Fiscalité du numérique contre dumping fiscal ?

Optimisation de la TVA, optimisation fiscale, déterritorialisation des bénéfices : les stratagèmes sont nombreux qui permettent aux multinationales d’Internet de réduire au maximum leur fiscalité sur les territoires où pourtant elles réalisent la plus grande partie de leur chiffre d’affaires. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en France, une réflexion approfondie est engagée sur la fiscalité du numérique pour limiter au maximum ce phénomène.

Ils sont plusieurs à susciter l’ire des gouvernements dans les grands pays développés : Amazon, Apple, Facebook, Google, Starbucks. A chaque fois l’accusation est la même : l’optimisation fiscale. A vrai dire, l’optimisation fiscale implique l’existence de failles dans la réglementation que vont exploiter en bonne intelligence les sociétés concernées. Et cette exploitation est d’autant plus facile que les sociétés bénéficient d’une taille mondiale et que leurs produits ou services peuvent être immatériels. Mais le commerce en dur est désormais touché : Starbucks comme Amazon – sauf pour la musique, la vidéo et le livre ne vendent pas (que) des biens immatériels.

Chaque fois, les victimes sont les mêmes, assurément ces grands pays développés qui ne peuvent se permettre de proposer une fiscalité faible, inadaptée pour assumer leurs engagements sur un territoire élargi. Et les pays bénéficiaires sont à l’inverse des enclaves sans grand besoin de financement : le Luxembourg, l’Irlande qui est toutefois un cas à part, les Bermudes, les îles Vierges britanniques, ou encore des Etats américains peu peuplés comme le Nevada ou Washington. Alors, en période de crise des finances publiques, la fronde monte et les déclarations et rapports à charge se multiplient, qui révèlent progressivement les dispositifs d’optimisation les plus courants.

Le premier d’entre eux est en passe d’être résolu et repose sur les différences des taux de TVA entre les pays européens. Ainsi, Apple comme Amazon ont opté pour le Luxembourg pour installer leur siège européen, territoire depuis lequel ils commercialisent de la musique ou des vidéos sur iTunes, des livres pour Amazon avec un taux de TVA de 3 %. Pour les biens commerciaux non culturels, Amazon bénéficie d’un taux de TVA au Luxembourg limité à 15 %, contre 19,6 % en France. Conscients de ce dumping à la TVA, les grands Etats européens sont parvenus à imposer un paquet TVA le 12 février 2008 qui prévoit, pour le commerce à destination des particuliers, la taxation des services électroniques qui correspond au lieu d’établissement du preneur à partir du 1er  janvier 2015, une date butoir repoussée à 2019. Reste qu’en matière de TVA, et en attendant 2015, le manque à gagner pour l’Etat français est de 1 milliard d’euros par an selon le rapport du sénateur UMP Philippe Marini, et de 1,3 milliard d’euros en Allemagne.

En revanche, en ce qui concerne la taxation des bénéfices, la solution n’est pas encore en vue. Ainsi, en France, Google, Amazon, Apple et Facebook dégageraient environ 3 milliards de bénéfices par an et n’acquitteraient ensemble que 4 millions d’impôts, soit plus de 100 fois moins que prévu si on applique le taux d’imposition normal des sociétés au bénéfice réalisé, ce qui reviendrait à des recettes fiscales estimées à 500 millions d’euros. Au Royaume-Uni, lors d’une audition publique organisée le 12 novembre 2012, Google, Amazon et Starbucks ont été publiquement montrés du doigt. En rapatriant ses bénéfices vers une filiale néerlandaise et une société de courtage suisse, Starbucks est ainsi parvenu à être déficitaire pendant treize ans. Google transfère ses bénéfices en Irlande et aux Bermudes, où il est domicilié fiscalement, ce qui lui a permis de ne payer que 0,6 million de livres d’impôts en 2009, malgré un chiffre d’affaires de 1,25 milliard de livres. Amazon passe par le Luxembourg où elle consolide l’ensemble de ses activités européennes. La société ne s’est ainsi acquittée que de 3 millions de livres d’impôts en cumulé au Royaume-Uni entre 2003 et 2011. En 2011, Amazon y a pourtant réalisé un chiffre d’affaires de 3,35 milliards de livres tout en n’y déclarant que 207 millions de livres. Aux Etats-Unis, c’est Apple qui a été montré du doigt, après l’avoir été au Royaume-Uni. Pour son exercice 2010, Apple a ainsi payé moins de 10 millions de livres d’impôts au Royaume-Uni, car le groupe n’y a déclaré que 600 millions de livres de chiffre d’affaires, quand Apple y aurait réalisé 6 milliards de livres de chiffre d’affaires. Mais cette somme aura en grande partie été transférée en Irlande où le taux d’imposition des entreprises chute à 12,5 %, contre 24 % au Royaume-Uni en 2010. Aux Etats-Unis, Apple a certes payé 3,3 milliards de dollars d’impôts sur les bénéfices en 2011, ce qui correspond toutefois à un taux d’imposition de 9,8 %, au lieu des 35 % théoriques pour l’impôt maximal sur les sociétés. Apple transfère en fait l’essentiel de ses bénéfices américains au Nevada, où il n’y a pas d’impôt sur les bénéfices et 70 % des bénéfices du groupe sont transférés hors des Etats-Unis.

