La France a pris les devants en adoptant, la première, une loi imposant à tous le prix unique du livre numérique. En allant délibérément à l’encontre du droit communautaire, elle espère avec le temps parvenir à convaincre les autres Etats membres du bien-fondé de sa décision. Elle se lance à terme dans une bataille juridique pour protéger la filière du livre de l’effondrement économique dont celle de la musique a été victime. Bruxelles pourrait, dans le même temps, ouvrir une enquête pour pratiques anticoncurrentielles.
Le 17 mai 2011, le Parlement français a voté à la quasi-unanimité – fait rare – une loi sur le prix unique du livre numérique. Avant d’être définitivement adopté, le texte a néanmoins été modifié plusieurs fois à la faveur de navettes parlementaires. Trente ans après la loi Lang de 1981 qui impose aux éditeurs un prix unique pour les livres imprimés, la France, pays précurseur dans ce domaine, a étendu cette mesure économique au commerce en ligne des livres en introduisant une clause d’extra-territorialité.
La France anticipe le développement d’un oligopole dans la diffusion des livres. Elle entend soutenir l’industrie du livre face à l’existence d’une compétition que les acteurs français du livre considèrent déloyale, due à l’exemption de contribution fiscale et d’autres obligations de soutien à la culture dont bénéficient les acteurs étrangers. Le marché du livre numérique émerge à peine en France, avec 1 % des ventes, contre 10 % aux Etats-Unis, où la librairie en ligne Amazon domine le marché avec sa tablette Kindle.
Les éditeurs français garderont le contrôle de la valeur des fichiers numériques, quel que soit le lieu d’implantation du diffuseur. Le prix fixé par l’éditeur s’impose à tous les diffuseurs vendant des livres en France (la loi de finances 2011 fixe un taux de TVA de 5,5 % à compter du 1er janvier 2012), y compris ceux qui sont installés à l’étranger : les distributeurs américains Amazon, Google et Apple sont donc concernés. Une disposition adoptée en connaissance de cause par le législateur français qui s’oppose donc ouvertement au principe juridique européen du pays d’origine : cette disposition est contraire à la législation européenne.
Cette clause d’extra-territorialité a été introduite par la volonté des sénateurs qui l’ont ajoutée à la première version du texte voté par les députés en février 2011, version selon laquelle le prix unique du livre ne devait concerner que les éditeurs et distributeurs de livres numériques installés en France. Avant de changer d’avis à la suite du vote des sénateurs, le ministre de la culture lui-même y voyait un risque « d’insécurité juridique ». Mais, après l’adoption par les députés, en seconde lecture, du compromis trouvé par la commission mixte paritaire Assemblée-Sénat, Frédéric Mitterrand a considéré qu’il s’agissait d’une « avancée historique » et « d’une loi fondatrice pour la filière du livre et la régulation des industries culturelles à l’ère numérique ».
Cette initiative parlementaire a été saluée par les représentants du secteur de l’édition tels que le syndicat des distributeurs de loisirs culturels (SDLC) et les éditeurs. Les auteurs se sont également déclarés satisfaits puisque la loi prévoit le principe « d’une rémunération juste et équitable » dans le cadre de l’exploitation de leurs œuvres sur Internet et « une reddition des comptes explicite et transparente » de la part des maisons d’édition.
La France défend ainsi l’idée d’une régulation du marché du livre en ligne, identique à celle appliquée aux livres imprimés à la faveur de la loi de 1981 qui a permis le maintien d’un réseau de librairies sur son territoire, contrairement au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, pays où le prix de vente des livres est établi par contrat entre un éditeur et un distributeur. La loi française de mai 2011 devra être défendue par le gouvernement face aux autorités européennes comme le fut en son temps la loi Lang. A deux reprises déjà, en décembre 2010 et janvier 2011, la Commission européenne a exprimé des réserves dans des avis circonstanciés adressés aux autorités françaises, quant à la conformité de la clause d’extra-territorialité aux principes communautaires de « libre prestation de service » et de « libre établissement ». En outre, au regard de la Commission européenne, la France devra justifier de l’impératif de l’objectif poursuivi, ainsi que de l’adéquation des moyens employés pour y parvenir.
