Soupçonnés d’entente illégale, le groupe Apple ainsi que les éditeurs Macmillan et Penguin font l’objet d’une plainte émanant du ministère de la justice et de quinze Etats. C’est la puissance hégémonique de deux acteurs d’Internet, Apple versus Amazon, qui est en partie jugée dans cette affaire.
La menace lancée en mars 2012 sera donc finalement suivie d’effets. A l’annonce de l’ouverture d’une procédure par la Commission européenne (voir supra), les pouvoirs publics américains ont indiqué mener eux aussi une enquête pour les mêmes motifs, et à l’encontre des mêmes acteurs. Ils soupçonnaient, à leur tour, six groupes mondiaux exerçant une activité sur le marché du livre d’avoir violé les règles de la concurrence en se mettant d’accord sur la fixation des prix. Sont incriminés Apple et les maisons d’édition Hachette Book Group (Lagardère), Simon & Schuster (CBS), HarperCollins (News Corporation), Macmillan (Verlagsgruppe Georg von Holtzbrinck) et Penguin (Pearson). Le 11 avril 2012, le gouvernement américain et quinze Etats portent plainte pour entrave à la concurrence contre le groupe Apple et les maisons d’édition Macmillan et Penguin dans le but de défendre les consommateurs américains et l’équité du marché. Les trois autres groupes, HarperCollins, Simon & Schuster et le français Hachette ont opté pour un règlement à l’amiable proposé par le ministère de la justice (DoJ).
Si les perdants sont nombreux dans cette affaire, il y a au moins un gagnant : Amazon. Lancée en 1995, à une époque où le commerce en ligne est quasiment inexistant, la librairie en ligne de Jeff Bezos ne réalise ses premiers bénéfices qu’en 2004, bien après son introduction en Bourse qui date de 1997. Amazon innove en lançant une liseuse baptisée Kindle, en novembre 2007. Misant sur le long terme, il adopte alors une stratégie commerciale offensive pour imposer son terminal de lecture, vendu à partir de 114 dollars, sur le marché du livre numérique encore embryonnaire. Pour constituer son catalogue, Amazon négocie avec les éditeurs un contrat de vente en gros qui lui permet de fixer lui-même le prix de vente des ouvrages. En l’absence de réglementation sur le prix du livre aux Etats-Unis, Amazon pratique alors la vente à perte, le dumping, en revendant aux consommateurs les livres moins chers qu’il ne les a achetés, soit quasiment un prix unique de 9,99 dollars pour un best-seller acquis 15 dollars auprès de l’éditeur et par ailleurs vendu quasiment le double dans sa version imprimée en librairie, entre 25 et 30 dollars. La stratégie d’Amazon s’est révélée fatale pour les librairies traditionnelles, à l’instar du numéro deux sur le marché américain, Borders, mis en liquidation en juillet 2011 (voir REM n°20, p.43). En 2009, la librairie en ligne avec son Kindle domine l’économie du livre numérique, avec 90 % de part de marché.
Le « système Amazon » vacille au moment du lancement par Apple de sa tablette iPad en avril 2010, vendue dès le premier mois à un million d’unités (voir REM n°14-15, p.37). Echaudés par la politique de braderie que leur impose Amazon, la plupart des éditeurs américains espèrent profiter de cette nouvelle concurrence. Une occasion qu’Apple n’a pas manqué de saisir en proposant aux éditeurs le modèle de commercialisation qu’il pratique déjà pour la musique ou les applications pour téléphone mobile. Cinq parmi les plus grands groupes d’édition sur le marché américain vont signer avec Apple un contrat d’agence, aux termes duquel ils restent maîtres de leur politique tarifaire, tout en respectant une gamme minimale de trois prix différents, moyennant une commission de 30 % sur les ventes pour le distributeur. Si le modèle commercial d’Apple a contribué à relancer la concurrence en permettant l’émergence de nouveaux distributeurs sur le marché du livre numérique, tout en convertissant Amazon qui a en partie relevé ses prix, il a aussi provoqué de fait une augmentation des prix des ouvrages aux dépens des consommateurs.
Cette conversion des maisons d’édition dans leur ensemble au modèle du contrat d’agence a éveillé le doute des autorités américaines sur une possible connivence des éditeurs avec Apple entraînant une entrave à la libre concurrence, et notamment sur l’existence d’une clause garantissant à Apple que le prix de vente fixé par les éditeurs sur sa plate-forme de vente en ligne iBookstore, soit le plus bas du marché. Autrement dit, cette clause interdirait aux éditeurs de proposer leurs ouvrages à un meilleur prix que celui indiqué pour l’iPad. Apple pourrait donc être accusé d’avoir imposé des conditions aux éditeurs jugées excessives alors qu’il préparait le lancement de sa tablette multimédia. Ainsi, le 11 avril 2012, le ministre de la justice, Eric Holder, déclarait : « Nous affirmons qu’à partir de l’été 2009, les responsables au plus haut niveau des entreprises citées dans la plainte, inquiets de voir que les distributeurs de livres numériques avaient réduit les prix, ont travaillé ensemble pour éliminer la concurrence […], ce qui a conduit à relever les prix payés par les consommateurs ». A quoi le président de la Guilde des auteurs américains, Scott Turrow, répond que tout éditeur est forcément séduit par l’offre d’Apple face à la volonté affichée d’Amazon de brader les prix, détruisant ainsi la vente des éditions imprimées, sans qu’il y ait forcément collusion. « Il se pourrait que notre gouvernement soit sur le point de tuer la véritable concurrence pour préserver l’apparence de la concurrence », déclare- t-il dans une lettre adressée aux membres de son syndicat.
