Marché du livre numérique : les éditeurs signent avec Google

Après des années de batailles juridiques, le Syndicat national de l’édition a finalement décidé de s’entendre avec le géant américain d’Internet pour la numérisation et la commercialisation des livres épuisés. De bon augure, cet accord ouvre la voie à des partenariats commerciaux, à l’occasion du lancement en France de la librairie en ligne de Google.

Tout vient à point à qui sait attendre. Au bout de six années de procédures judiciaires (voir REM n°14-15, p.38 ; n°17, p.15 ; n°18-19, p.10 et n°20, p.4), Google et le Syndicat national de l’édition (SNE), représentant plus de 600 éditeurs, ont annoncé le 11 juin 2012 avoir signé un accord- cadre le 25 mai 2012 portant sur la numérisation et la commercialisation des livres épuisés, ceux qui ne sont plus commercialisés sous forme imprimée, mais qui ne sont pas pour autant tombés dans le domaine public. Cet accord intervient alors même qu’une loi portant sur l’exploitation des livres indisponibles du XXe siècle, loi promulguée en mars 2012, prévoit un partenariat entre les éditeurs et la Bibliothèque nationale de France pour la numérisation des ouvrages (voir REM n°22-23, p.4). Pour Antoine Gallimard, président du SNE, les deux projets ne seraient pas incompatibles, considérant avant tout que les éditeurs ont réussi avec Google « à transformer un contentieux en une action positive ».

Google aura donc eu raison d’innover. Lancé dans la numérisation massive des fonds des bibliothèques depuis 2005, pas moins de 20 millions d’ouvrages à ce jour, sans l’accord préalable des ayants droit, l’ennemi juré Google est devenu un partenaire à part entière. Hachette Livre et La Martinière, le premier des éditeurs à avoir assigné Google en justice en 2006, ont finalement trouvé un accord avec le moteur de recherche en 2011 et Gallimard, Flammarion et Albin Michel ont abandonné les poursuites judiciaires afin de mener à bien la conclusion du récent accord-cadre. Dorénavant, Google devra procéder différemment. Il commencera par établir une liste avec chaque éditeur, afin de recenser les livres dont il détient les droits et de vérifier qu’ils ne sont plus disponibles à la vente. La numérisation d’un ouvrage épuisé ne pourra pas se faire sans l’autorisation préalable de l’éditeur. Si un ouvrage a déjà été numérisé, l’éditeur peut en obtenir le retrait des serveurs de Google. Pour l’indexation par le moteur de recherche, le choix des extraits est également laissé à la discrétion de l’éditeur. Ensuite, celui-ci reste libre de confier ou non la commercialisation de ses livres à Google. En fonction de ces garanties apportées par l’accord-cadre, c’est à chaque maison d’édition qu’il revient de décider ou non d’y adhérer et, le cas échéant, de négocier librement avec Google les modalités commerciales concernant son propre fonds de livres épuisés. De son côté, Google indique qu’il reversera aux éditeurs plus de la moitié des recettes des ventes.

Par ailleurs, les éditeurs pourront exploiter eux-mêmes les fichiers numériques de leur fonds, notamment pour des services d’impression à la demande. En revanche, Google est parvenu à créer les conditions nécessaires au développement de sa boutique en ligne en interdisant aux éditeurs ayant signé avec lui de vendre leurs ouvrages épuisés sur n’importe quelle autre plate-forme, excluant d’emblée ses concurrents directs Amazon et Apple. Google a conclu un accord avec la Société des gens de lettres (SGDL), représentant 6 000 auteurs, par lequel il s’engage notamment à financer le développement du fichier SGDL des auteurs de l’écrit et de leurs ayants droit. Le groupe internet apporte aussi sa contribution à un projet lancé par le SNE destiné à promouvoir le plaisir de la lecture auprès des jeunes.

Après les Etats-Unis en 2010, le Royaume-Uni en septembre 2011, l’Italie en mai 2012, l’Espagne et l’Allemagne en juin 2012, Google a ouvert sa librairie en ligne de livres numériques en français en juillet 2012. Google Play Livres est accessible depuis la plate-forme de vente de contenus en ligne Google Play lancée en mars 2012, vendant jusqu’alors uniquement des applications et des vidéos. Les catalogues numérisés des grandes maisons d’édition françaises y sont distribués, parmi lesquelles Hachette, Editis, Gallimard, Flammarion, Albin Michel, Média-Participations, auxquels s’ajouteront les copies numériques des livres épuisés. Mais, surtout, Google Play Livres se caractérise par une offre gratuite de livres beaucoup plus large que celle des éditeurs, plusieurs centaines de milliers d’ouvrages libres de droits, aboutissement de la politique de numérisation des fonds de bibliothèques.

Le prix unique fixé par l’éditeur, qui s’applique aux livres numériques conformément à la loi française de mai 2011 (voir REM n°18-19, p.4), oblige Google à afficher les mêmes prix qu’Apple et Amazon, alors que la domiciliation du groupe en Irlande lui impose un taux de TVA de 23 %, contre 3 % pour Apple et Amazon établis au Luxembourg, et 7 % en France (5,5 % au 1er janvier 2013). En juillet 2012, la Commission européenne a d’ailleurs adressé une lettre de mise en demeure à la France et au Luxembourg, les enjoignant de renoncer au taux réduit de TVA sur les livres numériques, qui entraîne une distorsion de concurrence au sein des pays de l’Union.

