Une étude financée par l’Agence nationale de la recherche (ANR)
Interview de Christine Leteinturier, maître de conférences à Institut français de presse (IFP) de l’Université Panthéon-Assas et responsable du programme de recherche intitulé « Acteurs et marchés des médias : la production journalistique et son environnement – le cas des médias d’information générale et politique. 1990-2010 »1.
Propos recueillis par Francis Balle.
Vous avez observé l’évolution des marchés de l’information dite « générale et politique » depuis 1990 jusqu’à nos jours : quels en sont les principaux traits caractéristiques ?
Sur ces vingt dernières années, les marchés de l’information générale et politique évoluent dans deux directions. Les deux dernières décennies sont marquées par le déclin continu de la presse quotidienne et par l’augmentation des offres informationnelles de l’audiovisuel, ce qui provoque une dispersion des audiences et un renforcement de la position de l’audiovisuel comme vecteur de l’information d’actualité. Par ailleurs, l’irruption de l’innovation internet au cours de la décennie 1990 et surtout du web 2.0 à partir de 2005 accentue les fragilités des grands médias, et surtout de la presse écrite.
Malgré la croissance démographique et l’élévation continue du niveau d’instruction de la population française, la presse d’information générale et politique poursuit son déclin. Le désintérêt pour l’écrit est ancien et n’a fait que s’accentuer au rythme de l’émergence de nouvelles offres de contenus, y compris dans les programmes audiovisuels, et la « construction » de nouvelles pratiques culturelles par le public. La percée assez rapide des dispositifs numériques à partir de l’année 2000, leur diversification et la baisse constante de leur prix ont conduit les ménages à réorienter leurs dépenses vers les télécommunications et les terminaux multifonctions, au détriment de l’imprimé et plus largement des produits d’édition. C’est ainsi qu’en vingt ans la presse écrite dans son ensemble a vu sa diffusion baisser de 20 %, et celle des quotidiens nationaux de plus de 30 %.
Les médias d’information générale et politique vont investir l’internet relativement rapidement, dès 1995-1996, et s’engager ainsi sur un second marché, fort différent de leurs marchés d’origine, construit autour de deux industries sans aucun lien avec celles des médias : l’informatique et les télécommunications. Il faut se souvenir que le contact des médias avec l’informatique et les télécommunications est récent. Si l’informatisation de la composition en presse est relativement ancienne (décennie 1970), celle des rédactions ne démarre que durant la décennie 1980, d’abord dans la presse, puis dans l’audiovisuel, accompagnant l’introduction du numérique dans la production journalistique. L’expérience de la télématique, avec le réseau Télétel a permis aux médias, surtout aux agences de presse et aux grands quotidiens, de se familiariser avec la production de l’information en ligne. Mais elle s’est déroulée dans le cadre étroit d’un dispositif national centralisé autour d’un seul opérateur payant. Elle n’a donc pas connu un réel succès populaire, n’ayant finalement touché qu’un tiers de la population française. Quand l’internet commence à s’installer dans le paysage français de la communication et de l’information, dans les années 1990, l’expérience des médias et des journalistes dans ce domaine est donc très faible. Le dispositif technique est encore peu connu des entreprises médiatiques et de leurs professionnels, et surtout l’originalité de l’économie des réseaux leur est totalement étrangère. S’ajoute à cela la dimension mondialisée de l’internet qui favorise l’émergence d’acteurs globaux au détriment des acteurs nationaux. Or l’information journalistique, et tout particulièrement l’information générale et politique, est fortement marquée par les identités culturelles des pays, à l’exception de certaines niches comme l’actualité internationale qui explique la réussite d’une chaîne comme CNN.
L’information d’actualité a donné aux grands médias – la presse, la radio, et même la télévision – leurs lettres de noblesse : la place de cette information est-elle aujourd’hui la même qu’au début de la décennie 1990 ?
L’information d’actualité, déclinée sur différentes aires géographiques, reste sans doute le territoire noble de l’information journalistique. C’est incontestablement elle qui attire, toujours nombreux, les étudiants vers les écoles de journalisme. Or force est de constater que sa nature se transforme et que son importance régresse, et cela depuis de longues années, parallèlement à la transformation du débat politique et à la diminution de l’engagement citoyen en politique. Les médias, en réaction à l’attitude du lectorat, mais également en suivant l’injonction des professionnels du marketing et de la publicité, ont au cours des deux dernières décennies fait évoluer les formats de l’information générale et politique en recourant plus massivement à l’image et en lui associant un traitement plus subjectif de l’information, privilégiant les récits ou les portraits, et délaissant les analyses et les enquêtes approfondies. La relation du média au lecteur ou à l’auditeur se transforme en une relation annonceur-consommateur, mouvement que l’innovation internet vient accentuer. La production journalistique de la presse ainsi réorientée conduit à privilégier la logique du marché publicitaire menant au « journalisme de marché » ou « journalisme de communication ». Dans l’audiovisuel, le mélange des genres et l’étiolement progressif du débat politique et la dilution d’une certaine forme d’information générale dans le divertissement (infotainment, infomercial) ont brouillé la singularité de l’information d’actualité. Si le JT reste un rendez-vous important, la télévision attire pour tout autre chose, et en particulier précisément par sa dimension de loisir et de divertissement.
