Les conditions imposées par Apple aux applications des titres de presse ont été jugées inacceptables par les différents syndicats de la presse française, conduisant la plupart des journaux à renoncer à intégrer NewsStand, le kiosque numérique d’Apple. Le risque est en effet qu’Apple impose pour la presse un guichet unique comme il l’a fait pour la musique avec iTunes, au point de contrôler totalement la relation client et l’économie numérique du secteur. Les alternatives sont donc plébiscitées, qu’il s’agisse des applications web, comme celle du Financial Times, ou de l’alliance entre le kiosque ePresse Premium et le service One Pass de Google dédié aux applications de presse.
Les succès de l’iPhone, lancé en novembre 2007 en France, puis de l’iPad, lancé en mai 2010, auront permis à Apple de faire espérer aux éditeurs de presse un nouveau relais de croissance dans la presse numérique. En effet, à la faveur d’usages nouveaux, sur l’Internet mobile ou sur tablette, les éditeurs ont bénéficié d’une hausse de leur audience (20 à 30 % des visiteurs uniques du site du Monde l’étaient depuis des smartphones en 2010). Ils ont également cru pouvoir construire une relation nouvelle avec le lecteur, par écrans interposés, lesquels seraient cette fois-ci véritablement adaptés à la lecture de la presse, parce que mobiles, tactiles et innovants, à l’inverse en somme du PC de bureau où les internautes ont pris l’habitude, depuis le milieu des années 1990, d’accéder gratuitement aux sites d’information. En basculant sur de nouveaux écrans, les éditeurs ont chemin faisant découvert la puissance de ces nouveaux intermédiaires du Web que sont les constructeurs de matériel et les éditeurs de plates-formes de services, véritables passerelles pour la gestion de la relation client, voire muraille de Chine entre le lecteur et son titre de presse.
Après avoir lancé leurs applications iPad sur l’App Store, dès l’automne 2010 pour Le Monde, Le Figaro et Libération, les principaux titres de la presse quotidienne française ont très vite buté sur la capacité à facturer des services supplémentaires dans l’univers Apple. Certes, avec sa base de 225 millions de comptes iTunes, c’est-à-dire des clients ayant communiqué leurs données personnelles, dont leur numéro de carte bancaire, Apple reste un acteur central pour toute stratégie de développement dans l’univers mobile. Mais Apple travaille d’abord pour valoriser ses terminaux et son propre écosystème. Dès le lancement de l’App Store, le groupe a imposé des conditions drastiques aux éditeurs de presse : une commission de 30 % est prélevée sur toute application vendue sur l’App Store ; les données personnelles et le parcours d’achat de chaque client sur l’App Store sont conservés par Apple, qui ne les partage pas avec les éditeurs ; enfin les premiers services sur l’App Store devaient proposer des ventes à l’unité, l’abonnement ou les offres multi plateformes étant exclus. Toutefois, avec la multiplication des applications proposées par chaque groupe de presse, rendant l’offre difficilement lisible sur l’App Store, avec les résultats finalement en demi-teinte des ventes de presse numérique sur l’App Store, mais également à la suite des plaintes des éditeurs et à l’émergence de nouvelles concurrences, Apple a décidé de modifier progressivement sa position.
Une offre éclatée, des conditions commerciales inacceptables
L’offre éclatée des éditeurs sur l’App Store aura probablement été à l’origine du revirement d’Apple sur ses conditions de commercialisation des applications sur iPhone et iPad. Aussi, dès le mois de septembre 2010, Apple s’est penché sur la création d’un kiosque numérique directement accessible depuis iTunes pour fédérer les offres des éditeurs et mettre à leur disposition un système de gestion centralisé des paiements, évitant au lecteur de presse sur iPad d’avoir à passer par les interfaces propres à chaque application. C’est d’ailleurs la complexité de l’offre qui explique en partie les chiffres décevants publiés dès l’été 2010 par le magazine Wired, la bible des férus de technologies, propriété de Condé Nast. L’application iPad, vendue 4,99 dollars, au même prix que le magazine papier, avait en effet été téléchargée 100 000 fois lors de son lancement en juin 2010, soit plus que le tirage papier de 76 000 exemplaires. Mais, dès l’été 2010 et malgré une baisse du prix de l’application à 2,99 dollars, Wired a vu ses ventes chuter à 31 000 téléchargements en juillet 2010, puis 28 000 en août et finalement 23 000 en novembre 2010.
