« Lex Google » en Allemagne et en France : les moteurs de recherche ne paieront pas

Après l’Allemagne, qui souhaite obliger les agrégateurs d’information à payer pour référencer, la France propose d’étendre le dispositif à l’ensemble des activités de recherche. Imaginé par les éditeurs de presse, le projet de loi fait trembler Google qui menace de retirer la presse de ses résultats de recherche, tout en acceptant de financer symboliquement les éditeurs pour mettre fin au conflit.

En proposant, le 3 mars 2012, d’obliger « les opérateurs commerciaux du Net, comme les moteurs de recherche ou les agrégateurs d’information » à « verser aux éditeurs une rémunération pour la diffusion sur Internet de produits de presse », la majorité CDU-FDP allemande a relancé en Europe le débat sur les droits voisins pour les contenus référencés par les moteurs de recherche (voir REM n°22-23, p.11).

La proposition allemande, en ciblant précisément la « fixation rédactionnelle technique de travaux journalistiques », ne vise précisément qu’un type de moteurs de recherche, à savoir les agrégateurs d’information, en particulier Google Actualités. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le projet de loi a aussitôt été rebaptisé « Lex Google » par ses détracteurs qui y voient une atteinte à la liberté d’expression. En effet, ce projet de loi limite d’emblée la capacité des nouveaux entrants dans le domaine de la recherche puisqu’il leur faudra payer au préalable un droit de référencement qui pourrait être dissuasif. En durcissant les conditions d’exercice de la liberté d’entreprendre, la loi peut donc indirectement durcir les conditions d’accès à l’information, laquelle reste toutefois librement disponible en ligne sur les sites des journaux. Par ailleurs, la loi pourra inciter les agrégateurs actuels à déréférencer les sites des journaux afin d’éviter le paiement de droits voisins, ce qui limitera encore les moyens d’accéder à l’information. Ces considérations n’ont toutefois pas dissuadé le gouvernement allemand qui a adopté, le 29 août 2012, un projet de loi, lequel doit ensuite être adopté par le Bundestag (le Parlement allemand).

A vrai dire, la « Lex Google » allemande peut être considérée comme un premier pas pour réorganiser les usages du Web. Plutôt que d’instaurer une rémunération pérenne pour contribuer au financement de la presse en ligne, elle risque en effet de favoriser le déréférencement, donc de diminuer l’intérêt des agrégateurs pour les internautes. Elle redonne de ce point de vue la priorité aux sites des éditeurs sur les intermédiaires que sont les moteurs de recherche et autres agrégateurs d’information. Et la loi pourrait également concerner, à terme, les réseaux sociaux, ceux-ci devenant d’importants pourvoyeurs d’audience pour les sites de presse. Mais suffira-t-elle pour éduquer l’internaute et le convaincre de se rendre prioritairement sur les sites des éditeurs de presse ? C’est en tout cas ce qui s’est passé au Brésil où 154 titres de presse, regroupés dans l’Association nationale des journaux brésiliens (ANJ), ne sont plus référencés dans Google News depuis 2011. L’audience des sites des journaux a chuté de 5 % seulement, témoignant de la moindre importance de Google Actualités, comparée à celle du moteur de recherche qui reste un pourvoyeur important d’audience. Et les journaux brésiliens constatent depuis un an une augmentation des accès directs à leurs sites. C’est ce débat que la « Lex Google » allemande a lancé, un débat qui se poursuit désormais en France, où il a pris une tout autre ampleur. La presse italienne suit la même voie.

Début septembre 2012, l’IPG, l’Association de la presse d’information politique et générale, soutenue par le SPQN (Syndicat de la presse quotidienne nationale), le SPQR (Syndicat de la presse quotidienne régionale) et le SEPM (Syndicat des éditeurs de presse magazine), a ainsi proposé à Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, à Fleur Pellerin, ministre déléguée au numérique, ainsi qu’au Premier ministre, un projet de loi pour instaurer en France un droit voisin sur les contenus de presse référencés.

