L’ACTA : quand la propriété intellectuelle fait fi des libertés publiques

L’accord commercial anti-contrefaçon ACAC (en anglais ACTA pour Anti Counterfeiting Trade Agreement) est un accord multilatéral négocié en secret entre octobre 2007 et mars 2010 par les Etats-Unis, le Canada, la Commission européenne, la Suisse, le Japon, la Corée du Sud, Singapour, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique, la Jordanie, le Maroc et les Emirats Arabes Unis. Sous la pression de la société civile, d’associations de défense des libertés publiques et du Parlement européen, et à la suite de deux fuites de documents de travail publiés sur le site WikiLeaks en 2009 et La Quadrature du Net en 2010, la Commission européenne a finalement cédé le 21 avril dernier en rendant publique une version de l’ACTA. Selon ses promoteurs, cet accord permettrait de « fournir un cadre international pour renforcer la mise en œuvre des droits de propriété intellectuelle au niveau mondial et pour contribuer à protéger les consommateurs des risques de santé et de sécurité liés à de nombreuses contrefaçons ».

Le document public de 39 pages, expurgé des divergences entre chaque pays négociateur, annotées dans les documents fuités, a pour objet le renforcement de l’application de règles mondiales concernant les droits de propriété littéraire et artistique d’une part, et les droits de propriété industrielle, d’autre part. Le champ d’application de l’ACTA est large, puisqu’il concerne tout autant les accords de douane internationaux, la contrefaçon des biens matériels (produits de luxe, médicaments…), que le piratage de contenus numériques. A la question de savoir pourquoi cet accord n’est pas passé par les instances officielles légitimes en la matière, le journaliste Florent Latrive, répond que « plusieurs tentatives pour durcir la propriété intellectuelle ayant échoué à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), mais aussi à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) […] toutes les voies étant fermées, il ne restait que celle du traité ad hoc ».

Le contenu

Le contenu de l’ACTA dévoilé à l’issue du 8e cycle de négociation qui a eu lieu en Nouvelle-Zélande en avril 2010 est loin d’être finalisé, et le 9e round devrait démarrer en juin de cette année à Genève.La section 2 du document traite des « mesures frontalières ». Alors que les négociateurs de la Commission européenne souhaitent englober tous les droits couverts par les « aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce » (ADPIC) sur des produits importés, exportés ou en transit, il semble que d’autres pays comme Singapour, le Canada et la Nouvelle-Zélande souhaiteraient exclure les brevets de cette section. L’accord sur les ADPIC, accord multilatéral signé en 1994 dans le cadre de l’OMC et entré en vigueur le 1er janvier 1995, vise dans une acception large « tous » les droits de propriété intellectuelle, c’est-à-dire les droits d’auteur, droits des marques et droits des brevets. L’enjeu à inclure ou exclure les brevets du champ d’application des mesures frontalières concerne en particulier les médicaments génériques. En 2008, des navires en provenance d’Inde et à destination des pays pauvres ont été bloqués en douane parce qu’ils transportaient des médicaments génériques, parfaitement légaux dans le pays d’origine et celui d’arrivée, mais non en Europe où transitaient les bateaux. Un cas similaire est survenu à propos de molécules anti-VIH génériques à destination du Nigeria et financées par Unitaid, bloquées aux Pays-Bas. L’ACTA permettrait ainsi de renforcer les contrôles et de faciliter les blocages de médicaments suspectés d’enfreindre le droit des brevets des pays signataires.

La section 4 du document concerne « les mesures spéciales relatives à la protection technique de la propriété intellectuelle dans l’environnement numérique ». Sont ici visés les fournisseurs d’accès à Internet (FAI), dont on souhaiterait augmenter la responsabilité vis-à-vis des contenus circulant par leur intermédiaire, en leur faisant « adopter et raisonnablement mettre en œuvre une politique destinée à prendre en compte le stockage non autorisé ou la transmission de documents protégés par le droit d’auteur ». Si le concept de riposte graduée « à la française » a été retiré de la version officielle, c’est pour laisser le choix à chaque pays signataire de mettre en œuvre des procédures globales de filtrage et de coupure de l’accès au réseau Internet. Or, si les technologies d’échange de fichiers de pair-à-pair (peer-to-peer) semblent dans la ligne de mire de l’ACTA, rappelons que cette technologie, générique, concerne également le partage de données légales, comme la voix avec le logiciel Skype par exemple, qui permet de téléphoner via le réseau Internet.Ces mesures mettraient également à mal le partage des logiciels libres, au sujet desquels la communauté informatique concernée s’est vivement mobilisée à cause du manque de transparence et des enjeux à filtrer ainsi le réseau. De plus, les ayants droit pourront prétendre « à des dommages et intérêts proportionnels à l’impact financier de l’infraction » et également obtenir des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) les données personnelles des abonnés coupables d’infraction.

L’ACTA prévoit également des sanctions pénales à l’encontre de ceux qui « incitent, aident ou encouragent » à la contrefaçon. Enfin, même si le gain financier n’est pas le but recherché, le fait de contrefaire ou de pirater un contenu relèvera du droit pénal, l’emprisonnement constituant un type de peine « proportionnée et dissuasive ».

L’ACTA est donc un accord multilatéral qui concerne tout à la fois l’accès aux médicaments dans les pays en développement, l’accès au réseau Internet et sa neutralité, la liberté d’expression et le respect de la vie privée ainsi que la répression pénale des contrevenants. Or comme le rappelle Peter Hustinx, contrôleur européen de la protection des données (CEPD), « la propriété intellectuelle doit être protégée mais ne doit pas être placée au-dessus du droit des individus, du respect de leur vie privée et de la protection des données personnelles ».

