économiques de la presse (1), d’une concentration toujours plus forte des médias (2) et de l’incapacité grandissante du pouvoir politique à réguler ce secteur (3).
- La révolution numérique continue en effet à peser de manière considérable sur les modèles techniques, éditoriaux et culturels du journalisme. Les pratiques de lecture ont été modifiées en profondeur et les médias d’information paient encore au prix fort les erreurs qui ont été commises au moment de l’émergence d’internet. En laissant croire que l’accès à l’information en ligne pouvait ne pas être payant, et que les commentaires des lecteurs ont la même valeur que le travail d’une rédaction, la presse écrite a entretenu deux mythes lourds de conséquences : la gratuité et l’horizontalité. Même si le modèle payant s’est depuis très largement imposé, le journalisme en ligne peine encore à se remettre de ce double péché originel.
Des pans entiers du secteur de la presse écrite ont par ailleurs été incapables d’anticiper ce basculement vers le numérique. À l’inverse de la presse quotidienne nationale, qui semble avoir réussi sa mue, la presse hebdomadaire est, par exemple, toujours plongée en pleine crise : le format papier subit une baisse massive et continue de ses ventes, sans que l’effondrement du « print » soit compensé par une hausse suffisante des abonnements numériques. Dans le même temps, et malgré des progrès en ce sens dans la législation européenne, les Gafam continuent à absorber une grande partie des revenus qui devraient revenir aux éditeurs de presse. D’une manière générale, la tendance est donc toujours très inquiétante : selon les chiffres communiqués par l’Alliance pour les chiffres dans la presse et les médias (ACPM) le 15 février 2024, la diffusion totale de la presse écrite a reculé de 4,6 % en France en 20231.
- Le journalisme français est, par ailleurs, bousculé dans des proportions considérables par l’accélération de la concentration des médias et par l’émergence de nouveaux acteurs. Ainsi, un groupe tel que Reworld Media ne cesse de s’étendre au mépris de toute forme d’éthique journalistique : il rachète massivement des titres de presse connus du public (Sciences et vie, Grazia, Closer) pour mieux vider les rédactions de leur substance et privilégier des contenus publicitaires déguisés. Mais le phénomène le plus marquant ces dernières années est, bien entendu, la montée en puissance du groupe Bolloré, désormais présent à la fois dans la télévision, la radio, la presse écrite, l’édition, la communication, la publicité, les jeux vidéo, le cinéma ou la musique. Par sa diversité et par son ampleur, comme par la rapidité de son émergence, cet empire n’a pas eu de véritable précédent au cours de notre histoire. Le caractère inédit de la période que nous vivons tient aussi, et peut-être surtout, à la manière dont Vincent Bolloré utilise cet écosystème médiatique pour mener une guerre à la fois politique, culturelle et, à certains égards, religieuse.
Lorsque ces lois existent, le pouvoir politique semble, en outre, enclin non à les défendre pour sauvegarder la diversité éditoriale, mais plutôt à les assouplir pour favoriser les intérêts des grands propriétaires de médias.
Ce combat civilisationnel l’a conduit à utiliser tous les manques de la législation française pour soumettre à sa volonté les rédactions des médias qu’il a rachetés. Son mode opératoire est toujours le même et se termine toujours par une défaite des journalistes, contraints de partir ou de se convertir à la croisade menée par leur nouveau propriétaire : à ITélé, à Europe 1 ou plus récemment au Journal du dimanche, les rédactions ont été broyées en quelques semaines, et l’actionnaire a placé partout des hommes et des femmes susceptibles de relayer ses idées.