Enfin, les plaintes des éditeurs belges et français auront sûrement joué. Le 18 janvier 2011, alerté par les éditeurs, le ministre belge de l’économie, Vincent Van Quickenborne, saisissait l’Autorité belge de concurrence à la suite de la modification par Apple des règles imposées aux éditeurs souhaitant développer un système d’abonnement depuis des applications iPad et iPhone. En effet, Apple a imposé aux éditeurs de vendre leurs journaux directement depuis iTunes, en leur interdisant de proposer aux lecteurs ayant téléchargé leur application un lien vers le site Web du titre pour s’y abonner. En rapatriant sur iTunes la vente d’abonnements de presse, Apple prélève sa commission de 30 % et conserve là encore pour lui seul les données des abonnés, une pratique inacceptable pour les éditeurs qui perdent la gestion de leur relation client et dénoncent en même temps un taux de commission trop élevé. La seule exception concerne les abonnements effectués initialement depuis le site du journal et incluant également un accès iPad. Dans ce cas, Apple ne prélève pas de commission, le journal apportant un nouveau client au groupe électro- nique. En revanche, la réciprocité n’est pas vraie puisqu’Apple interdit de rapatrier vers le site des journaux les clients conquis dans l’univers iTunes.
Le 20 janvier 2011, le Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) annonçait donc vouloir saisir à son tour l’Autorité française de concurrence sur les pratiques d’Apple en matière de vente d’abonnements de presse. A vrai dire, la décision unilatérale d’Apple a eu de lourdes conséquences : l’application du Monde sur iPad, parce qu’elle proposait un lien vers lemonde.fr pour s’abonner, a été refusée par Apple.
Sous la pression des éditeurs et des autorités de concurrence, Apple a finalement précisé, le 15 février 2011, qu’il modifiait sa politique sur les ventes d’abonnements de presse. Apple a confirmé continuer de prélever une commission de 30 % en tant qu’apporteur d’affaires pour les abonnements souscrits directement depuis iTunes. Le groupe a également confirmé l’interdiction, au 1er juillet 2011, des liens depuis les applications renvoyant vers les sites des journaux, pour préserver sa commission de 30 % et éviter que sa plate-forme soit contournée par les éditeurs. Enfin, Apple a obligé les sites vendant des abonnements en dehors de sa plate- forme et incluant un accès à l’iPad, donc sans commission prélevée, à proposer également une application iPad permettant un abonnement directement dans l’univers iTunes. Les seules concessions, en fait, furent d’autoriser les éditeurs à choisir la fréquence et les tarifs des abonnements et, surtout, de proposer au lecteur, lors de la souscription d’un abonnement de presse sur iTunes, de communiquer également son nom, son code postal et son adresse e-mail à l’entreprise de presse. Seul le lecteur pourra décider d’effectuer cette démarche supplémentaire lors de l’abonnement, les données personnelles récupérées par Apple n’étant en aucun cas communiquées au titre de presse qui a pourtant motivé l’abonnement.