L’IPG s’appuie dans sa démarche sur l’exemple de la musique : les éditeurs de musique ne peuvent pas s’opposer à l’utilisation de leurs chansons par une radio, en contrepartie de quoi celle-ci paye un droit voisin, dont le montant est fixé par une commission paritaire et redistribué aux éditeurs par une société de gestion collective. Dans le projet de loi, les éditeurs de presse s’engageraient ainsi à renoncer à leur droit d’interdire le référencement de leurs articles, en contrepartie de quoi les moteurs, quels qu’ils soient, les rémunéreraient au titre du droit voisin, dès lors qu’ils référencent des articles de presse. Sont donc concernés les agrégateurs d’informations, mais également les moteurs de recherche généralistes comme Google Search. La différence avec la « Lex Google » mérite d’être soulignée : le projet de loi allemand vise les agrégateurs d’information, car ils reprennent les liens pointant vers les pages des articles, ainsi que le chapeau des articles, et présentent l’ensemble dans une page d’actualité structurée. Rien de tel dans les pages des moteurs de recherche généralistes où le contenu de l’article n’est pas mis en valeur, donc exploité par le moteur. Ainsi, certains internautes se contentent des pages de résultats des agrégateurs d’information pour accéder à l’information, ce qui est beaucoup plus rare quand on utilise Google Search, le produit n’étant pas adapté.

Autant dire que le projet de loi français soutenu par l’IPG vise d’abord à instaurer une taxe Google, mentionnée par ses défenseurs dans de nombreuses interviews, pour la mettre au service du financement de la presse plutôt que de l’utiliser à d’autres fins. Et le parallèle avec les droits voisins versés par les radios est lui aussi problématique. En effet, la radio ne se contente pas de référencer les chansons, elle les exploite en les diffusant et en recourant à la publicité. Et la radio se concentre sur quelques chansons en raison des contraintes liées au temps d’antenne. A l’inverse, un moteur de recherche a vocation à référencer la totalité des pages des éditeurs de presse car il a pour ambition l’exhaustivité, quand bien même certains liens référencés ne seront jamais utilisés par les internautes. Il y a donc un intérêt économique à les déréférencer, sans jamais nuire à l’expérience de l’internaute qui utilise un moteur. Par ailleurs, les moteurs, en renvoyant vers les pages des éditeurs de presse, permettent à ces derniers de se rémunérer en affichant de la publicité sur leurs pages : le contenu référencé n’est pas valorisé seulement par le moteur de recherche, sans bénéfice possible pour l’éditeur, comme c’est le cas à la radio. Le projet de loi français, en l’occurrence, témoigne davantage d’une volonté de réorganiser la répartition de la valeur sur Internet plutôt que de repenser en profondeur la manière d’organiser le Web, comme le laisse penser la « Lex Google » allemande.

En effet, les éditeurs de presse français, et en général les médias, dénoncent depuis de nombreuses années les déséquilibres engendrés par la place des moteurs de recherche sur le Web, et notamment de Google qui représente en France 93,5 % des requêtes. Les moteurs, en devenant un intermédiaire entre l’internaute et les sites de presse, ont pris le contrôle des audiences : 60 % à 70 % de l’audience de certains sites de presse est apportée par Google Search, 20 % à 30 % de l’audience de certains sites de presse est apportée par les agrégateurs d’information. Et cette audience est valorisée sur le marché des liens sponsorisés pour Google Search, et non pour Google Actualités qui ne propose pas de publicité.

S’ajoute à cela la capacité qu’ont les moteurs à valoriser les inventaires des sites, c’est-à-dire les espaces réservés pour les bannières sur les pages les moins fréquentées des sites, notamment les pages des articles de presse de plus de vingt-quatre heures pour lesquelles trouver un annonceur est parfois difficile ! En effet, parce qu’ils indexent l’ensemble du contenu des pages du Web, les moteurs de recherche savent proposer automatiquement des campagnes de publicité contextuelle associant une publicité à un centre d’intérêt déduit du contenu de la page web analysée. Dès lors, les régies des moteurs développent également une offre de placement de bannières pour les inventaires, qu’il s’agisse d’AdExchange (Google), de Microsoft ou de Yahoo! en France, offre qui renforce encore la situation de dépendance des éditeurs de presse à leur égard, ces derniers devant payer pour être mieux référencés.

Leur inquiétude est compréhensible. Malgré 25 millions d’internautes revendiqués par mois et 7 des 10 premiers sites d’information en ligne, la presse en ligne ne parvient pas, avec ses recettes publicitaires, à compenser le manque à gagner lié au recul des ventes papier. Selon l’IPG, entre 2000 et 2010, la presse imprimée a perdu 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Sur le Web, elle réalise 281 millions de chiffre d’affaires, mais seulement 150 millions d’euros de recettes publicitaires.

