« On nous cache tout. On ne nous dit rien. Plus on apprend, plus on ne sait rien. On ne nous informe vraiment sur rien », Jacques Dutronc n’exprimait-il pas une impression, plus largement répandue aujourd’hui qu’hier ? Pourtant, certaines informations ne méritent-elles pas, au moins pour un temps, d’être tenues secrètes ou de voir leur diffusion restreinte ? Doit-on tout porter à la connaissance de tous ? Pour être utile et pertinente, l’information n’implique-t-elle pas enquête, vérification, sélection, hiérarchisation, mise en perspective, analyses et explications ? Ne devrait- elle pas être l’affaire de « professionnels » compétents, ayant recours à des moyens rigoureux et guidés par le sens des responsabilités ? Plutôt que de laisser n’importe qui, plus ou moins légitimes, au nom de la transparence, qu’eux- mêmes n’assurent pas quant à leurs sources et leurs motivations, lancer et exploiter ragots, rumeurs et indiscrétions, quand ce ne sont pas des secrets souvent légitimement protégés ? Information ou instrumentalisation ? « Info ou intox » ? Des journaux supposés sérieux et de qualité peuvent-ils s’en emparer, s’en faire l’écho et leur accorder ainsi crédit1 ?
Pas plus qu’un autre, le droit à la liberté d’expression n’est pas absolu. Une totale transparence serait, pour les droits et les libertés, aussi dangereuse qu’un secret contraint et généralisé. Le droit est recherche d’équilibre entre des droits et des intérêts apparemment et souvent opposés.
De nombreuses affaires récentes (WikiLeaks, Woerth-Bettencourt, Karachi, France 24, Mediator…), révélées ou exploitées par les médias ou dans lesquelles certains d’entre eux ont été impliqués, ont appelé l’attention sur cette nécessaire conciliation entre le droit à l’information et le droit au secret. L’un et l’autre ont leurs justifications et leurs limites. Les garanties données à l’un imposent que des restrictions soient apportées à l’autre. Dès lors que cela est posé par la loi, dans le respect des valeurs constitutionnelles et internationales fonda- mentales, et que le contrôle en est assuré par les juges, nul ne devrait en contester le principe et son application, même si des aménagements ou ajustements peuvent être nécessaires et justifiés.
Une des difficultés de faire respecter les règles et d’en sanctionner les violations tient cependant au fait que, face à la dimension internationale des réseaux de communication, le droit demeure essentiellement national ou que notre droit interne est en décalage avec le droit européen. Ce dernier est bien davantage favorable à la liberté de communication. Manquant d’équilibre, il n’échappe pas à la critique.
Informations
La liberté de communication et, de manière complémentaire et qui implique un changement de perspective et une volonté d’inscrire les principes dans la réalité, le droit du public à l’information constituent des valeurs essentielles en démocratie. Il ne peut y avoir débats d’idées, confrontation de points de vue et choix véritables à quelque moment que ce soit, sans information préalable. Celle-ci implique capacité d’enquêter et de divulguer des renseignements, même quand ils sont gênants pour les personnes ou les institutions en cause qui auraient injustement cherché à les cacher.
Parce que de rédaction très ancienne, remontant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789 et à la loi du 29 juillet 1881, les principes du droit français des médias consacrent solennellement la liberté de communication. Sans faire l’objet d’une formulation aussi solennelle, nombre de ses éléments vont cependant plus loin. Ils visent à donner plus de réalité à une liberté qui risquerait d’être simplement formelle. Ils mettent en œuvre, sans qu’on en ait toujours conscience, cette conception plus nouvelle et exigeante du droit à l’information.
C’est le droit du public à l’information qu’il s’agit de satisfaire par la réglementation des conditions d’accès aux documents administratifs, la conservation et la communication des archives, l’institution d’un dépôt légal, la détermination des « événements d’importance majeure » (même si leur liste ne comporte actuellement que des événements de caractère sportif !), l’admission de la preuve de la vérité des faits diffamatoires, les immunités attachées aux comptes rendus des débats judiciaires et des assemblées parlementaires, les exigences d’exactitude de la publicité (publicité comparative et lutte contre la publicité mensongère ou de nature à induire en erreur), certaines des exceptions au droit patrimonial d’auteurs et des titulaires de droits voisins… C’est ce même objectif qui, officiellement au moins, justifie l’existence d’un secteur public de la radio-télévision, des obligations de programme qui s’imposent, même aux entreprises du secteur privé, des multiples modalités d’aides de l’Etat (à la presse, à la distribution, à la production cinématographique et audiovisuelle…). Les juridictions nationales n’ignorent pas ce principe du droit à l’information lorsque, au-delà des dispositions légales relatives à la preuve de la vérité du fait diffamatoire, elles retiennent la bonne foi ou lorsqu’elles déterminent les limites de ce qui peut être divulgué ou de ce qui doit être protégé, au nom du respect de la vie privée, de la présomption d’innocence, de l’indépendance de la justice…. Sans doute y sont-elles conduites, sinon contraintes, par le droit international, et particulièrement par le droit européen.