Pour faire payer les multinationales qui jouent la carte de l’optimisation fiscale, plusieurs solutions sont imaginées. La première d’entre elles a d’abord visé les revenus publicitaires de Google. Elle fait suite en France au rapport Zelnik remis le 6 janvier 2010 qui proposait de taxer « les revenus publicitaires engendrés par l’utilisation de services en ligne depuis la France ». Cette taxe, baptisée immédiatement par les médias « taxe Google » supposait d’identifier clairement les recettes publicitaires réalisées par Google en France, ce qui a conduit le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, à solliciter un avis de l’Autorité de la concurrence sur l’éventuelle position dominante de Google (voir REM n°17, p.5).

Annoncée par un amendement au collectif budgé- taire proposé par le sénateur Philippe Marini en février 2010, puis retiré dans la foulée, la « taxe Google » sera finalement votée le 13 décembre 2010. Elle prévoyait de taxer à hauteur de 1 % tous les investissements publicitaires réalisés en ligne à compter du 1er juillet 2011, ce qui aurait conduit a pénaliser les annonceurs français quand les sociétés multinationales auraient pu localiser leurs dépenses publicitaires à l’étranger pour des sites web pourtant accessibles en France. Le 10 juin 2011, l’Assemblée nationale adopte un amendement présentée par Laure de la Raudière qui supprime la « taxe Google », celle-ci ayant « pour conséquence principale de peser uniquement sur les petits annonceurs TPE-PME français, qui n’auront pas les moyens de délocaliser leurs achats d’espaces publicitaires » selon la députée.

En juillet 2012, la « taxe Google » réapparaît dans une version 2, toujours à l’initiative de Philippe Marini, ciblant désormais non plus les annonceurs mais les revenus des régies. Elle proposait de taxer les revenus des régies en ligne pour les publicités affichées en France de 0,5 % pour les régies réalisant un chiffre d’affaires compris entre 20 et 250 millions d’euros, et de 1 % au-delà. Cet amendement n’a pas été repris par la majorité socialiste qui explore d’autres pistes.

En effet, c’est une véritable relocalisation de la fiscalité de l’économie numérique que veut imposer le nouveau gouvernement. Le 12 juillet 2012, Pierre Collin, conseiller d’Etat, et Nicolas Colin, inspecteur des finances, sont chargés d’une mission sur le sujet. Plusieurs pistes sont explorées. La première est de contourner le dispositif issu de l’OCDE qui limite aux « établissements stables » la possibilité d’une taxation, c’est-à-dire aux sociétés ayant une activité déclarée dans le pays. En effet, Google comme Amazon considèrent que leurs services sont facturés directement depuis leurs sièges irlandais ou luxembourgeois, les équipes françaises n’ayant que des activités opérationnelles. Pour cela, l’idée d’un « établissement virtuel stable » a été avancée à plusieurs reprises, notamment par le Conseil national du numérique (CNN), mais elle suppose un nouvel accord au sein de l’OCDE. Dans le rapport Colin et Collin remis en janvier 2013, la notion de « travail gratuit » des utilisateurs, qui alimentent les services des géants du Net de leurs données personnelles, est considérée comme susceptible de localiser l’activité des entreprises numériques sur le territoire où elles réalisent effectivement l’essentiel de leur activité.

A court terme, d’autres pistes devront être étudiées comme par exemple l’imposition en France des activités des entreprises étrangères exerçant un « cycle commercial complet », une solution qui permet de considérer que les activités réalisées en France y sont localisées même si l’entreprise a son siège social à l’étranger.

D’autres solutions sont également avancées qui visent à taxer les grands acteurs du Net, comme l’extension de la taxe sur la publicité radiodiffusée aux services proposant des contenus audiovisuels en ligne, une proposition du CNN qui a inspiré Philippe Marini et probablement aussi les éditeurs de presse quand ils proposent d’instaurer un droit voisin sur les contenus de presse référencés (voir supra). Fleur Pellerin, ministre déléguée aux PME et au numérique a de son côté évoqué l’obligation des accords de peering (d’apairage) qui deviendraient payants, ce qui permettrait de rapatrier une partie des bénéfices des éditeurs de services en ligne vers les opérateurs de télécommunications nationaux, au risque de remettre en cause le principe de libre circulation des biens et services au sein de l’Union européenne.

Enfin, le rapport Colin et Collin propose de taxer la collecte et l’exploitation des données personnelles, lesquelles sont au cœur de la stratégie des grands acteurs du Web et sont localisées naturellement sur les marchés où se trouve la grande partie de leurs utilisateurs. La question se pose de savoir toutefois quelles sont les données collectées et surtout, parmi celles-ci, quelles sont les données véritablement exploitées.