Au lendemain de l’annonce du lancement d’une procédure judiciaire, le ministère de la justice américain a indiqué que trois des cinq éditeurs impliqués, Hachette (numéro cinq aux Etats-Unis), HarperCollins et Simon & Schuster, ont accepté un règlement à l’amiable. Sous réserve que les termes soient acceptés par le tribunal, cet accord stipule que les trois groupes d’édition s’engagent dorénavant à permettre aux distributeurs de livres électroniques, comme Amazon ou Barnes & Noble, d’en réduire librement le prix de vente. C’est « une grande victoire pour les propriétaires de Kindle », selon Amazon. La pratique des rabais, sauf la vente à perte, devra être autorisée au cours des deux années à venir. Enfin, les éditeurs doivent mettre un terme à leur accord avec Apple selon lequel le distributeur bénéficiait des prix les plus bas du marché. Préférant s’épargner une procédure longue et coûteuse, les trois maisons d’édition seront néanmoins dans l’obligation de rembourser les consommateurs. HarperCollins et Hachette sont déjà contraints à reverser 69 millions de dollars aux Etats du Texas et du Connecticut. Le PDG d’Hachette, Arnaud Noury, explique dans un entretien accordé au quotidien Le Monde, en avril 2012, que « l’idée d’une entente sur les prix n’a aucun sens dans l’édition », et explique plutôt qu’il y a eu « une concomitance des signatures des contrats » due notamment au « culte du secret poussé à l’extrême » de la firme de Cupertino. Interrogé sur le prix juste d’un livre numérique, le PDG d’Hachette indique que des études de marché ont montré que l’écart « raisonnable » est de 30 % à 40 % entre la version numérique d’un livre et son édition imprimée, tout en affirmant que le prix unique de 9,99 dollars imposé par Amazon est « incompatible avec le maintien de la diversité de création, et celui d’un réseau de revendeurs traditionnels ».
Evalué à un milliard de dollars en 2012, le marché du livre aux Etats-Unis est réparti entre Amazon (60 %), Barnes & Noble avec sa liseuse Nook (25 %) et Apple (10 % à 15 %). Fort de la décision du ministère de la justice, Amazon pourrait d’emblée renouer avec sa politique de prix cassés. Ce qui pousserait inévitablement Apple à le suivre, espérant ainsi regagner en parts de marché sa perte de revenus due à la baisse des prix. Si les consommateurs s’y retrouvent, cette baisse des prix généralisée risque en revanche de signer la mort des librairies indépendantes en soutenant la position dominante d’Amazon. Pour l’association américaine des libraires, cette action en justice des autorités américaines revient « à contester un business model qui avait contribué à diversifier et à rendre plus concurrentielle la distribution des livres ».
Apple, Macmillan et Penguin, quant à eux, ne transigeront pas face au ministère de la justice qui déclare disposer de suffisamment d’éléments pour prouver que l’existence d’une entente illégale sur le prix de vente des livres « a coûté des dizaines de millions de dollars aux consommateurs ». L’éditeur Macmillan a justifié sa prise de position par « la crainte de voir réapparaître un monopole d’Amazon sur la distribution des livres ». Quant au groupe Apple, il nie toute entente sur les prix et considère au contraire avoir relancé la concurrence sur un marché dominé par un seul distributeur, en l’occurrence Amazon. « Exactement de la même façon que nous avons permis aux développeurs de décider des prix sur l’App Store, les éditeurs ont décidé des prix sur l’iBookstore », se défend le porte-parole du groupe, Tom Neumayr.
Pour certains, la cause est loin d’être perdue si l’on veut bien considérer que renforcer un nouvel entrant sur un marché contre un acteur déjà bien installé peut être bénéfique aux consommateurs. Deux grands éditeurs américains auraient déjà décidé de ne plus renouveler leurs contrats avec Amazon tandis que la première librairie en ligne continue d’investir dans son expansion, notamment en subventionnant sa tablette multimédia Kindle Fire, lancée à l’automne 2011, vendue 199 dollars contre 500 dollars minimum pour un iPad.
Sources :
- « Livres numériques : les auteurs préoccupés par une enquête visant Apple », AFP, tv5.org, 10 mars 2012.
- « Apple et cinq éditeurs dans le viseur de Washington », Virginie Robert, Les Echos, 10 mars 2012.
- « L’économie du livre face à la menace Amazon », Anne Feitz, Les Echos, 26 mars 2012.
- « E-Book : Hachette transige avec les autorités américaines », Anne Feitz, Les Echos, 12 avril 2012.
- « Apple / livre numérique / Etats-Unis / justice », La Correspondance de la Presse, 13 avril 2012.
- « Aux Etats-Unis, les éditeurs ne pourront plus contourner Amazon et ses bas prix », Alain Beuve-Méry, Le Monde, 13 avril 2012.
- « Livres numériques : Apple nie toute entente et voit Amazon comme le problème », AFP, tv5.org, 13 avril 2012.
- « Amazon, grand vainqueur du procès antitrust sur le prix des e-books », Virginie Robert, Les Echos, 13 avril 2012.
- « L’e-book à 9,99 dollars est incompatible avec le maintien de la diversité de création », entretien avec Arnaud Nourry, PDG d’Hachette, propos recueillis par Alain Beuve-Méry, Le Monde, 19 avril 2012.