Transparence et mécanismes d’adoption

On a pu entendre des promoteurs de l’ACTA rappeler que la confidentialité des négociations était une caractéristique habituelle des traités internationaux. Mais cette procédure de contournement du processus démocratique n’a pas semblé convaincre le Parlement européen qui, en mars 2010, peu avant la publication de l’ACTA par la Commission européenne, a adopté par 633 voix contre 13, une résolution demandant la transparence de la Commission européenne sur le dossier : « S’il n’est pas informé immédiatement et intégralement à tous les stades des négociations, le Parlement se réserve le droit de prendre les mesures appropriées, y compris d’intenter une action auprès de la Cour de justice afin de défendre ses prérogatives ».

Les pays signataires de l’ACTA et la Commission européenne s’engagent à transposer les dispositions de l’accord commercial dans leur législation. Aux Etats-Unis, Barack Obama s’est même déclaré enfaveur d’une adoption « sole executive agreement », c’est-à-dire ne requérant pas l’aval du Congrès américain, ce qui serait, dans le domaine du commerce international et de la propriété intellectuelle, une première dans l’exercice du pouvoir par un président américain.

Depuis l’invention du concept de copyright, il y a 300 ans, et de droit d’auteur il y a un peu plus de 200 ans, une longue tradition de traités internationaux et législations nationales dans les pays développés tend à allonger la durée de leurs droits patrimoniaux, passée de 14 ans renouvelable une fois au XVIIIe siècle, à 70 ans après la mort de l’auteur aujourd’hui, que ce soit en France ou aux Etats-Unis. Cette extension progressive du monopole d’exploitation accordée aux œuvres de l’esprit fragilise l’équilibre entre les droits des créateurs à bénéficier des fruits de leur travail et ceux de la société à exploiter des œuvres disponibles dans le domaine public. Les enjeux de la diffusion du savoir et de la connaissance entre les hommes peuvent être résumés par la célèbre formule de Newton : « If I have seen further [than certain other men] it is by standing upon the shoulders of giants » (Si j’ai pu voir plus loin [que d’autres hommes], c’est en me tenant sur les épaules de géants). D’un autre côté, la plupart des pays industrialisés sont convaincus que la propriété intellectuelle est « le pétrole du XXIe siècle » pour reprendre une expression de Florent Latrive. Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), le nombre de demandes internationales de brevets émanant du Japon, de la République de Corée et de la Chine a augmenté respectivement de 162 %, 200 % et 212 % en 2008, même si les Etats-Unis restent leader en la matière. Toujours selon l’OMPI, le nombre de demandes de brevets a augmenté de 100 % entre 1985 et 2007, passant de 900 000 à 1,8 million.

Mais si les droits patrimoniaux définissent a contrario l’instauration d’un domaine public, le droit moral s’est largement inspiré des théories générales de la propriété des biens matériels. Or la numérisation des données, induite par le développement de l’informatique à partir des années 1950 et la démocratisation d’un réseau décentralisé et universel dans les années 2000, permettant de les faire circuler mondialement, remet profondément en cause l’applicabilité et le respect de ces droits de propriété intellectuelle lorsqu’ils visent les droits d’auteur en particulier et les biens immatériels en général. L’approche juridique consistant à assimiler le régime de la propriété littéraire et artistique à celui de la propriété industrielle en filtrant tous les flux circulant sur le réseau Internet, en transformant les prestataires en douaniers du Net, semble être une réponse en décalage avec les enjeux actuels du libre accès, du partage et de la circulation de la connaissance et des savoirs.

Si la neutralité du Net ne peut pas être l’alibi de l’illégalité, sa mise à mal ne peut pas non plus être celui d’un filtrage généralisé. Il s’agit de trouver un équilibre entre une logique de marché, attachée à la circulation de supports physiques et une logique de libre circulation des contenus dorénavant détachés de ces mêmes supports, sans pour autant faire passer la propriété intellectuelle au-dessus des libertés publiques. Alors qu’un nouvel accord secret concernant des négociations bilatérales engagées par la Commission européenne avec l’Inde vient d’être divulgué en mai 2010, reprenant de nombreuses dispositions de l’ACTA et des lois françaises HADOPI et DADVSI, il semble que cet équilibre soit encore loin d’être trouvé.

Sources :

  • « Anti-Counterfeiting Trade Agreement, Consolidated Text Prepared for Public Release » , april 2010, http://bit.ly/daurvD.
  • « Anti-Counterfeiting Trade Agreement, Consolidated text – reflects US- Japan proposal and all comments/edits received » – Confidential-, http://bit.ly/b0qK4c.
  • « Des brevets aux droits d’auteur, traité secret sur l’immatériel » Florent Latrive, Le Monde Diplomatique, 2 mars 2010.
  • « Anti-counterfeiting agreement raises constitutional concerns », Jack Goldsmith and Lawrence Lessig, The Washington Post, march 26, 2010.
  • « La Commission prépare un ACTA bilatéral entre l’Europe et l’Inde », Marc Rees, PC Impact, 19 mai 2010.
  • « Preliminary Consultation Draft on Intellectual Property Rights Chapter of India-EU Broad-based Trade and Investment Agreement », http://bit.ly/d7vfpn.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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