« Lire le livre de son choix, sur le support de son choix, acheté dans la librairie de son choix » : ainsi pourrait se résumer l’initiative Open source de Decitre. Le groupe français se présente en pourfendeur des systèmes « propriétaires » dans le secteur de l’édition, alors qu’une procédure est en cours à Bruxelles concernant cinq éditeurs, dont le groupe Hachette, soupçonnés de pratiques anticoncurrentielles dans la vente des livres numériques.
L e marché croît, la concurrence s’intensifie. Le Kindle d’Amazon en tête, avec 60 % du marché américain ; le Kobo numéro un au
Canada, racheté fin 2011 par le cybermarchand japonais Rakuten (propriétaire du site français PriceMinister) et commercialisé par la Fnac en France et par WH Smith au Royaume-Uni ; le Reader de Sony ; le Nook de la première chaîne de librairies américaines, Barnes & Noble, associée à Microsoft et son nouveau système d’exploitation Windows 8 ; le Cybook du français Booken et bien sûr l’iPad, la tablette d’Apple, sont autant de modèles de lecteurs de livres électroniques commercialisés par les principaux acteurs du marché mondial de l’édition numérique. Sans oublier, le lancement imminent en France, de la librairie en ligne Google eBooks Store.
Associant librairie en ligne et terminal de lecture, les prétendants sont nombreux sur le marché d’avenir du livre numérique qui représente 20 % du chiffre d’affaires du secteur aux Etats-Unis en 2011 et seulement 0,5 % en France, selon une étude menée par le cabinet AT Kearney. Avec un taux de croissance annuel de 30 % du marché mondial entre 2010 et 2015, le livre numérique devrait représenter, selon l’Idate, 12 % du marché de l’édition en 2015. Depuis avril 2011, sur le site d’Amazon, la plus grande librairie du monde aux 280 millions de visiteurs par mois, il se vend davantage de livres numériques que de livres imprimés.
A l’ère d’Internet où les conditions d’accès constituent l’enjeu majeur, la concurrence s’intensifie sur le marché émergent de l’édition numérique. Les éditeurs nationaux sont confrontés à la suprématie des opérateurs des technologies numériques. En offrant des outils innovants de distribution et de lecture, les pure players comme Apple et Amazon, accroissent leur emprise sur les modes de distribution et de consommation. Utilisant des standards propriétaires, ils verrouillent les systèmes de distribution et enferment les contenus dans des applications qu’ils sont seuls à gérer. Leur hégémonie économique autorise même ces opérateurs à s’arroger le droit de déréférencer les éditeurs. Ainsi, Amazon a fait disparaître de sa librairie en ligne aux Etats-Unis le catalogue de l’américain Independant Publisher Group, en désaccord sur la révision à la baisse du prix de vente de ses ouvrages.
Les livres téléchargés depuis les sites d’Amazon ou d’Apple peuvent être consultés et archivés uniquement sur leurs lecteurs respectifs, le Kindle et l’iPad. L’application iBooks d’Apple pour télécharger et lire des livres sur l’iPad n’est pas compatible avec Android, le système d’exploitation de Google pour mobile. Sauf à télécharger des applications ad hoc comme celles disponibles pour Mac et Android permettant de lire sur un autre terminal les ouvrages achetés avec la liseuse Kindle, il reste souvent impossible pour le lecteur qui souhaiterait changer de lecteur de transférer directement ses acquisitions d’un système à un autre.
Selon une formule inédite à ce jour, la société française Decitre se lance, quant à elle, sur le marché du livre numérique avec un modèle ouvert de commercialisation. Son objectif est de maintenir une diversité d’acteurs sur ce marché. Fondée en 1907, propriétaire de huit librairies, numéro 3 des vendeurs en ligne de livres imprimés après Amazon et la Fnac, Decitre réalise un chiffre d’affaires annuel de 65 millions d’euros.
En avril 2012, cette entreprise lyonnaise a lancé TEA pour The e-Book Alternative, première plate-forme de lecture et de diffusion de livres numériques utilisant l’Open source, avec un investissement de 2 millions d’euros, une aide d’un montant de 100 000 euros du Centre national du livre et la collaboration de l’Ecole normale supérieure de Lyon. Pour développer sa plate-forme, la société Decitre s’est associée à la chaîne de magasins Cultura, au spécialiste de la vente sur Internet RueduCommerce ainsi qu’à la société informatique française Smile.
Le modèle Open source/Logiciel libre, qui désigne des logiciels non protégés par un brevet propriétaire dont le code peut être modifié librement, existe pour les systèmes d’exploitation des ordinateurs avec Linux, pour les logiciels de navigation sur Internet avec Firefox, pour les lecteurs multimédias avec VLC, mais il était jusqu’ici absent du marché des librairies en ligne.