En mars 2011, alors que le texte de la future loi était encore en débat, la Commission européenne a demandé que soient effectuées des perquisitions par les inspecteurs de son service de la concurrence au sein du Syndicat national de l’édition (SNE) et de plusieurs grandes maisons d’édition françaises (Albin Michel, Flammarion, Hachette, Gallimard et La Martinière), sans que leurs responsables en aient été préalablement informés. Bruxelles soupçonne les éditeurs d’entente illicite sur la fixation du prix des livres numériques. L’enquête, qui n’est pas encore formellement ouverte, viserait notamment les contrats de mandat passés entre, d’un côté, les plates-formes iTunes d’Apple, FnacBook et, de l’autre, les éditeurs, contrats ayant permis à ces derniers de garder la main sur la fixation des prix tout en reléguant les distributeurs dans un simple rôle d’agent. Aucun accord de cette nature n’a été trouvé avec Amazon. Fin 2009, l’Autorité de la concurrence saisie par le ministère de la culture avait reconnu dans un avis que ces contrats de mandat pouvaient « faire l’objet de pratiques anticoncurrentielles ». La France n’est pas le seul pays concerné par cette démarche inquisitrice, étendue notamment à l’Allemagne où le groupe Bertelsmann a également reçu la visite des enquêteurs. Les peines encourues pour entente illégale peuvent atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires total des maisons d’édition. La méthode employée par Bruxelles aurait-elle contribué au revirement d’opinion du gouvernement français ? Au Royaume-Uni, l’Office of Fair Trading (OFT), instance de régulation de la concurrence, a annoncé en février 2011 l’ouverture d’une enquête de même nature à l’encontre des éditeurs britanniques Penguin du groupe Pearson et Harper Collins de News Corp. Lors du dernier Salon du livre à Paris, en mars 2011, une rumeur circulait, laissant entendre que ces enquêtes étaient le résultat de la politique de lobbying menée par le géant américain Amazon. La Commission européenne indique, quant à elle, avoir été motivée dans sa démarche par des lettres de doléances reçues de consommateurs et de parlementaires.
Premier pays à se lancer ouvertement dans la bataille du commerce des biens culturels sur Internet, la France, à l’origine du principe d’exception culturelle, pourrait être rejointe par d’autres pays européens. L’Espagne et les Pays-Bas préparent eux aussi une loi sur le prix unique du livre numérique. Mais Bruxelles, devant le fait accompli, pourrait ouvrir une procédure d’infraction. Dans un éditorial intitulé Résistance numérique dans le quotidien Les Echos du 19 mai 2011, David Barroux conclut : « Mais tant sur un front technique que légal, cette loi risque d’être impossible à faire respecter. […] Difficile politiquement en effet d’agir à la chinoise en bloquant purement et simplement un site. Surtout que Bruxelles se retournerait contre la France si elle attaquait des cybercommerçants qui ne respectent peut-être pas la loi française mais qui n’ont commis aucun délit aux yeux d’autres pays de l’Union. […] A l’heure où le e-commerce et l’économie immatérielle tirent la croissance, les Etats dont les lois restent prisonnières de leurs frontières doivent-ils abdiquer ? Non, car si agir ne garantit pas le succès, ne rien faire mènera au pire ».
Sources :
- « Bruxelles soupçonne les éditeurs français d’entente sur les prix du livre numérique », Alexandre Counis avec Nathalie Silbert, Les Echos, 3 mars 2011.
- « Suspicions sur les pratiques des éditeurs dans le numérique », Sandrine Cassini, La Tribune, 3 mars 2011.
- « Les éditeurs français dans le viseur de l’Union européenne pour entente sur le prix des livres numériques », Alain Beuve-Méry et Philippe Ricard, Le Monde, 4 mars 2011.
- « Amazon s’invite dans le débat français sur le prix du livre numérique », Sandrine Bajos, La Tribune, 29 mars 2011.
- « Prix unique du livre électronique : le Sénat réintroduit la clause d’extra-territorialité », ZDNet, zdnet.fr, 31 mars 2011.
- « Le prix du livre numérique définitivement voté », AFP, tv5.org, 17 mai 2011.
- « Le prix unique du livre numérique s’imposera à tous », D.C., La Tribune, 19 mai 2011.
- « La France adopte le prix unique pour l’e-book malgré la menace de Bruxelles », Nathalie Silbert et Alexandre Counis, Les Echos, 19 mai 2011.
- « Résistance numérique », David Barroux, Les Echos, 19 mai 2011.
- Loi n°2011-590 du 26 mai 2011, publiée au Journal officiel le 28 mai 2011, legifrance.gouv.fr