Parallèlement, on assiste à une réduction quantitative de la production de l’information générale et d’actualité par les grands médias généralistes au cours des vingt dernières années. Dans l’audiovisuel par exemple, pendant la seule année 2009, les JT des six principales chaînes hertziennes ont perdu 52 heures. De même, la presse quotidienne, loin d’accroître son offre papier pour conserver ses lecteurs, a opté pour des transformations rédactionnelles privilégiant l’image, les textes courts sur une pagination plus réduite et une composition plus aérée. De 1990 à 2010, la Une du quotidien Le Monde est passée de 10 000 caractères à 4 900. Dans Libération, la surface texte est passée de plus de 51,3 % du journal en 1990 à 35,80 % en 2010. Enfin, la surface texte journalistique du Parisien a diminué de 30 % entre 1990 et 2000.
Par ailleurs, les innovations techniques, issues des réflexions sur la dynamique du web et l’inversion symbolique qu’il permet entre le consommateur et le producteur d’information, conduit à la construction de scénarios qui laisseront peu de place à cette catégorie d’information. Qu’il s’agisse des fermes de contenus ou des programmes d’intelligence artificielle « robotisant » la production journalistique, l’idée est de faire prévaloir la demande des internautes sur l’offre médiatique. Cette demande s’exprimerait dans les requêtes, les activités de partage, les productions originales et toutes les autres traces laissées par les internautes ; ce serait l’optimum de la personnalisation. Ces dispositifs seront peu efficaces pour l’information générale et politique, nécessairement complexe, imprévisible, changeante et requérant analyse et approfondissement. Cette confusion entre « attente » et « demande » conduirait à faire disparaître la médiation journalistique, ramenant les contenus informationnels à des formats courts, standardisés et interchangeables, mais adaptés à la mise en relation avec des annonces publicitaires ou des offres de service aboutissant à des transactions commerciales.
Devenir journaliste représente, dites-vous, un véritable « parcours du combattant » : pourquoi ?
Devenir journaliste est effectivement un véritable « parcours du combattant ». Valérie Devillard avait utilisé cette expression dans la première étude sur les carrières de journalistes, menée en 2000 par l’Institut français de presse (IFP). La poursuite du travail d’observation des trajectoires de plusieurs cohortes de jeunes journalistes montre que l’insertion dans les médias, en particulier les plus prestigieux, est de plus en plus difficile, malgré l’augmentation significative du niveau de formation générale et professionnelle des aspirants journalistes. C’est ainsi que les journalistes nouvellement titulaires de la carte de presse 2008 sont pour 50,5 % d’entre eux titulaires d’un diplôme supérieur à bac +3, contre seulement 28 % pour ceux encartés en 1990. De même, ils sont plus nombreux à passer par des formations professionnelles en journalisme : 60 % des jeunes journalistes encartés en 2008 sont passés par une école de journalisme (dont 21 % par une formation reconnue par la profession), pour seulement 14,8 % de leurs homologues encartés en 1990 (dont 9,8 % issus d’une formation reconnue).
Les conditions économiques défavorables que subissent les médias ont logiquement conduit à un rétrécissement des offres d’emplois. Le groupe des titulaires de la carte de presse a vu sa croissance fortement ralentir depuis 1990, au rythme précisément de la stagnation des marchés médiatiques, que l’arrivée des quotidiens gratuits à partir de 2002 n’a pas réellement redynamisé en termes d’emplois. Depuis 2007, le nombre des journalistes encartés stagne autour de 37 000 titulaires de la carte. Cette situation conduit à un allongement de la phase d’accès à un emploi stable, ce que montre l’augmentation régulière du nombre des pigistes et des contrats précaires de type CDD (+ 102 % entre 1990 et 2010).
Dans le même temps, et de façon très contradictoire, l’explosion de l’offre de formation en journalisme a conduit à une nette augmentation de la demande en emplois. Le recours au stage en entreprise, norme qui s’applique à bon nombre de métiers, incite les entreprises à ne plus offrir aux étudiants d’emplois rémunérés : ceux-ci sont passés de 52,1 % pour les jeunes entrants en 1990 à 36,8 % pour ceux de 2008.
