Vie privée, vie publique ?

Il fait peu de doute que la vie privée n’existe plus dans sa conception traditionnelle, qui séparait vie publique et vie privée dans deux sphères dont la loi délimitait et protégeait les frontières. Si la vie privée est un concept en mutation, la notion de vie publique l’est tout autant. Beaucoup d’utilisateurs des services d’Internet ne se doutent pas que les nouvelles sociabilités numériques auxquelles ils s’adonnent sont l’objet de l’un des grands enjeux du XXIe siècle, inhérent à la liberté de communication dont ils sont dorénavant les acteurs et non plus simplement les spectateurs.

Surveillance et transparence

Comme toute liberté s’accompagne de responsabilité, celle de s’exprimer trouve avec l’Internet un nouveau vecteur qui n’est pas sans modifier profondément le rapport qu’entretiennent les uns et les autres, entre ce qui relève de l’intime et du privé et ce qui relève de la sphère publique et de la publicité. Étymologiquement, la publicité est la qualité de ce qui est rendu public, et Internet est un réseau public.

Ainsi, les réseaux sociaux sur le Web, qu’ils soient personnels comme Facebook ou Foursquare, professionnels comme Viadeo ou LinkedIn, ont tous pour objet de rendre publiques des informations privées, non pas à l’insu de l’utilisateur, mais, au contraire, selon sa propre initiative.

Comme le souligne Danah Boyd, chercheur au laboratoire de Microsoft en Angleterre, « la vie privée n’est pas une technologie binaire que l’on peut allumer ou éteindre ». Et il y a fort à parier qu’il n’est déjà plus possible d’éteindre quoi que ce soit. Quarante ans après la phrase culte d’Andy Warhol affirmant que « dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale », le journaliste Jean-Marc Manach l’inverse avec ironie en disant que « dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat ».

Aujourd’hui, l’engouement des jeunes utilisateurs pour les services du Web et le partage de données dépendent largement de l’utilité sociale du service. Olivier Glassey, sociologue et spécialiste des communautés virtuelles à l’Université de Lausanne explique que « pour les jeunes, Facebook est devenu un enjeu de sociabilité ». Et les bénéfices sociaux du partage de données seraient plus importants que les risques encourus. Les adolescents auraient une conception différente de leur vie privée de ceux qui n’ont pas grandi avec Internet : ces derniers n’y verraient que des dangers alors que les adolescents n’auraient aucune notion de la vie privée et y feraient n’importe quoi. Or, ces adolescents sont parfaitement conscients qu’ils mènent une vie publique, ce dont ils jouent selon des mises en scène bien précises, parfois à leurs risques et périls. Toujours selon Danah Boyd, « les adolescents font attention au respect de leur vie privée (privacy) ; « quand les adolescents disent du contenu qu’ils produisent qu’il est public par défaut et privé lorsque nécessaire, ils n’expliquent pas que la vie privée a disparu ; au lieu de ça, ils mettent en lumière que la vie privée et publique ont chacune une valeur ».

Lorsque la loi du 6 janvier 1978 fut votée pour protéger les citoyens des tentatives d’interconnexion de tous les fichiers des administrations en un seul, c’était bien pour respecter le principe inverse, c’est- à-dire « privé par défaut » et « public lorsque nécessaire ». Mais il n’aura fallu qu’une trentaine d’années pour que l’informatique et la numérisation se généralisent au point d’être dorénavant accessibles à tous, administrations, entreprises et particuliers, non plus à l’échelle d’un pays mais à celle de la planète. C’est dans ce nouveau contexte de circulation des données que se pose à nouveau la question des enjeux liés au fichage des individus, à des fins légitimes ou illégitimes, mais aussi ceux qui sont liés à la circulation de données dont certaines sont par essence publiques.

Données publiques et données privées

Internet fait ainsi apparaître que certaines données publiques ne le sont pas vraiment et que certaines données inhérentes à la vie privée ont en fait une dimension publique. Par exemple, certaines données sont publiques mais difficilement accessibles ; les initiatives autour de l’OpenData, les données ouvertes, rendent possibles des manipulations inédites d’informations publiques. En France, l’observatoire citoyen de l’activité parlementaire accessible sur le site web http://nosdeputes.fr cherche à mettre en lumière l’activité parlementaire des députés de l’Assemblée nationale. Des initiatives similaires tendant à rendre accessibles des données publiques peuvent être observées aux Etats-Unis sur http://www.data.gov/, ou en Grande- Bretagne sur http://www.direct.gov.uk/. Il s’agit bien d’une plus grande transparence de données publiques que certains appellent « sousveillance ou panoptique inversé » : les surveillés surveillent les surveillants.

