Livre numérique (1/2) : le lancement de l’iPad, une chance pour les éditeurs ?

Le succès de l’iPad dans sa version Wi-Fi concerne pour l’instant principalement les éditeurs qui sont en train de mettre en place un écosystème rémunérateur avec les fabricants de lecteurs, tout en modifiant le rapport de force qu’avait instauré Amazon avec son Kindle.

Dévoilé à San Francisco le 27 janvier 2010, l’iPad, la tablette numérique d’Apple, sorte de terminal multimédia tout en un, adapté au traitement bureautique, à la lecture des journaux et des livres numériques, au visionnage de vidéos et aux jeux, est présenté comme une chance pour les éditeurs. L’iPad leur donne en effet l’occasion de toucher un public nouveau et technophile : commercialisé depuis le 3 avril 2010 aux Etats-Unis en version Wi-Fi, puis en version 3G depuis le 30 avril, l’iPad s’est écoulé en un mois à 1 million d’exemplaires, des ventes deux fois plus importantes que celles de l’iPhone à son lancement. Le succès est tel qu’Apple a dû reporter à fin mai le lancement mondial de l’iPad, les fabricants ne pouvant suivre le rythme imposé par la demande.

Outre l’engouement pour la marque Apple, le succès de l’iPad s’explique également par les applications proposées avec la tablette, qui reprend celles présentes sur l’iPhone et qui offrait en plus un millier d’applications dédiées à l’iPad le jour de son lancement. Parmi celles-ci, l’application iBook Store est celle qui doit permettre aux éditeurs de développer le marché du livre numérique sur
l’iPad. Après un mois de commercialisation de l’iPad, le succès de l’iBook Store semble se confirmer avec 1,5 million d’e-books vendus par Apple.

Bien qu’étant présenté comme une tablette à tout faire, l’iPad, pour l’instant, ne se distingue de l’iPhone en matière d’applications que par son service de téléchargement de livres numériques. Les offres vidéo sont encore quasiment inexistantes, les connexions Wi-Fi étant insuffisantes pour supporter des flux importants, et ne se développeront qu’avec les iPad 3G commercialisés avec un abonnement chez un opérateur, AT&T ayant l’exclusivité aux Etats-Unis. De la même manière, les applications des journaux pour iPad reprennent souvent le format de l’application iPhone et les éditeurs de presse quotidienne semblent ne pas en attendre beaucoup : avec son format A4, l’iPad n’est pas un terminal de poche, ce que visent d’abord les quoti- diens en ligne qui veulent apporter de manière réactive et en mobilité des informations à leurs lecteurs. De ce point de vue, pour la presse quotidienne, l’iPhone est la priorité. Pour la presse magazine, que l’on feuillette et reprend en main, avec des images nombreuses, l’iPad semble au contraire mieux adapté, grâce à son grand écran. Sans surprise, le groupe Condé Nast, premier éditeur de presse magazine aux Etats-Unis, a été le premier à lancer des applications iPad pour ses magazines (GQ, Vanity Fair, The New Yorker). Enfin, la faible mobilisation des éditeurs de presse s’explique également par le fait que l’iPad ne supporte pas la technologie Flash d’Adobe, utilisée dans la version numérique de nombreuses offres de presse. Pour l’édition au contraire, la question des formats ne se pose pas et le marché numérique américain s’est déjà structuré autour de l’offre d’Amazon avec son Kindle, qui compte pour 60 % des 3 millions d’e-books vendus aux Etats-Unis en 2009. Et c’est d’ailleurs parce qu’Amazon était, jusqu’à l’arrivée de l’iPad, le seul à disposer d’une liseuse rencontrant les faveurs du public, que les éditeurs se sont accordés avec Apple pour proposer une offre alternative et faire jouer la concurrence entre leurs distributeurs pour le livre numérique.