Le verrouillage d’iTunes plaide en faveur d’un Web mobile plus ouvert
Les conditions imposées par Apple aux éditeurs ont eu pour conséquence d’inciter les éditeurs à trouver les moyens de contourner les barrières mises en place par le groupe informatique. S’il est difficile de sortir de l’App Store qui reste la première plate-forme d’applications, il est en revanche possible de jouer la carte des kiosques numériques qui proposent, par des applications dédiées, des abonnements de presse sur lesquels Apple n’a pas prise. Ainsi, en France, Relay.fr, lekiosque.fr ou Zinio.fr ont chacun son application iPad où l’éditeur peut proposer des abonnements au tarif qu’il désire, tout en récupérant les coordonnées de ses clients. En revanche, le taux de commission sur les kiosques numériques est très élevé, entre 40 et 50 %, ces derniers prenant en charge les coûts de développement et de gestion de l’application.
L’autre solution pour échapper à la mainmise d’Apple sur le client, ainsi qu’à la commission systématique de 30 % appliquée aux applications de l’univers App Store, consiste tout simplement à proposer une application compatible avec un iPad, un iPhone ou un iPod Touch, mais disponible depuis le Web et non dans l’App Store. En demandant à l’internaute d’aller télécharger l’application en passant par son navigateur et non par un magasin d’applications, les éditeurs contournent Apple et rappellent au passage que la concurrence est plus loyale – donc effective – quand un acteur ne verrouille pas, grâce à son écosystème, toutes les initiatives. Ce Web ouvert, que les marchés d’applications combattent – ce qu’a très bien montré Chris Anderson dans son article « The Web is dead. Long live the Internet » – constitue finalement la seule vraie alternative à l’univers Apple. C’est d’ailleurs fort de ce constat que le Financial Times, l’un des rares quotidiens à être capables de faire payer ses lecteurs en ligne, a décidé de proposer, depuis le 7 juin 2011, une application web en plus de l’application App Store, tout en annonçant l’éventualité de se retirer de l’App Store pour ne plus proposer qu’une application web. Cette dernière, développée en HTML 5, a en outre l’avantage d’être à terme compatible avec tous les smartphones, quel que soit leur système d’exploitation.
La contre-attaque du Financial Times, qui a aussitôt annoncé avoir reçu des marques d’intérêt de nombreux autres éditeurs, aura sans doute conduit Apple à modifier encore les conditions imposées aux éditeurs. Pour éviter un appauvrissement de l’offre de l’App Store et le développement des applications web, aussitôt après la sortie de l’application du Financial Times, Apple a autorisé les éditeurs à vendre moins cher leurs abonnements commercialisés en dehors de l’App Store, donc à conserver avec des tarifs différents une application iPad et une application web. Les éditeurs peuvent donc désormais proposer des tarifs sans commission, donc 30 % moins chers que pour l’application vendue directement depuis l’App Store. Les éditeurs résisteront-ils au désir d’augmenter leurs marges ou baisseront-ils de 30 % le coût des applications hors App Store pour mettre fin à l’hégémonie d’Apple ? Rien n’est moins sûr. En revanche, ils jouent sans hésiter la carte des kiosques numériques concurrents.
Le kiosque NewsStand d’Apple rejeté, e-Presse Premium et One Pass comme alternative ?
Le 12 octobre 2011, Apple lançait son propre kiosque numérique à l’occasion de la sortie de l’iPhone 4S. Baptisé NewsStand, équivalent pour la presse de ce qu’est iBooks pour les livres, le kiosque numérique d’Apple fédère pour la première fois l’offre d’applications de presse en ligne. Si certains journaux comme le New York Times ou, pour la France, La Tribune et France Soir ont été présents dès le lancement du service, auquel s’appliquent les mêmes conditions que pour les ventes d’abonnements depuis l’App Store, la plupart des éditeurs ont en revanche refusé d’intégrer NewsStand, se contentant de leur application iPhone ou iPad. En effet, si Apple parvient à fédérer l’offre de presse en ligne depuis une plate-forme unique, comme il l’a fait pour la musique avec iTunes, alors le rapport de force avec les éditeurs sera intenable et les conditions posées par le constructeur informatique, déjà draconiennes, deviendront le standard du marché. Le 17 octobre 2011, les quatre principaux syndicats de la presse française, le Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN), le Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), le Syndicat de la presse magazine (SPM) et le Syndicat professionnel de la presse magazine d’opinion (SPPMO) ont donc signé un communiqué commun où ils annoncent leur intention de ne pas vendre leurs journaux sur NewsStand et rappellent que « les conditions commerciales imposées par Apple aujourd’hui sont inacceptables ».
