De l’exercice d’une position dominante : YouTube et la musique, Amazon et le livre

Très médiatisée, la « prise en otage » des auteurs par Amazon, dans les conflits que le géant américain ne manque pas d’engager avec les éditeurs lors de la renégociation de leurs contrats de distribution, témoigne du poids qu’ont pris les géants du Net dans les secteurs où ils ont acquis une position dominante. Dans la musique, c’est YouTube qui cherche à imposer aux labels indépendants des conditions avantageuses de distribution de leurs titres dans une offre de streaming payant.

Les géants du Net, forts du succès de leurs plates-formes, ont désormais les coudées franches pour imposer à leurs fournisseurs des conditions commerciales très rudes. C’est au moins ce qui ressort de l’attitude de YouTube à l’égard des producteurs de musique, et plus encore de l’attitude d’Amazon, aux Etats-Unis comme en Allemagne, vis-à-vis des éditeurs.

Après s’être positionné sur le marché du streaming payant avec Google Play Music All Access, un service lancé sur le Play Store en 2013 (voir REM n°29, p.56), Google entend asseoir ses positions dans la musique en ligne en convertissant progressivement au payant une partie de la base d’utilisateurs de YouTube, où la musique est l’un des contenus vidéo les plus consultés. C’est donc à un changement d’échelle auquel il faut s’attendre, qui étendra aux PC et autres terminaux du foyer l’offre musicale payante de Google, jusqu’ici cantonnée au Google Play Music All Access. Ce service est la déclinaison de Deezer ou Spotify sur le Play Store, donc sur terminaux mobiles, un secteur où la musique reste incarnée par l’iTunes d’Apple. En revanche, la musique est bien au cœur de YouTube qui est le premier site d’écoute à l’échelle planétaire, jusqu’alors de manière gratuite. Et Google entend désormais profiter de l’audience jeune de YouTube pour la convertir progressivement aux offres en streaming sur abonnement qui seront, demain, si la gratuité venait à disparaître, le modèle dominant en termes de diffusion (voir REM n°30-31, p.73). Aussi Google a-t-il commencé à démarcher les majors et les labels indépendants pour qu’ils mettent leurs catalogues à la disposition de YouTube dans le cadre d’une offre de streaming payant. Si les majors n’ont pas manifesté leur mécontentement, c’est qu’elles ont probablement obtenu satisfaction du fait de leur poids sur le marché mondial de la musique enregistrée, ce type de contrat incluant souvent des avances sur recettes via des minimas garantis. En revanche, nombreux sont les labels indépendants insatisfaits des propositions de YouTube, qu’ils ont rendues publiques par l’intermédiaire de l’association Impala, laquelle fédère la majeure partie des labels indépendants en Europe. Cette dernière a déposé une plainte contre YouTube, fin juin, auprès de la Commission européenne, dans laquelle elle reproche à YouTube d’abuser de sa position dominante dans la musique en ligne en streaming gratuit pour imposer ses conditions dans les contrats pour son offre sur abonnement. En effet, YouTube aurait menacé les labels de les déréférencer de son offre gratuite en cas de refus du contrat pour son service de streaming payant, ce qui revient à exclure leur catalogue de YouTube. Il s’agit pour les labels indépendants d’une menace sérieuse, YouTube étant un outil majeur, voire le principal outil de promotion des artistes. Dans leur conflit avec YouTube, les labels indépendants dénoncent notamment des conditions plus défavorables que celles ayant été proposées aux majors, YouTube proposant pour son service payant des rémunérations dégradées par rapport à ce que versent Spotify ou Deezer. Enfin, les indépendants s’alarment de l’absence de toute avance sur recettes. Il reste que l’équation sera difficile à résoudre pour les labels indépendants, qui savent que YouTube est peut-être le seul site au monde en mesure de convertir au streaming payant une jeunesse habituée à la gratuité de la musique.