D’autres données ont une dimension privée, mais elles sont dorénavant très facilement accessibles à tous. Par exemple, le site web 123people.com, lancé en 2008, et racheté par Pagesjaunes en mars 2010, permet à tout un chacun d’effectuer une recherche nominative sur la présence d’un individu sur la Toile et de trouver son adresse électronique, son téléphone et son éventuelle présence sur les ré- seaux sociaux, les annuaires, les blogs et forums auxquels il aurait participé. Doit-on parler pour cet exemple de surveillance ou de transparence ? A l’heure de cette hypermnésie numérique, la question qui se pose semble toujours celle de savoir qui a accès à ces données, et surtout pour en faire quoi.

La publicité fondée sur des données intimes

Les grands acteurs du Web dont l’activité revient à proposer un service gratuit en compilant toutes les informations liées à la navigation de leurs utilisateurs ne va pas sans poser des questions liées aux objectifs de la collecte de ces données. D’autant plus que la généralisation des téléphones dits intelligents (smartphones), dotés d’une puce GPS, permettent dorénavant à ces éditeurs d’accéder à des informations liées à la localisation et au contexte de l’utilisateur en temps réel, sans que celui-ci en soit véritablement informé.

Lorsque le modèle d’affaires d’un service Web repose sur la gratuité pour l’utilisateur, le modèle publicitaire consiste à rapprocher de manière la plus fine possible une audience identifiée selon son comportement et dorénavant selon le contexte géographique de sa connexion avec l’offre d’annonceurs qui correspondrait aux attentes de ce dernier. Nous connaissions la publicité contextuelle qui consiste à afficher une publicité en rapport avec ce que l’utilisateur visualise sur son écran, ainsi que la publicité comportementale, qui revient à afficher une publicité selon les préférences de l’utilisateur dont on aura enregistré le comportement. Il faudra dorénavant compter avec la publicité chrono- et géo-comportementale, permettant d’afficher une publicité à la fois selon le profil de l’individu, mais aussi selon son contexte géographique et l’heure à laquelle il y a accès.

Le modèle actuel de la publicité numérique repose en grande partie sur l’illusion de pouvoir prédire ce que le consommateur attend. Eric Schmidt, président de Google, n’expliquait-il pas récemment lors de la conférence IFA de Berlin en septembre 2010 (Internationale Funkausstellung, Exposition internationale de la radio) que « essayant d’identifier ce que sera le futur de la recherche, l’une des idées est que de plus en plus de recherches se feront pour vous sans que vous ayez besoin de saisir quoi que ce soit. Les gens ne veulent pas que Google réponde à leurs questions, ils veulent que Google leur dise ce qu’ils devraient faire ».

Comme le film de science-fiction Minority Report, blockbuster réalisé par Steven Spielberg en 2002 et tiré d’une nouvelle de science-fiction de Philippe K. Dick de 1956, où une police du futur intervient sur des crimes, avant même que leurs auteurs ne songent à les commettre, ce nouveau modèle de publicité numérique repose sur la prédiction des attentes des consommateurs. Et si l’idée peut paraître séduisante dans un roman, elle est particulièrement préoccupante lorsqu’elle est adoptée par les grands acteurs du Web sans que les utilisateurs en soient parfaitement informés.

Ainsi, les notions de données publiques et données privées, de surveillance et de transparence, et l’incursion de la publicité dans la sphère de l’intime rendent les débats complexes suivant le point de vue de l’observateur. Ces paradoxes démontrent que pour le moment le cadre juridique permettant à la fois de favoriser la liberté d’expression et d’encadrer les responsabilités qui en découlent n’ont pas encore trouvé de régulation effective, applicable directement par l’utilisateur, selon ses propres choix, suivant cette nouvelle liberté de communication dont Jean d’Arcy augurait l’avènement en 1969 et dont les digital natives en sont aujourd’hui les premiers expérimentateurs.

Encadrer les pratiques de ceux qui compilent des profils tout en respectant les choix de ceux qui y adhèrent ; rendre plus transparent le contrat qui lie l’utilisateur d’un service avec les manipulations informatiques auxquelles se livre celui qui l’offre ; sécuriser les données qui circulent entre l’individu et les serveurs du site web afin d’éviter le détournement par des tiers mal intentionnés ; informer l’utilisateur d’un service gratuit de la manière dont les données qu’ils confient spontanément ou les traces informatiques qu’ils génèrent pourront être exploitées par le service en question et partagées avec des tiers : autant de chantiers autour desquels la diversité des initiatives d’acteurs aux desseins très différents montre que les technologies seront dangereuses ou vertueuses selon le seul usage que l’on en fait et qu’à ce jour, l’équilibre entre vie privée, commerce et liberté d’expression doit faire l’objet de toutes les attentions.

Sources :

  • « Y a-t-il une vie privée sur Internet ? », Cécile Ducourtieux et Yves Eudes, Le Monde, 28 mai 2010.
  • « Le problème, ce n’est pas la transparence, mais la surveillance », Jean-Marc Manach, blog Le Monde, 30 juin 2010. http://bit.ly/9aIrHl, consulté le 20 septembre 2010.
  • « Public by Default, Private when Necessary», Danah Boyd, 25 janvier 2010. http://bit.ly/4FX3SD, consulté le 20 septembre 2010.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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