- Au cours de la période récente, les seules limites à cette expansion continue sont venues de l’Europe, qui a imposé à Vivendi la vente d’Editis et de Gala pour empêcher la constitution de situations de monopole sur l’édition et sur la presse « people » (voir La rem n°65-66, p.46). Les dispositifs de régulation français apparaissent, en revanche, datés, voire obsolètes. Ils ne permettent en l’état ni de lutter contre la concentration des médias, ni d’empêcher un actionnaire de nommer un rédacteur en chef contre l’avis de toute une rédaction. Lorsque ces lois existent, le pouvoir politique semble, en outre, enclin non à les défendre pour sauvegarder la diversité éditoriale, mais plutôt à les assouplir pour favoriser les intérêts des grands propriétaires de médias.
La décision du Conseil d’État à propos du rôle de l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), le 13 février 2024, a provoqué des réactions très révélatrices à cet égard. Cette décision se fonde pourtant sur une lecture cohérente et précise de la loi de 1986 sur la communication audiovisuelle : le Conseil d’État s’est contenté de rappeler que, comme le prévoit cette loi, les chaînes de télévision sont soumises à une obligation de pluralisme interne. En raison de leur rareté, les fréquences dans l’audiovisuel sont, en effet, concédées gratuitement pour une période donnée, en échange du respect d’obligations nécessairement assez strictes. La décision du Conseil d’État est d’autant plus respectable en l’occurrence qu’elle ne s’appliquera pas seulement à CNews mais à l’ensemble des médias audiovisuels. Pourtant, et en dépit des manquements répétés de la chaîne d’information de Vincent Bolloré à la déontologie de l’information, les pouvoirs publics semblent avoir renoncé à défendre les équilibres de la loi de 1986. Le groupe LR (Les Républicains) au Sénat vient même de déposer une proposition de loi qui revient à donner une liberté totale aux propriétaires de médias audiovisuels dans le choix de leurs invités et dans la définition de leur ligne éditoriale2. Le ministre de l’intérieur lui-même s’est en partie aligné sur cette position : dans une longue interview à Paris-Match, publiée le 22 février, Gérald Darmanin a validé la ligne Bolloré et dénigré la décision du Conseil d’État, attribuée à des « tuteurs de morale ».
De manière plus générale, le double quinquennat « jupitérien » d’Emmanuel Macron a été marqué par de nombreuses attaques contre la presse. Si certaines d’entre elles ont échoué, on le doit moins à un recul volontaire de la majorité qu’aux limites imposées par l’existence de contrepouvoirs internes ou externes. La loi « Sécurité globale », votée en mai 2021, devait ainsi, à l’origine, limiter la possibilité pour les journalistes de diffuser des images des forces de l’ordre, avant d’être retoquée par le Conseil constitutionnel. Plus récemment, dans le cadre du European Media Freedom Act, la France s’est battue au niveau européen pour légitimer l’espionnage des journalistes au nom de la sécurité nationale3. Elle a finalement dû renoncer après avoir été mise en minorité sur cette question. Ajoutées aux nombreuses convocations de journalistes à la DGSI (Direction générale de la Sécurité intérieure) depuis 2017, à l’image des trente-neuf heures de garde à vue subies par Ariane Lavrilleux en septembre 20234, ces pressions donnent le sentiment qu’en France la liberté de la presse subit des attaques toujours plus nombreuses.
Bien sûr, notre pays n’est pas devenu pour autant une démocratie illibérale, et encore moins un régime autoritaire. Mais ce renoncement à défendre le travail des journalistes rappelle que la presse a pu conquérir l’essentiel de ses droits sous un régime parlementaire, de la Belle Époque à l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, l’évolution de la Ve République la fragilise chaque jour davantage.
Sources :
- « Diffusion et fréquentation de la presse – DSH 2023 », ACPM (Alliance pour les chiffres de la presse et des médias), 15 février 2024.
- « Liberté éditoriale des services de communication audiovisuelle privés », proposition de loi, Sénat, texte n° 351, 15 février 2024.
- Tesquet Olivier, « Espionnage des journalistes : La France insiste », telerama.fr, 14 décembre 2023.
- « La journaliste Ariane Lavrilleux présentée à un juge des libertés et de la détention après sa garde à vue », lemonde.fr, 25 septembre 2023.