Le jour de la présentation de l’iPad, le terminal a pu ainsi passer pour une nouvelle liseuse, concurrente du Kindle, puisque la principale annonce en matière de contenus concernait l’accord passé avec cinq des six plus grands éditeurs américains : Penguin (Pearson), Simon & Schuster (CBS), Harper-Collins (NewsCorp.), MacMillan (Holtzbrinck) et Hachette Book Group (Lagardère), alors que Random House (Bertelsmann) travaille pour l’instant de manière exclusive avec Amazon. L’accord entre les éditeurs et Apple se présente pour les éditeurs comme une alternative aux conditions imposées par Amazon pour accéder au Kindle. En effet, avec Apple, les éditeurs conservent la propriété de leurs fichiers numériques, Apple n’en étant que le distributeur par l’intermédiaire de son application iBook Store. Apple prélève 30 % sur chaque vente et propose aux éditeurs de choisir eux-mêmes le prix de vente de leurs livres. Reste toutefois qu’Apple est en train d’imposer un prix unique du livre puisque le choix des éditeurs se limite à trois options : 9,99 dollars pour les livres de poche, 12,99 dollars ou 14,99 dollars pour les autres livres. Ce choix limité convient cependant aux éditeurs américains puisqu’il baisse de 25 % à 30 % le prix du livre numérique par rapport à sa version papier, une baisse justifiée par les économies de fabrication et de distribution, tout en permettant de distinguer par le prix les best-sellers des autres livres du catalogue.

A l’inverse, les contrats signés entre Amazon et les éditeurs sont beaucoup plus contraignants pour les éditeurs, qui perdent une grande partie de leur contrôle sur le marché du livre numérique. Amazon achète en gros les fichiers numériques des livres qu’il vend ensuite à un prix unique de 9,99 dollars, transformant le livre numérique en produit d’appel pour son Kindle. C’est ce que lui reprochent les éditeurs qui ont profité de la sortie de l’iPad pour reprendre la main sur le marché du livre numérique : le 28 mars 2010, Amazon annonçait sur son site avoir dû céder à l’éditeur MacMillan sur le prix de vente des livres et commercialiser désormais certains de ses ouvrages à 12,99 et 14,99 dollars.

Cette « victoire » de MacMillan ne saurait toutefois masquer le fait qu’Amazon et Apple contrôlent avec leurs lecteurs numériques l’accès aux clients, à tel point que le plus grand risque, pour les éditeurs, serait de voir ces nouveaux intermédiaires signer directement avec des auteurs à succès pour la commercialisation de leurs livres numériques. Cette éventualité aurait pour conséquence de remettre totalement en question le modèle économique de l’édition, les best-sellers finançant une production pléthorique. Car c’est finalement là que réside l’un des principaux enjeux du livre numérique, comme ce fut le cas pour la musique, pour les séries et les films sur Internet : va-t-on vers un écosystème où éditeurs et intermédiaires techniques contrôlent le marché et proposent une offre payante, avec un modèle qui s’apparente à l’univers physique, comme c’est le cas aujourd’hui, ou Internet va-t-il totalement rebattre les cartes et faire émerger une nouvelle manière d’accéder au livre, avec un équilibre économique à réinventer de fond en comble ? C’est peut-être ce qui s’annonce avec le projet de bibliothèque numérique universelle de Google et le lancement de son service d’achat de livres (voir infra).

Sources :

  • « L’iPad ou la nouvelle révolution d’Apple », Solveig Godeluck et Jean-Christophe Féraud, Les Echos, 28 janvier 2010.
  • « L’iPad, une nouvelle chance pour les acteurs du livre ? », Alain Beuve-Méry et Cécile Ducourtieux, Le Monde, 14 février 2010.
  • « Les éditeurs français prêts à négocier avec Appel », Enguérand Renault, Le Figaro, 15 février 2010.
  • « La presse américaine se prépare activement à l’arrivée de l’iPad », Pierre de Gasquet, Les Echos, 15 mars 2010.
  • « USA : Apple rencontre des difficultés pour convaincre les télévisions et les journaux à être sur son iPad », La Correspondance de la Presse, 22 mars 2010.
  • « L’e-book va prendre des parts de marché au livre de poche », interview de John Makinson, PDG de Penguin Books, par Nicolas Madelaine, Les Echos, 26 mars 2010.
  • « Amazon adapte sa stratégie sur le livre numérique à l’arrivée de l’iPad », Sandrine Bajos, La Tribune, 29 mars 2010.
  • « L’arrivée de l’iPad met les éditeurs en alerte », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 16 avril 2010.
  • « Plus de 1 million d’iPad ont été vendus », Solveig Godeluck, Les Echos, 4 mai 2010.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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