Avec quelque 2 500 librairies, la France dispose d’un des réseaux de vente les plus denses au monde. Protégée par la loi sur le prix unique du livre, leur situation économique est pourtant fragilisée, ces dernières années, par la vente sur Internet, -10 % de la distribution des livres essentiellement réalisés par Amazon-, et l’arrivée des livres numériques. La récente hausse du taux de TVA sur le livre de 5,5 % à 7 % au 1er avril 2012 leur porte un coup supplémentaire. Decitre souhaite remettre les librairies au cœur du processus de vente des livres. Accessible depuis tous les terminaux (ordinateur, téléphone, liseuse, tablette), la plate-forme de distribution TEA doit permettre à chacun de disposer des outils numériques nécessaires pour exercer son activité librement. Les catalogues des éditeurs qui le souhaitent sont proposés sur la plate-forme que les libraires ou les distributeurs, quant à eux, peuvent utiliser, contre une redevance, en marque blanche. Les libraires adhérents commercialisent des tablettes équipées d’une application de lecture TEA, téléchargeable gratuitement depuis n’importe quelle boutique en ligne d’applications ou sur leur site, permettant à leurs clients d’effectuer des achats sur un site web à leur enseigne. Les libraires ont également la possibilité de personnaliser leurs services en ajoutant à leur convenance de nouvelles fonctionnalités à la plate-forme.
Pour les lecteurs, la plate-forme TEA permet de lire les ouvrages, téléchargés sur le site de la librairie de leur choix, sur n’importe quel support (ordinateur, liseuse, tablette, smartphone) et de se constituer une bibliothèque en ligne personnelle, pérenne, enrichie d’ouvrages achetés auprès de distributeurs différents. En outre, l’utilisateur de TEA peut préserver l’usage de ses données personnelles, en choisissant notamment de ne pas publier son identité ou l’ensemble des informations liées à ses achats, annotations, commentaires, dossiers de lecture. Prônant l’interopérabilité, le but de TEA est de redonner la liberté aux lecteurs d’utiliser leurs livres numériques comme ils l’entendent.
Pour Guillaume Decitre, président du groupe, il est temps d’offrir une alternative aux offres des géants américains Amazon et Apple, avant que le marché du livre numérique ne décolle vraiment en France. « Aujourd’hui, 90 % des livres vendus en France le sont par des libraires de quartier, des chaînes de loisirs culturels ou des sites de e-commerce », explique-t-il. Dans un premier temps, l’application TEA est disponible sur la liseuse Bookeen et les autres tablettes équipées du système Android, suivie en juin 2012 d’une version au format web HTML 5, compatible avec tous les systèmes d’exploitation, pour la liseuse Kobo, la tablette iPad et, à terme, le Kindle Fire d’Amazon, lors de son futur lancement sur le marché français. C’est d’ailleurs la solution trouvée par le Financial Times afin de ne plus passer sous les fourches caudines d’Apple. En juin 2011, le quotidien économique britannique a lancé une application au format HTML 5, accessible sur smartphone et tablette, pour contourner l’App Store et faciliter ainsi la lecture d’un terminal à l’autre (voir REM n°21, p.17). Sur le plan commercial, les livres deviennent potentiellement plus accessibles grâce au format et au matériel ouverts, en contournant tout cloisonnement technologique.
En France, pour 650 000 livres papier commercialisés, on dénombre seulement 60 000 titres numériques, soit 10 % du catalogue. Néanmoins, ce nouveau format concerne près de 30 % des nouvelles éditions. Au lancement de TEA, Decitre a d’ores et déjà signé avec les maisons d’édition Gallimard, Eyrolles, Editis et La Martinière et serait en négociation avec le groupe Hachette. S’appuyant sur les réseaux de distribution physique et en ligne de Decitre ainsi que sur ceux de ses partenaires Cultura et Rue du Commerce, TEA dispose d’un potentiel de diffusion comptant 60 points de vente et plus de 10 millions de visiteurs uniques par mois sur Internet, une fréquentation supérieure à celle d’Amazon. Decitre ambitionne d’exporter son modèle en Europe, à commencer par l’Espagne et le Portugal. Parallèlement au lancement de sa plate-forme, Decitre a inauguré dans sa ville de Lyon un nouveau magasin, installé dans le quartier rénové de Confluence, présenté comme un espace dédié à la lecture numérique. Début 2012, le libraire a créé un site communautaire de recommandations de lecture baptisé « Entrée livre ». Au moment où Decitre lance TEA, le portail de vente en ligne des libraires indépendants 1001librairies.com disparaît. Créé afin de contrer la suprématie des grands distributeurs, sa cessation d’activité est annoncée en mai 2012 pour cause de lourdes difficultés techniques, un an après son lancement.