Sur un autre marché, Amazon joue également de sa position dominante pour imposer des conditions commerciales drastiques à ses fournisseurs. Si cette pratique est déjà ancienne, elle a été rendue publique à l’occasion du conflit opposant Amazon à Hachette Book Group (filiale de Lagardère), le numéro 4 des éditeurs aux Etats-Unis. Le 10 mai 2014, le New York Times révélait une première fois, dans le cadre de la renégociation annuelle du contrat liant Amazon à Hachette Book Group, que le distributeur en ligne retardait volontairement la livraison des livres d’Hachette (jusqu’à deux à quatre semaines contre deux jours en général), afin de faire pression sur l’éditeur, et proposait même à ses clients des livres édités par des maisons concurrentes pour que les ventes d’Hachette et des auteurs qu’il publie s’effondrent davantage encore. Enfin, certains titres d’Hachette se sont retrouvés proposés à des prix très élevés afin de dissuader tout acheteur, à l’instar de Nine Storie de JD Salinger, disponible à 14 dollars et après trois à cinq semaines, quand l’ouvrage est vendu 6 dollars chez Barnes & Noble. L’association américaine des auteurs (Authors Guild) faisait savoir, parallèlement à ces révélations, qu’elle avait reçu une quinzaine de protestations de la part d’auteurs édités par Hachette, victimes du conflit commercial opposant leur éditeur à Amazon.

Avec 30 % du marché du livre aux Etats-Unis et quelque 60 % de parts de marché sur le secteur du livre numérique, Amazon compte désormais changer la donne. Il souhaite vendre moins cher les livres numériques, au prix unique de 9,99 dollars, contre 12,99 dollars ou 19,99 dollars pour certains livres d’Hachette, afin d’augmenter la fréquence d’achats chez les utilisateurs de sa plateforme, tout en renégociant la répartition des droits : 50 % pour l’auteur, 30 % pour Amazon, 20 % pour l’éditeur. Une telle offre aurait pour effet d’augmenter les marges d’Amazon, très faibles sur le livre, qui reste un foyer de pertes, et de faire fondre celles des éditeurs. En effet, Amazon a historiquement bradé les prix des livres aux Etats-Unis pour s’imposer comme alternative en ligne aux libraires. Sur le marché du livre numérique, les prix bradés ont servi à diffuser plus facilement, grâce à des contenus bon marché et attractifs, la liseuse Kindle d’Amazon. Aujourd’hui dominant sur son secteur, le groupe essaie de restaurer ses marges au détriment des éditeurs, Hachette n’étant que le premier concerné par les renégociations de contrats. Mais la résistance d’Hachette, qui refuse de créer un précédent parmi les éditeurs, a désormais des effets néfastes pour Amazon, au moins du point de vue de l’image du groupe.

En France, Aurélie Filippetti , alors ministre de la culture et de la communication, a ainsi pris parti, le 28 mai 2014, en faveur d’Hachette contre Amazon, alors même que ce conflit, limité aux Etats-Unis, n’entrait pas dans le périmètre de sa fonction. Aux Etats-Unis, quelque 900 auteurs, dont Paul Auster et Stephen King, ont publié une lettre ouverte dans le New York Times, le 10 août 2014, dénonçant les pratiques d’Amazon dans son conflit avec Hachette et réclamant un accès sans entrave aux livres pour tous les lecteurs. C’est sur ces derniers qu’Amazon compte d’ailleurs s’appuyer, jouant la carte du distributeur, souhaitant baisser toujours davantage les prix pour ses clients. Amazon a ainsi appelé ses clients à se mobiliser en leur communiquant l’adresse mail du dirigeant de la filiale américaine de Lagardère afin qu’ils se plaignent auprès de l’éditeur des prix trop élevés des livres ! Et parce qu’Amazon a reproduit les mêmes pratiques avec l’éditeur allemand Bonnier, ce sont 1190 écrivains allemands ou germanophones qui ont signé outre-Rhin une pétition, le 18 août 2014, rendant publiques leurs inquiétudes et dénonçant une « prise en otage » des auteurs par Amazon. A cette occasion, la dégradation des recommandations faites aux utilisateurs pour les livres édités par Bonnier a révélé que les algorithmes d’Amazon n’étaient pas nécessairement neutres, mais pouvaient – ce qui reste à prouver – être modifiés en fonction d’intérêts commerciaux, remettant en question la neutralité revendiquée du service. Il sera très difficile de faire plier Amazon sur les marchés où il a acquis une position dominante.