Parallèlement, la proportion de stages est passée de 40 % à 55 %. Ces stagiaires bien formés et efficaces, constituent un sas de main-d’œuvre constamment renouvelé qui entrave, pour ces mêmes stagiaires une fois diplômés, l’accès à un emploi stable.
Enfin, les sites natifs du web ne représentent pour l’instant qu’un faible gisement d’emplois pour les journalistes : 4,4 % des journalistes encartés en 2012. L’hybridité des contenus proposée sur de nombreux sites ne favorise pas l’embauche de journalistes formés au traitement de l’actualité politique, mais plutôt celle de profils moins marqués, issus de formation plus généralistes en information-communication, voire en marketing ou en publicité, ce qui empêche leur obtention de la carte de presse.
Rester journaliste représente pareillement un « défi », pour reprendre votre expression : pourquoi ?
Rester journaliste, faire une carrière longue dans les médias d’information générale et politique est devenu un défi pour plusieurs raisons. La première tient à la mauvaise situation économique des médias classiques, et tout particulièrement de la presse écrite, qui reste aujourd’hui le premier employeur de journalistes avec 63,8 % des journalistes titulaires de la carte de presse 2012. La stagnation de l’emploi est également lisible dans la croissance régulière des statuts précaires (pigistes et titulaires de CDD), qui, en 2012, représentent 20,7 % des effectifs encartés contre 18 % en 1999 et 15 % en 1990. Le volant d’emplois salariés tend à se réduire, phénomène qui rétrécit le sas à l’entrée, mais qui pèse également sur les carrières. C’est ainsi que le nombre des journalistes mensualisés titulaires de la carte de presse diminue constamment, passant de 29 624 en 2005 à 26 889 en 2013.
Ce sont les emplois dans la presse qui sont de moins en moins nombreux, passant de 74,7 % en 1990 à 64 % en 2012. La presse quotidienne nationale connaît la plus forte baisse, de 8,8 % en 1990 à 5,7 % en 2012, alors que la part de la presse quotidienne régionale est, quant à elle, restée à peu près stable : de 19,2 % en 1990 à 17,9 % en 2012. Or, ce sont les quotidiens qui font travailler les rédactions les plus nombreuses. Compte tenu de la stagnation des effectifs globaux des journalistes, il y a bien eu un transfert partiel des emplois de la presse vers l’audiovisuel dont la part passe de 17 % à 25 %, une croissance liée à la création de nouvelles chaînes, en particulier les chaînes d’information en continu. Toutefois, la technicité du journalisme audiovisuel a orienté les chaînes de radio et de télévision vers le recrutement de jeunes journalistes plutôt qu’au réemploi de journalistes licenciés de la presse écrite.
D’autre part, les perspectives de carrière, dans ce contexte, sont moindres qu’il y a 15 ou 20 ans. La durée de ces carrières se réduit et seule une minorité de journalistes pourra faire une carrière longue, au-delà de quinze ans en moyenne. C’est ainsi que seulement 40 % des nouveaux journalistes entrés en 1990 sont encore présents en 2008. De plus, c’est une profession où la mobilité est faible : seulement 16 % des nouveaux journalistes de 1990 ayant fait une carrière continue jusqu’en 2008 ont changé de média. La majorité des journalistes devra donc en passer par d’autres formes d’exercice de leur métier, voire par d’autres activités dans des secteurs plus ou moins proches de l’univers des médias, une redéfinition de leur identité professionnelle pas toujours facile à accepter.
L’examen auquel vous vous êtes livrés, vous et vos collègues, sur l’évolution de la presse d’information générale et politique entre 1990 et 2012 vous permet-il d’entrevoir la répartition des tâches, dans les années à venir, entre les médias d’information dits « historiques » et les médias nés avec le numérique et l’internet ?
Se livrer à un tel exercice prospectif n’est pas simple !
Les médias d’information générale et politique, médias classiques, ou pure players du web, se classent très loin dans les statistiques d’usage derrière de nombreux sites, en particulier les réseaux sociaux ou les sites d’annonces. Selon Médiamétrie, LeMonde.fr totalise 9,9 millions de visiteurs uniques en février 2014, Facebook en totalise 27,5 millions et le site spécialisé natif Aufeminin.com, 12,9 millions. Ce que montre ce classement, c’est la reconstruction progressive, sur l’internet, dans le secteur de l’information journalistique, d’une dichotomie existant sur le marché de la presse écrite depuis la décennie 1970 : une primauté de l’information spécialisée, que le web oriente de plus en plus vers de l’information à service ajouté et une place médiane des sites issus des grands quotidiens ou des grandes chaînes de télévision ou de radio.