Pour les éditeurs, l’Open source correspond à un modèle qui s’inscrit à contre-courant des stratégies commerciales menées par les grands distributeurs numériques américains. Pour les acteurs français du livre, il serait synonyme d’indépendance. Il en résulterait pour les éditeurs, les libraires et les lecteurs une forme de liberté commerciale retrouvée face aux exigences économiques d’Apple et d’Amazon. En soutenant un réseau de vente diversifié, la politique du prix unique du livre, applicable aux livres numériques depuis la loi du 26 mai 2011 (voir REM n°18-19, p.4), a permis de maintenir une offre éditoriale plurielle. La concentration de la distribution numérique, avec des systèmes imbriquant service et équipement, pourrait aboutir à enrayer cette dynamique.
C’est d’ailleurs sur l’existence de soupçons de pratiques anticoncurrentielles que la Commission européenne a ouvert, en décembre 2011, une enquête à l’encontre d’Apple et de quatre maisons d’édition, les américains Harper Collins et Simon & Schuster, le britannique Penguin, l’allemand Verlagsgruppe Georg von Holtzbrinck, propriétaire du britannique Macmillan, et le français Hachette Livre. Il s’agit pour la direction européenne de la concurrence de savoir si les éditeurs se sont entendus entre eux, par le biais d’accords dits horizontaux, pour fixer le prix de vente des livres avec la complicité du distributeur numérique Apple, à l’occasion du lancement mondial de sa tablette iPad en mai 2010 (voir REM n°14-15, p.37). Les éditeurs ont signé avec Apple des contrats d’agence selon lesquels ils gardent la maîtrise des prix, le distributeur prélevant une commission de 30 % sur les ventes. Cette formule est plus avantageuse pour eux que celle de la traditionnelle vente en gros qui permettait jusqu’ici à Amazon de casser les prix, au bénéfice des consommateurs. Une stratégie commerciale à laquelle le pure player a dû renoncer pour vendre des livres en France, à cause de la régulation sur le prix unique fixé par l’éditeur, pour la reporter sur sa liseuse Kindle commercialisée dans l’Hexagone, en octobre 2011, au prix défiant toute concurrence de 99 euros. Comme d’autres éditeurs au sein de l’Union européenne, Hachette Livre, Albin Michel, Flammarion et Gallimard avaient fait l’objet de perquisitions à la demande de la Commission européenne, en mars 2011, et ils soupçonnèrent à l’époque Amazon d’avoir fait pression auprès de Bruxelles pour lancer l’enquête en cours (voir REM n°18-19, p.4). C’est donc la bataille commerciale d’un duopole qui se joue à Bruxelles, dont l’issue sera déterminante pour l’ensemble des acteurs du livre. Entre-temps, la France, quant à elle, a pris le risque au regard du droit européen d’étendre la loi sur le prix unique aux livres numériques qui s’impose aux personnes proposant des offres de livres numériques sur le marché français. Le 11 avril 2012, Bruxelles annonçait avoir reçu des proposi- tions de la part des cinq groupes concernés afin de mettre fin à la procédure européenne. Ce même jour, le ministère de la justice américain (DoJ) portait plainte pour entrave à la concurrence contre Apple et deux de ces groupes mondiaux de l’édition (voir infra).
Sources :
- « « TEA ». The Ebook Alternative », tea-ebook.com
- « Apple et cinq éditeurs français dans le collimateur de Bruxelles », Sandrine Bajos, La Tribune, 7 décembre 2011.
- « Cinq éditeurs et Apple sous la loupe de Bruxelles », Alain Beuve- Méry, Le Monde, 8 décembre 2011.
- « La librairie Decitre veut résister à la domination d’Amazon sur le livre numérique », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 9 mars 2012.
- « Une librairie lyonnaise invente le livre numérique « libre » ! », Dominique Nora, obsession.nouvelobs.com, 8 mars 2012. – « Decitre repense la vente de livres numériques », Anne Feitz, Les Echos, 9 mars 2012.
- « Decitre defie Amazon », E.R. et H.R., Le Figaro, 9 mars 2012.
- « Decitre à livre numérique ouvert », F.RI., Libération, 9 mars 2012.
- « Aux Etats-Unis, les éditeurs ne pourront plus contourner Amazon et ses bas prix », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 13 avril 2012.
- « Microsoft s’allie à Barnes & Noble dans le livre numérique », Pierre- Yves Dugua, Le Figaro, 2 mai 2012.