Deux termes anglais, comme il y en a beaucoup pour désigner les usages du Web. Etre curator, proposer une curation, c’est en quelque sorte retrouver le sens des tout premiers annuaires proposés sur le Web, avant que n’apparaissent les moteurs de recherche et leurs algorithmes. Il s’agit tout simplement, pour le curator, de lister des liens, donc des sites ou des contenus sur le Web, et d’en organiser la mise à disposition, comme pouvait le faire Yahoo! à son lancement. L’acronyme du célèbre portail, même si son exactitude est contestée, en témoigne : Yet Another Hierarchical Officious Oracle.
Le terme curator, avant d’être utilisé pour indiquer un nouveau type d’activité sur Internet, désignait simplement le conservateur de musée ou le commissaire d’exposition, celui qui sélectionne, au sein d’un fonds, les œuvres qui constitueront une exposition, une salle de musée. La fonction éditoriale du curator est donc évidente, et c’est cette fonction qui caractérise le curator d’Internet.
La curation sur Internet consiste en effet à établir une sélection de liens, de contenus (textes, sons, vidéos) repérés dans la multitude des informations existantes, sélection organisée autour d’une thématique précise. Il s’agit d’un recensement critique qui pointe vers des sources méritant, selon le curator, d’être découvertes en ligne. Le curator se positionne d’emblée comme un prescripteur, comme le découvreur de l’information pertinente mais parfois inaccessible par les moyens traditionnels de navigation. Il peut être expert en son domaine, ou simple internaute passionné : il sera demain probablement curator professionnel.
Le curator serait donc, de ce point de vue, l’une des conséquences logiques du Web participatif parce que celui-ci pousse la mise à disposition des informations jusqu’à ses limites : le trop-plein d’information lié à la publication par les internautes de leurs propres contenus, la difficulté croissante à séparer le bon grain de l’ivraie. Comme l’information est de plus en plus souvent publiée avant d’être filtrée et sélectionnée, le curator apparaît en réaction pour réintroduire une sélection dans les pages du Web. En même temps, l’émergence des curators témoigne des limites des moteurs de recherche, confrontés à la pollution du Web (voir supra), ainsi qu’aux contraintes de leurs algorithmes. En effet, les moteurs de recherche hiérarchisent l’information, mais ils n’ont pas encore la capacité critique pour la trier selon des opinions ou des goûts plus spécialisés ou confidentiels, ce que ne traduit pas correctement la statistique sur les requêtes et les liens cliqués.
Le curator, c’est donc l’agrégateur humain, doué d’une capacité d’analyse critique, qui propose sa propre revue du Web. Cette source nouvelle de hiérarchisation de l’information révèle en creux la crise que connaît le Web en tant que vecteur d’information. Tout d’abord, avec la multiplication des informations produites par les internautes, qu’ils soient blogueurs, qu’ils alimentent leurs profils personnels sur les réseaux sociaux, qu’ils twittent ou contribuent à des fermes de contenus, le Web devient « immaîtrisable » pour ses utilisateurs et les internautes retrouvent le goût pour les médiateurs, le curator étant un médiateur d’un genre nouveau. L’émergence du curator rappelle également les difficultés de la presse sur Internet : plutôt que de se fier à un journaliste et de privilégier les articles des sites de presse, l’internaute peut se tourner vers un curator, qui organisera pour lui son accès à l’information.
En matière d’usage, la curation ne fait toutefois que prolonger le bookmarking ou le journalisme de liens, décrit par Jeff Jarvis, tout en répondant à une urgence nouvelle liée à la prolifération des posts en tout genre (chaque seconde, 3 282 tweets sont postés sur Twitter selon Guillaume Decugis, fondateur de la plate-forme de curation scoop.it). Cette urgence fait ainsi émerger un nouvel espace de recommandation, où ce n’est plus le journaliste qui indique à ses lecteurs quels sont les sites à visiter (journalisme de liens), mais bien un individu identifié, avec sa notoriété, sa signature, son expertise, sans dépendre d’un organe d’information.
Les plates-formes de curation se multiplient pour attirer ces rédacteurs en chef d’un nouveau genre (scoop.it, mais aussi storify, curated.by) : elles proposent des espaces à des curators potentiels et fédèrent ensuite leurs contributions, s’imposant comme une porte d’entrée unique pour ce nouveau type de recherches sur Internet. Paradoxalement, comme chacun peut s’improviser curator, le risque est de voir ces plates-formes susciter une prolifération de vocations, qui finira par imposer aux curators les mêmes contraintes que celles auxquelles ils sont censés remédier : le trop-plein de l’offre.
Sources :
- « L’ère des curators aurait-elle sonné ? », par Guillaume Decugis, CEO de Goojet, fondateur de scoop.it, www.techcrunch.com, 25 novembre 2010.
- « La curation, nouvelle spécialité du Web ? », Mélissa Bounoua avec Charles Dufresne, 20 Minutes, 8 février 2011.