Beaucoup de travaux et de réflexions s’intéressent à la question clé, celle du modèle économique optimal pour les médias historiques. Les modèles d’affaires actuels sont nombreux et divers. En dehors du modèle de la gratuité pure adossée à la publicité ou à d’autres activités qui subventionnent la production journalistique, c’est l’association, plus ou moins complexe et cohérente, de la publicité avec du paiement et de la gratuité, tant pour l’information que pour l’accès à des services spécifiques. Il s’agit alors, pour ces médias historiques, de valoriser des savoir-faire éloignés de l’information politique, comme le montre la stratégie de croissance du groupe Le Figaro qui repose à la fois sur les petites annonces et sur la production d’agendas culturels.
La réussite de Mediapart, site natif comptant en 2014, six ans après sa création, 83 000 abonnés qui lui permettent d’équilibrer son budget de fonctionnement, est indéniable : toutefois, il s’agit d’un média de niche, qui, d’après l’ours de la rédaction présenté sur le site, fait travailler une rédaction de 35 journalistes. Cet effectif, proche de celui des chaînes d’information en continu comme i>Télé ou LCI est très éloigné de celui des rédactions des grands quotidiens ou des JT qui oscillent entre 100 et 200 journalistes.
Par ailleurs, on mesure mal combien de temps pourra persister la présence, sur deux marchés, de ces médias historiques. Sans les aides publiques, comment les grands quotidiens, ou même les newsmagazines hebdomadaires, pourraient-ils continuer à produire sur papier ? C’est le paradoxe de la situation actuelle, la production des nouvelles relevant de l’information générale et politique reste l’apanage des médias classiques, et tout particulièrement de la presse écrite, comme le montrent les travaux réalisés par Franck Rebillard pour la France ou le Pew Reseach Center pour les États-Unis. Cette situation provient très largement de la qualité du dispositif de production de l’information déployée, depuis longtemps par ces grands médias « classiques ». Appuyé sur des rédactions nombreuses, diversifiées et régulièrement renouvelées, ce modèle est fragilisé, car il coûte très cher. D’autre part, les journalistes sont peu enclins à s’investir dans la réflexion économique et s’ils s’emparent volontiers des nouveaux formats journalistiques tels que le fact checking ou le data journalism : ils sont, à quelques exceptions près, plus en situation d’accompagner les innovations en cours que de les précéder.
Ce que le web apporte de très nouveau, au delà de la généralisation du « tout gratuit » et du « tout, tout de suite », et qui contribue aussi à la déstabilisation des journalistes, c’est un élargissement de l’accès à l’information mais surtout de sa circulation. Les internautes ont adopté très tôt ces dispositifs de partage, en particulier via les réseaux sociaux, en y incluant, peu ou prou, l’information générale et politique. Les médias peuvent y voir une opportunité qui élargirait leur audience et donc renforcerait leur potentiel publicitaire. Toutefois, ce ne sont plus désormais les médias qui ont la main sur le marché de la publicité en ligne, mais les grands « infomédiaires » que sont les moteurs de recherche, les sites portails, ainsi que les sites des grands opérateurs industriels de l’informatique et des télécommunications, fournisseurs d’accès et opérateurs de téléphonie mobile en particulier.
C’est la nature même de l’information, en définitive, que le web contribue à transformer. L’information générale et politique, l’information d’actualité sont des notions construites dans un cadre socio-historique et politique donné, tout au long du XIXe et du XXe siècle, qui ne conviendra sans doute plus au XXIe siècle. Il faudra repenser ces concepts, tout comme doit être repensé l’engagement des citoyens à l’aune des différentes configurations géopolitiques qui organisent aujourd’hui la vie politique et éviter que l’information d’actualité ne se « dissolve » davantage encore dans la communication publicitaire. Les dynamiques sociales en réseau survalorisent l’échange, la communication, le partage, et c’est cette dimension qui fait l’unanimité des internautes. L’analyse de l’évolution des dépenses des Français montre l’investissement important consenti par les ménages français dans les dispositifs électroniques y donnant accès (téléphone mobile, ordinateur et services associés). Les dépenses pour la presse n’ont augmenté que de 17 % entre 1990 et 2010 et celle pour l’audiovisuel de 133 %. Parallèlement les dépenses pour l’informatique ont augmenté de 667 %, et celles pour le téléphone mobile de 1911 % ! …
Force est de constater que les deux principaux débats qui concernent aujourd’hui de façon très centrale l’avenir de l’internet et le web sont, d’une part, la question de la vie privée et de la commercialisation des données personnelles et, d’autre part, celle de la « neutralité » du Net. Sur ces deux questions, ni les médias, ni les journalistes ne sont des acteurs décisifs.
Sources :
1- Les Journalistes français et leur environnement : 1990-2012. Le cas de la presse d’information générale et politique, Christine Leteinturier (dir.), Editions Panthéon-Assas, 2014.
2- Les Journalistes français à l’aube de l’an 2000. Profils et parcours, Valérie Devillard et alii, Editions Panthéon-Assas Information et communication, 2001.