Cette annonce libère en partie le champ pour le service One Pass de Google, une alternative lancée le 16 février 2011 au projet NewStand qui devrait plus facilement convaincre les éditeurs de presse. Avec One Pass, Google propose un système de paiement harmonisé aux journaux en ligne désirant passer par son service de kiosque numérique : chaque utilisateur de smartphone ou tablette sous Android transmet une première fois son numéro de carte bancaire via son compte Gmail et le prélèvement s’effectue ensuite de manière automatique, en un clic comme sur iTunes. Pour attirer les éditeurs à lui, Google a cherché à être le plus conciliant possible : la commission chute à 10 %, les éditeurs sont libres de leurs prix et de leurs conditions de vente ; le système fonctionne aussi bien pour des articles à l’unité que pour des abonnements ; enfin, Google fournira aux éditeurs des informations sur leurs abonnés. Autant dire que le géant du Net répond par son offre exactement aux critères qui avaient présidé, le 29 novembre 2010, au lancement du GIE E-Presse Premium, regroupement d’intérêt économique constitué pour créer un kiosque numérique de la presse française incluant cinq quotidiens (Les Echos, Le Figaro, Libération, L’Equipe, Le Parisien – Aujourd’hui en France) et trois magazines d’information (L’Express, Le Nouvel Observateur et Le Point). Seul Le Nouvel Observateur a accepté d’expérimenter One Pass au nom du GIE E-Presse, quand, dans d’autres pays, l’alternative à Apple a donné lieu à des accords, par exemple avec le groupe Prisa en Espagne ou, en Allemagne, avec les géants Gruner+ Jahr et Axel Springer. Le 9 novembre 2011, le GIE ePresse Premium annonçait toutefois un accord plus complet avec Google : désormais, le kiosque ePresse sera accessible sur les terminaux Android et des abonnements multititres, gérés par le système de paiement One Pass, seront proposés, une solution à ce jour impossible dans l’univers iTunes.
Sources :
- « Les journaux accusent Apple de verrouiller la vente d’abonnements sur iPad et iPhone », Damien Leloup, Le Monde, 22 janvier 2011.
- « Apple veut sa part des revenus tirés de la vente de contenus sur iPad », M. AT et N.S., Les Echos, 16 février 2011.
- « Apple fait un geste pour apaiser les éditeurs en ligne », Elsa Bembaron, Le Figaro, 16 février 2011.
- « Google dégaine sa solution pour la presse en quête de revenus numériques », Nicolas Rauline, Les Echos, 17 février 2011.
- « iPad : Apple ne donne pas satisfaction aux éditeurs de journaux », X.T., Le Monde, 17 février 2011.
- « Google lance son kiosque numérique payant pour concurrencer Apple », Xavier Ternisien, Le Monde, 18 février 2011.
- « Le Financial Times engage un bras de fer avec Apple », Nicolas Madelaine, Les Echos, 8 juin 2011.
- « Les nouvelles conditions d’Apple ne satisfont pas les éditeurs de presse », Anne Feitz, Les Echos, 14 juin 2011.
- « Apple durcit ses règles, les éditeurs cherchent à les contourner », Nicolas Rauline et Nathalie Silbert, Les Echos, 2 août 2011.
- « Les éditeurs de presse font front commun contre Apple », Marie- Catherine Beuth, lefigaro.fr, 17 octobre 2011.
- « Google et la presse française enterrent la hache de guerre », Anne Feitz, Les Echos, 10 novembre 2011.
- « Le kiosque ePresse s’allie à Google », Alexandre Debouté, Le Figaro, 10 novembre 2011.