Différents textes de droit international consacrent, au-delà de la seule liberté de communication, le droit « de chercher, de recevoir et de répandre des informations ». Il en est ainsi de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et, en application de celle-ci, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 ou, pratiquement dans les mêmes termes, dans le cadre européen, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme de 1950.
A l’encontre de la recherche d’équilibre des droits qui caractérise le droit français, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) contribue très largement à faire prévaloir le droit à l’information sur la protection d’autres droits et libertés. La Cour énonce qu’« elle ne se trouve pas devant un choix entre deux principes antinomiques, mais devant un principe -la liberté d’expression- assorti d’exceptions qui appellent une interprétation étroite ». Elle ajoute que cette liberté « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population ». Une telle conception n’échappe pas à la critique, tant elle paraît ignorer les dispositions du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention2 : celles-ci devraient être de nature à justifier certaines restrictions à la liberté d’information et même divers secrets.
Secrets
La justification de nécessaires secrets tient à la garantie de l’autonomie des personnes et tout autant à l’exercice de l’indispensable limitation des pouvoirs, quels qu’ils soient (politiques, policiers, médiatiques…). Chacun peut, tour à tour, se trouver dans une position ou dans une autre et dans la situation de « l’arroseur arrosé », face à des intrusions, sans cause ni raison, ou de nature prématurée, dans la vie privée des individus, le fonctionnement de l’institution judiciaire, les innovations techniques, les activités économiques, les opérations de maintien de l’ordre ou de défense armée, les relations diplomatiques…
Consacrant le principe de liberté de communication, la DDHC de 1789 impose cependant à chacun de « répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Divers secrets sont ainsi identifiés et justifiés en droit : vie privée, secret professionnel, enquête et instruction, des affaires, défense, diplomatique… Sauf à en contester la légitimité et à en obtenir la révision, par la voie légale, ils doivent être respectés par tous. Tous les moyens ne sont pas acceptables pour se procurer des renseignements légitimement protégés, quel qu’en soit le détenteur ou qui y porte atteinte. On ne saurait tolérer ni justifier les traques ou surveillances permanentes et généralisées, les intrusions dans la vie privée, les violations de domicile et de correspondances, l’exploitation de fichiers informatiques, le vol de documents… Les protections légales doivent profiter et s’imposer à tous. Selon la Charte des devoirs des journalistes, de 1918, « un journaliste digne de ce nom […] s’interdit […] d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information » et « ne confond pas son rôle avec celui du policier ». Les méthodes d’enquête et les possibilités d’investigation de ce dernier sont rigoureusement encadrées.
Il est paradoxal d’accorder, à cet égard, un régime de faveur aux journalistes, susceptibles de donner le plus large écho aux violations de secrets. Quelle cohérence a une législation qui consacre des secrets et qui en délie ceux qui contribuent à les rendre publics ? En l’occurrence, peut apparaître contestable la disposition introduite à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881, qui, en matière de diffamation, énonce que « le prévenu peut produire pour les nécessités de sa défense, sans que cette production puisse donner lieu à des poursuites pour recel, des éléments provenant d’une violation de secret de l’enquête et de l’instruction ou de tout autre secret professionnel s’ils sont de nature à établir sa bonne foi ou la vérité des faits diffamatoires ».
La revendication déontologique ancienne3 de la part des journalistes peut sembler pareillement contestable, aujourd’hui partiellement satisfaite par la loi et par les tribunaux, d’un droit à la protection de leurs sources d’information, y compris lorsque celles-ci sont elles-mêmes coupables d’une violation de secret, alors qu’ils contestent, à tous les autres, un quelconque droit au secret. Ne sont-ils pas ainsi complices ou receleurs de telles violations ? Quelle justification y a-t-il dès lors que les choses cachées le sont légitimement ?
Il est vrai que notre droit national est, en cela, désormais largement influencé par le droit européen ou, plus précisément, par la jurisprudence CEDH. Sans aucun fondement, celle-ci considère que « la protection des sources d’information des journalistes est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». A deux reprises, à quelques années d’intervalle, la France a été condamnée parce que des journalistes y avaient été sanctionnés pour recel de violation de secret. Convient-il de se résigner et de s’y soumettre, ou d’argumenter, de résister et de tenter de convaincre de la légitimité de divers secrets ? Ceux-ci ne seraient pas moins justifiés que celui qui est accordé aux journalistes et qui leur permet de les violer, en toute impunité, les privant alors et, à travers eux les personnes ou les intérêts en cause, de toute véritable portée et utilité.
Dès lors que droit à l’information et devoir de secret sont, dans une recherche d’équilibre, définis par la loi, ils devraient être reconnus ou imposés à tous et respectés par tous. Cela concerne particulièrement les médias et les journalistes. Tout est, en droit, affaire de conciliation entre des droits et des intérêts opposés. Encore faut-il en admettre le principe. Cela ne peut, en la matière, être ni tout ni rien. Ni on ne dit tout, ni on ne cache tout. Il doit en être ainsi selon ce que pose la loi, sauf à modifier la loi. On ne nous dit pas tout !