En Allemagne, la voie juridique a été choisie, les libraires ayant porté plainte pour abus de position dominante auprès de l’autorité nationale de concurrence. Aux Etats-Unis, en l’absence de plainte et pour éviter un procès long et coûteux, les éditeurs semblent au contraire jouer la carte de la concentration afin d’être en mesure de mieux résister à Amazon. Après la fusion de Penguin et Random House en 2013, le rachat d’Harlequin par Harpers Collins (groupe News Corp.) en mai 2014, Hachette Group Book, qui s’était déjà emparé de Disney Hyperion en 2013, a annoncé, le 25 juin 2014, racheter le numéro 6 du marché américain, l’éditeur Perseus.

En France, où le marché du livre numérique est encore embryonnaire, Amazon ne cherche pas, au moins pour l’instant, à instaurer un bras de fer avec les éditeurs. Il reste toutefois le symbole des prix bradés puisqu’il a historiquement proposé une remise de 5 % sur les livres et la livraison gratuite, soit une double remise pouvant être perçue par les libraires, qui ont des frais plus importants, comme une atteinte à la loi de 1981 sur le prix unique du livre. Après avoir été votée par le Sénat le 8 janvier 2014, la loi « anti-Amazon », qui interdit de cumuler remise de 5 % et frais de ports gratuits (voir REM n°29, p.4), a été finalement promulguée le 9 juillet 2014, le décret étant paru au Journal officiel. Ce délai, important depuis le vote du Sénat, est dû à un oubli, la loi n’ayant pas été notifiée à Bruxelles par le gouvernement. Elle sera de toute façon sans effet. Le 10 juillet 2014, Amazon confirmait poursuivre sa politique de remise de 5 % et annonçait des frais de port obligatoires de 1 centime d’euro, comme la loi l’y autorise.

Sources :

  • « Harlequin tombe dans les bras de Murdoch », A.C., Les Echos, 5 mai 2014.
  • « Hachette se rebelle contre les pratiques commerciales d’Amazon aux Etats-Unis », Le Monde, 13 mai 2014.
  • « Hachette et Amazon en guerre ouverte », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 13 mai 2014.
  • « Musique : YouTube en guerre avec les labels indépendants », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 25 mai 2014.
  • « Filippetti s’invite dans le conflit Amazon-Hachette », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 30 mai 2014.
  • « Hachette livre se renforce aux Etats-Unis », Alexandre Counis, Les Echos, 26 juin 2014.
  • « Impala Files complaint against YouTube with European Commission », Ed. Christman, billboard.com, 27 juin 2014.
  • « YouTube entre avec fracas dans la musique en ligne payante », Benjamin Ferran, Le Figaro, 1er juillet 2014.
  • « Amazon, un négociateur impitoyable prêt à ternir son image pour casser les prix », Lucie Robequain, Les Echos, 11 juillet 2014.
  • « Amazon se joue de la loi anti-Amazon … en toute légalité », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 11 juillet 2014.
  • « Amazon mobilise les lecteurs dans son bras de fer contre Hachette », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 11 août 2014.
  • « Amazon met l’édition en émoi », Alexandre Debouté, Le Figaro, 18 août 2014.
  • « La fronde des écrivains contre Amazon s’étend à l’Allemagne », Thibaud Madelin, Les Echos, 19 août 2014.
  • « Amazon met la rentrée littéraire sous tension », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 26 août 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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