En matière de commerce électronique, qui échappe à toute taxe liée aux revenus publicitaires, les enjeux sont peut-être encore plus importants car le risque ici est de favoriser la délocalisation des activités des principaux employeurs français. En effet, Amazon, en s’imposant progressivement comme un interlocuteur crédible pour les produits de consommation courante, menace à terme le développement des activités numériques des grands groupes nationaux de distribution, pénalisés par une fiscalité défavorable comparée au Luxembourg. Pour y remédier, le recours au cycle commercial complet peut être envisagé, comme la suppression des frais de livraison gratuits ou alors l’instauration d’une nouvelle taxe, avancée là encore par Philippe Marini et baptisée « Tascoe », qui s’appliquerait au commerce en ligne, comme il existe une taxe Tascom pour les surfaces commerciales en dur. Seuls les e-commerçants réalisant plus de 460 000 euros de chiffre d’affaires seraient concernés par cette taxe de 0,25 %, ce qui pénaliserait Amazon, mais également les acteurs français comme Darty par exemple.

En attendant une nouvelle fiscalité numérique, les services fiscaux ont au moins la possibilité de multiplier les contrôles. Ainsi, en France, une enquête fiscale a été lancée en 2011 contre Google pour, selon L’Express, « déterminer le montant de l’impôt sur les sociétés et la TVA dont ne s’est pas acquitté le moteur de recherche entre 2008 et 2010 », Google n’ayant déclaré par exemple que 68,7 millions d’euros de chiffre d’affaires en France en 2010, 37 fois moins qu’au Royaume-Uni (2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires) alors que les deux marchés sont comparables. Selon le Canard Enchaîné, les services fiscaux auraient ainsi réclamé, en octobre 2012, un milliard d’euros d’impôts à Google pour ces quatre exercices. Google aurait en fait largement facturé à ses filiales étrangères certaines prestations réalisées en France, afin d’y faire fondre son bénéfice. Ces « prix de transfert » entre filiales d’une même multinationale sont en effet utilisés pour localiser dans les pays fiscalement avantageux la plus grande part des bénéfices.

Selon le Canard Enchaîné, Microsoft a aussi fait l’objet d’un contrôle fiscal le 28 juin 2012, soupçonné d’avoir facturé au Nevada des prestations effectuées en France par des équipes de Microsoft France. Quant à Amazon, une enquête fiscale, révélée en novembre 2012, a conduit à réclamer des arriérés d’impôts de quelque 199 millions d’euros pour les exercices 2006-2010, pénalités comprises.

Sources :

  • « Bataille autour de la fiscalité du numérique », Sandrine Cassini, latribune.fr, 14 février 2012.
  • « Internet : les pistes de taxation se multiplient », Solveig Godeluck, Les Echos, 15 février 2012.
  • « Google France sous le coup d’une enquête fiscale », La Correspondance de la Presse, 21 mars 2012.
  • « Apple, un « évadé fiscal » qui commence à exaspérer les Anglais », Tristan de Bourbon, latribune.fr, 11 avril 2012.
  • « Apple relance la polémique sur l’optimisation fiscale des multinationales », Pierre de Gasquet, Les Echos, 2 mai 2012.
  • « Bercy soupçonne Microsoft France de fraude fiscale », latribune.fr, 4 juillet 2012.
  • « Comment taxer Google, Apple et Amazon se demande Bercy », Delphine Cuny, latribune.fr, 12 juillet 2012.
  • « Le gouvernement veut faire payer plus d’impôts à Google, Amazon ou Apple », Sarah Belouezzane et Cécile Ducourtieux, Le Monde, 12 juillet 2012.
  • « La nouvelle taxe Google toucherait-elle Google ? », Sandrine Cassini, latribune.fr, 19 juillet 2012.
  • « Les fronts se multiplient pour taxer les géants de l’Internet », Guillaume de Calignon et L.R., Les Echos, 19 juillet 2012.
  • « Votée, retardée, supprimée … Petite histoire de la « taxe Google » », Alexandre Pouchard, lemonde.fr, 18 septembre 2012.
  • « Un axe Paris-Berlin pour faire bouger la fiscalité du numérique », Nicolas Rauline, Les Echos, 24 octobre 2012.
  • « Le fisc français réclamerait 1 milliard d’euros à Google », N. RA., Les Echos, 31 octobre 2012.
  • « Les chiffres secrets d’Amazon au Royaume-Uni », Sandrine Cassini, latribune.fr, 28 novembre 2012.
  • « Concurrence : le front anti-Amazon s’élargit », Philippe Bertrand, Les Echos, 6 décembre 2012.
  • « Taxer les données pour faire payer les géants du Net », E.C. et S.G., Les Echos, 22 décembre 2012.
  • « Fiscalité du numérique : vers une taxation des données », Elsa Conesa, Les Echos, 18 janvier 2013.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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