Pour les observateurs de la vie publique, le chemin parcouru par le projet de loi création et Internet, avant son adoption par le Sénat, le 13 mai 2009, restera un cas d’école privilégié : un condensé des postures et impostures dont le théâtre politique offre parfois le spectacle, un jeu de rôles où les acteurs eux-mêmes finissent par oublier les intérêts légitimes qu’ils invoquent et qu’il sont censés défendre, pour en faire les instruments de leurs arrière-pensées ou de leurs rivalités politiques.
Au lendemain de l’adoption de la loi, et par-delà les controverses et les tribulations dont l’examen, demain, fera le bonheur des historiens et des politologues, une seule question aujourd’hui mérite d’être posée : telle qu’elle a été adoptée, la loi permettra- t-elle d’atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés ? La question renvoie à une autre interrogation, qui prête elle aussi à la controverse : la loi, en l’état, est-elle applicable ? N’est-elle pas déjà frappée de caducité, avant même d’entrer en application, la technologie ayant toujours une longueur d’avance sur le droit, prenant au dépourvu une législation vétilleuse et permettant aux plus habiles de l’ignorer impunément ? Nous n’en sommes, il est vrai, qu’aux balbutiements de la révolution numérique. Le monde de la création, que celle-ci s’exprime par la musique, par le film ou par le jeu vidéo, qu’elle concerne l’information, le divertissement, la communication ou même l’éducation, n’a pas encore pris la mesure des bouleversements qui l’attendent : ses modes de production, de distribution, de commercialisation et de promotion n’ont cessé de changer depuis l’essor d’Internet. Et ils changeront plus encore dans les dix années qui viennent que dans les cinq ou six années ayant suivi la naissance des premiers sites d’échange entre ordinateurs, les fameux P2P.
Est-ce à dire que la loi Hadopi, demain, sera inappliquée, simplement parce que, d’ores et déjà, elle est inapplicable ? Immanquablement, la mise en œuvre de la riposte graduée se heurtera à certaines difficultés. Le risque d’erreurs, selon certains experts, pourrait aller jusqu’à 20 % dans la désignation des abonnés récidivistes par les fournisseurs d’accès, avec l’adresse IP pour seul recours. D’autre part, les outils existent déjà, qui permettent aux « contrefacteurs », aux « pirates », d’échapper à la surveillance des agents assermentés ayant placé un contenu protégé sur le réseau, selon la technologie éprouvée du « pot de miel » : des sites passerelles, basés souvent à l’étranger ; des serveurs relais qui brouillent les pistes ; des logiciels comme Freezer qui permettent de copier sans être repérables les millions de chansons diffusées par les web radios, Deezer, Jiwa ou autres Imeen. Enfin, n’aurait-il pas fallu prévoir une période d’essai, comme le législateur l’avait un temps envisagé, permettant ainsi aux fournisseurs d’accès de modifier leurs infrastructures afin de suspendre l’abonnement à Internet sans toucher au téléphone et à la télévision ?
Simplement techniques, ces difficultés ne doivent pas être sous-estimées : elles limitent la portée et désignent la signification de l’un des objectifs de la loi, celui sur lequel l’attention s’est le plus volontiers concentrée. L’objectif ne saurait être, en effet, l’éradication complète du téléchargement de contenus protégés par le droit d’auteur. Plus modestement, la loi devra se contenter de dissuader les pirates occasionnels : c’est du reste ce qui suffit à justifier la riposte graduée préconisée par le rapport de Denis Olivennes et acceptée par les signataires des accords de l’Elysée. Tel est bien l’esprit du dispositif : la dissuasion précède la suspension, et elle doit permettre de l’éviter. Un constat donne raison à ceux qui plaident en faveur de l’effet dissuasif de la riposte graduée : plus de 70 % des internautes américains arrêtent de télécharger de façon illicite dès la réception d’un premier avertissement. Ce n’est pas la moindre des vertus de la loi que de rappeler ainsi l’existence et la justification du droit d’auteur.