1. La rédaction du journal Le Monde a fait de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, « l’homme de l’année ». La directrice de la rédaction du journal explique : « Julian Assange homme de l’année ? Time Magazine a hésité, puis lui a préféré Mark Zuckerberg, le père de Facebook. L’homme de WikiLeaks, ou l’homme de Facebook ? Le Monde a hésité aussi, mettant en plus dans la balance une femme exemplaire, qui n’a créé ni site pour fuites géantes ni réseau social, mais qui inspire tout un peuple par son idéal et son courage, Aung San Suu Kyi. Puis nous avons choisi Julian Assange – un choix confirmé par celui des lecteurs du Monde.fr. […] Mark Zuckerberg a révolutionné la communication au quotidien sur Internet, Julian Assange a bouleversé les termes du débat public sur la transparence », S. Kauffmann, « WikiLeaks : défis et limites de la transparence », Le Monde, 25 décembre 2010.
2. « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
3. La Charte de 1918 énonce qu’« un journaliste digne de ce nom […] garde le secret professionnel ». Mais, pour le projet de code de déontologie élaboré, à l’automne 2009, par le groupe présidé par B. Frappat, « l’origine des informations publiées doit être clairement identifiée afin d’en assurer la traçabilité. Le recours à l’anonymat n’est acceptable que lorsqu’il sert le droit à l’information ; dans ce cas, le journaliste en avertit le public après avoir informé son supérieur hiérarchique de la nature de ses sources ».
Sources : –
- L’intérêt public. Principe du droit de la communication, E. Derieux et P.Trudel, dir., Victoires Editions, 1996, 192 p.
- « WikiLeaks, contrebandier de l’info », Y. Eudes, Le Monde, 3 juin 2010.
- « Innocence présumée, transparence obligée », E. Fottorino, Le Monde, 29 juin 2010.
- « Dangereux mirage de la transparence à tout prix », D. Soulez-Larivière, Le Monde, 1er juillet 2010.
- « Affaire Woerth : l’Elysée a violé la loi sur le secret des sources journalistiques », S. Kauffmann, Le Monde, 14 septembre 2010.
- « Secrets d’information », D. Quinio, La Croix, 14 septembre 2010.
- « Ce que dit la loi du 4 janvier 2010 sur la protection des sources des journalistes », X. Ternisien, Le Monde, 15 septembre 2010.
- « Une question de principe », E. Fottorino, Le Monde, 16 septembre 2010.
- « Secret des sources : « Le Monde » a déposé plainte », S. Kauffmann, Le Monde, 22 septembre 2010.
- « WikiLeaks. Le dossier irakien », Le Monde, 24 octobre 2010
- « Protection des sources des journalistes : conflits de secrets », E. Derieux, Legipresse, octobre 2010, n° 276, pp. 280-284.
- « Union sacrée aux Etats-Unis pour dénoncer la « menace » WikiLeaks », C. Lesnes, Le Monde, 30 novembre 2010.
- « WikiLeaks, un monde sans secrets », Libération, 30 novembre 2010
- « Les rapports secrets du département d’Etat. Pourquoi et comment publier ces documents ? », S. Kauffmann, Le Monde, 30 novembre 2010.
- « La presse et la transparence informatique », B. Guetta, Libération, 1er décembre 2010.
- « WikiLeaks : la triple imposture », A-G. Slama, Le Figaro, 1er décembre 2010.
- « La fuite et la victoire du filtre », C. Fourest, Le Monde, 4 décembre 2010.
- « Révélations et civilisation », B. Frappat, La Croix, 4 décembre 2010.
- « WikiLeaks entre déballage et démocratie », Le Monde, 4 décembre 2010.
- « La transparence, jusqu’où ? », La Croix, 7 décembre 2010, pp. 1-3.
- « La nouvelle fracture numérique. La fuite de documents secrets… », M. Doueihi, Le Monde, 7 décembre 2010.
- « Fuites d’Etat : questions et réponses », S. Kauffmann, Le Monde, 7 décembre 2010.
- « Washington cherche à poursuivre WikiLeaks en justice », C. Lesnes, Le Monde, 9 décembre 2010.
- « Droit au secret », E. Derieux, La Croix, 13 décembre 2010.
- « Protection des sources : est-ce un privilège ? », Le Monde, 22 septembre 2010, pp. 12-13.
- « Défis et limites de la transparence », S. Kauffmann, Le Monde, 25 décembre 2010.
- « Presse et justice. A propos de l’affaire Woerth-Bettencourt », E. Derieux, RLDI/66, décembre 2010, n° 2184, pp. 63-68.
- Protection des sources d’information, E. Derieux, et A. Granchet, Droit des médias. Droit français, européen et international, Lextensoéditions- LGDJ, 6e éd., 2010, pp. 417-425 et 957-979.