La marge commerciale dégagée par Google sur la vente de livres se trouve de fait réduite (le pourcentage de sa commission n’a pas été révélé), mais il s’agit avant tout pour le groupe internet de promouvoir le lancement de sa première tablette baptisée Nexus 7, fabriquée par l’entreprise taïwanaise Asus, afin de rivaliser avec le Kindle Fire et l’iPad des boutiques en ligne concurrentes d’Amazon et Apple. Commercialisée en juillet 2012 aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Grande-Bretagne, Nexus 7 est disponible en France depuis septembre 2012.

Basée sur le cloud computing (informatique en nuage, voir REM n°9, p.43), la plate-forme Google Play Livres n’impose pas le téléchargement des fichiers. Acheté uniquement depuis un ordinateur sur le Web, ou depuis un terminal mobile s’il est équipé du système d’exploitation Android, le livre est ensuite accessible à tout moment sur n’importe quel appareil, smartphone ou tablette, y compris sur un iPhone ou un iPad, grâce à une application Google Play disponible sur l’App Store. Google prend ainsi le contrepied d’Amazon ou d’Apple, l’un et l’autre ayant opté pour un système fermé. Le téléchargement est toutefois possible sur les liseuses compatibles avec le système de protection numérique (DRM) d’Abode, utilisé par les éditeurs.

La signature d’un accord de paix entre Google et les éditeurs est une avancée supplémentaire pour développer le marché du livre numérique. Google Play Livres constitue, pour les éditeurs, une opportunité nouvelle de vendre des livres. Il n’en reste pas moins que l’ensemble de la chaîne du livre doit trouver d’urgence les moyens de relever les défis lancés par les géants d’Internet sur le marché français. Soutenu par le Centre national du livre, le portail de vente en ligne des libraires indépendants n’a pas résisté à la suprématie des grands distributeurs : 1001 libraires.com a disparu en mai 2012, un an après son lancement. Un autre projet est en train de voir le jour. En juillet 2012, le Commissariat général à l’investissement (CGI), service rattaché au Premier ministre, a accordé son soutien au développement d’un projet de librairie numérique regroupant des acteurs majeurs d’Internet et du monde de l’édition ; les opérateurs Orange et SFR, les éditeurs Eden Livres (plate-forme de distribution de livres numériques de Flammarion, Gallimard et La Martinière) et Editis, ainsi que les libraires, notamment la FNAC et La Procure. A l’instar des sites de musique Deezer et Spotify, cette librairie en ligne s’appuiera sur le cloud computing, afin de permettre aux internautes de se connecter à partir de n’importe quel terminal mais proposera aussi le téléchargement pour lire sans être connecté. En outre, l’achat d’un livre imprimé donnera droit à une version numérique de l’ouvrage. Les auteurs, quant à eux, continuent d’argumenter afin d’obtenir un contrat séparé pour l’édition numérique de leurs œuvres, demandant notamment une durée limitée à trois ans pour la cession des droits numériques (voir REM n°22-23, p.69). Les dernières négociations entre le Conseil permanent des écrivains (CPE), représentant des dizaines de milliers d’auteurs, et le Syndicat national de l’édition (SNE) ont échoué en juin 2012, notamment au sujet de la récupération des droits numériques d’un livre épuisé.

La pratique du prix unique suffira-t-elle, à elle seule, à soutenir la filière ? Comme pour la musique ou le cinéma, la croissance du marché numérique devra passer par le développement d’une offre légale abondante, proposée à des prix faisant vraiment la différence avec le papier. Sur ce point, les éditeurs, seuls maîtres du jeu, font preuve, sans nul doute, d’une certaine frilosité. Selon les prévisions du cabinet PricewaterhouseCoopers, le livre numérique devrait représenter 17,9 % du marché mondial de l’édition en 2016. Secteur en pleine croissance dans un nombre limité de pays, Etats-Unis, Japon, Corée du Sud et Royaume-Uni, le numérique ne dépasse pas encore 1 % du marché du livre grand public en France.

Sources :

  • « Editeurs et auteurs font la paix avec Google après six ans de litige », AFP, tv5.org, 11 juin 2012.
  • « Les éditeurs font la paix avec Google », Alexandre Debouté, Le Figaro, 12 juin 2012.
  • « Numérisation des livres épuisés : paix des braves entre Google et les éditeurs », Anne Feitz, Les Echos, 12 juin 2012.
  • « Google enterre définitivement la hache de guerre avec les éditeurs », Sandrine Cassini, La Tribune, 15 juin 2012.
  • « Edition numérique : négos en panne », Libération, 25 juin 2012.
  • « Google lance sa tablette numérique, Nexus 7 », La Correspondance de la Presse, 29 juin 2012.
  • « Livre numérique : Bruxelles attaque la TVA réduite appliquée par Paris et Luxembourg », Le Monde, 4 juillet 2012.
  • « Google lance sa librairie numérique en France sur la plateforme Google Play », AFP, tv5.org, 18 juillet 2012.
  • « Avec sa librairie numérique, Google attaque Amazon et Apple », Anne Feitz, Les Echos, 19 juillet 2012.
  • « Google ouvre sa librairie en ligne en France », Alexandre Debouté, Le Figaro, 19 juillet 2012.
  • « Le gouvernement finance la cyberlibrairie d’Orange concurrente d’Amazon », Emmanuel Paquette, blogs.lexpress.fr/tic-et-net, 20 juillet 2012.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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