On ne saurait oublier la contrepartie que la loi entend apporter à la lutte contre le téléchargement illégal : les diverses mesures d’encouragement au développement de l’offre légale. Au premier rang parmi ces mesures figurent le renoncement des majors aux DRM, afin que la lecture des fichiers achetés soit possible sur tous les équipements, ainsi que le raccourcissement des délais de mise à disposition des films en vidéo à la demande, un délai maximal de six mois, probablement quatre mois après la sortie en salle, et l’alignement simultané du régime applicable à la VOD sur celui du DVD.
La controverse a porté néanmoins sur deux aspects de la loi, considérés par ses adversaires comme excessivement répressifs. Le premier a été qualifié de « double peine ». La législation sur la contrefaçon est toujours en vigueur, qui prévoit jusqu’à 300 000 euros d’amende et trois ans de prison, et qui s’ajoute par conséquent à la loi Hadopi. Celle- ci, certes, s’applique aux « petits » téléchargeurs, tandis que la première concerne les contrefacteurs de grand chemin. Mais il convient alors de souligner l’engagement pris par les ayants droit de ne pas poursuivre les internautes tombant sous le coup de la nouvelle législation. Le second sujet de controverse réside dans l’invocation de cet amendement n°138 à la directive « paquet télécoms » stipulant, en septembre 2008, qu’ « aucune restriction ne (pouvait) être imposée aux droits et aux libertés fondamentaux », amendement rejeté par la Commission européenne en novembre 2008. Il est vrai que la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi) n’est pas une autorité judiciaire. Ses décisions, comme celle de toute autorité administrative, n’en sont pas moins contestables devant une autorité judiciaire. Reste la question de savoir si l’accès à Internet constitue ou non un droit et une liberté fondamental : une question politique au sens noble du terme, plus difficile à trancher que nous le voudrions.
A s’emporter généreusement sur les aspects répressifs de la loi, ne risque-t-on pas de sous-estimer sa double vocation préventive et pédagogique ? Ne détourne-t-on pas surtout l’attention des causes principales et peut-être ultimes du téléchargement illégal : le prix encore trop élevé des CD audio, des DVD et des jeux vidéo ; le succès encore trop relatif des forfaits de consommation illimitée de contenus s’ajoutant à l’abonnement à un fournisseur d’accès, que ces contenus soient musicaux ou audiovisuels, sur le modèle du Neuf Music ; ou bien le succès encore tout aussi relatif des sites gratuits financés par la publicité comme Deezer, Lastfm ou Hulu.com.
La loi Hadopi n’est assurément pas morte sitôt née, comme d’aucuns le prétendent ou le souhaitent. Son espérance de vie n’est pas nécessairement bornée par l’évolution prochaine et imminente des technologies. Son sort, en vérité, est entre les mains de l’autorité de régulation instituée par la loi. Pour entrer dans les mœurs, pour acquérir en d’autres termes sa crédibilité en même temps que sa légitimité, la Hadopi devra occuper tout le terrain laissé vacant, d’un côté, par la législation, qui ne saurait vivre au rythme ni au gré des évolutions de la technique, et de l’autre, par le marché, qui n’a jamais prétendu être une école de vertu. C’est à l’autorité de régulation qu’il appartiendra de trouver un terrain d’entente, de créer une communauté d’intérêts entre tous les acteurs d’Internet et tous les créateurs d’ « œuvres de l’esprit », pour parler la langue des juristes, en les invitant tous autour de la même table, notamment ceux qui ont pu jusqu’à présent souffrir de n’être pas suffisamment entendus, les créateurs indépendants, les « petits » labels, et les internautes eux-mêmes.
La régulation, au cas par cas, patiemment donc, avec prudence et discernement, peut seule réaliser cet équilibre tant attendu entre l’essor des équipements numériques et la protection de la création artistique sous toutes ses formes : d’un côté, garantir une juste rémunération des créateurs de musique, de films ou de logiciels et, d’un autre côté, faciliter, pour le plus grand nombre, l’accès à ces différentes œuvres. Puissent le législateur et le pouvoir exécutif, l’un comme l’autre, jouer le jeu de la régulation, ne pas reprendre d’une main, ce qu’ils ont, non sans hésitations, donné de l’autre, comme trop souvent ils l’ont fait dans le passé, pour l’audiovisuel notamment.