Le vrai enjeu n’est-il pas alors de mieux valoriser les espaces publicitaires des sites de presse, le marché des bannières étant estimé à 600 millions d’euros en France en 2012, tous sites confondus, plutôt que d’en appeler à un financement de l’information en ligne par les moteurs de recherche ? Car ces derniers ne s’y trompent pas et savent que toute exception, même dans un seul pays, aura des conséquences sur l’ensemble de leur activité de référencement, chaque éditeur de sites ou de données relevant d’une manière ou d’une autre de la propriété intellectuelle pouvant demander à être payé pour être référencé. C’est la raison pour laquelle Google a précisé, dans un courrier adressé aux différents cabinets ministériels concernés et envoyé courant octobre 2012, qu’il « ne peut accepter que l’instauration d’un droit voisin pour le référencement de sites de presse français mette en cause son existence même et qu’il serait en conséquence contraint de ne plus référencer les sites français ». Autant dire que si les sites de presse n’ont pas l’obligation de se laisser référencer, une obligation à laquelle ils proposent de renoncer en échange d’un droit voisin nouveau, Google n’a pas non plus l’obligation de les référencer et de leur apporter de l’audience ou des financements.

Google a toutefois été obligé de reprendre le dialogue avec les éditeurs de presse dans la mesure où le président de la République avait demandé au groupe californien, lors d’une rencontre avec Google le 29 octobre 2012, de faire des propositions à la presse avant la fin 2012. Un médiateur a été nommé, Marc Schwartz, afin d’aboutir à un accord. Les négociations – confidentielles – ont été difficiles, l’instauration d’un droit voisin soulevant la question du droit des auteurs produisant les contenus et pouvant, eux aussi, demander une rémunération.

Mais Google n’a pas manqué de rappeler à la presse que le rapport de force joue en la défaveur de celle-ci. Ainsi, en Allemagne, une étude du cabinet TRG menée sur 15 millions de requêtes en août 2012, a révélé que seuls 23,8 % des résultats affichent à la fois un lien vers un article de presse et un lien vers une publicité, que seul d’autre part 1,1 % des pages de résultats présentent majoritairement des liens vers des articles de presse, et enfin que les liens vers les articles de presse pour l’ensemble des résultats ne représentent que 8,3 % des liens affichés. L’enjeu, pour les éditeurs de presse, est donc bien plus de trouver les voies d’une coopération avec Google que de voir émerger un droit voisin qui risque de conduire à leur déréférencement. La solution américaine de l’Editor Picks (voir REM n°22- 23, p.11) peut notamment offrir aux sites de presse une meilleure visibilité dans l’univers Google et donc, potentiellement, de meilleures recettes publicitaires. C’est d’ailleurs cette solution qui, réaménagée, a été proposée aux éditeurs belges francophones. Plutôt que de continuer à s’opposer à Google devant les tribunaux, ces derniers ont finalement opté pour un partenariat et renoncé aux poursuites lancées en 2006 par la Copiepresse (voir REM n°0, p.4). Google a ainsi précisé que cet accord ne prévoit pas de rémunération des contenus. Outre un dédommagement de Google lié aux frais juridiques, le moteur de recherche s’est mis d’accord avec la presse belge en lui proposant un échange de visibilité et de l’achat d’espace pour promouvoir ses services sur les sites des éditeurs. Tandis que Google communiquera sur les sites des plus grands éditeurs belges, ces derniers optimiseront leurs revenus grâce à AdSense et AdExchange, mais également par l’achat de mots clés sur AdWords. Ils s’engagent également à recourir aux outils de Google (Google +, YouTube, Hangouts) pour développer la participation de leurs lecteurs, ce qui favorise bien sûr le développement des services de Google. Enfin, Google les aidera à rendre plus accessibles leurs contenus sur Internet ce qui, comme aux Etats-Unis, favorise quelques grands titres au détriment des autres sources d’information non représentatives de la presse « historique ». C’est une solution analogue qui a été trouvée pour la presse française le 1er février 2013. Google accepte de favoriser grâce à des conditions intéressantes l’utilisation de ses services par la presse française pendant cinq ans, celle-ci espérant que l’appui de Google lui permettra de mieux s’imposer sur le Web. Enfin, Google paye la presse française pour qu’elle mette fin à ses projets de droit voisin : le géant du Web lui accorde 60 millions d’euros par l’intermédiaire d’un fonds destiné à accompagner la mutation vers le numérique de la presse d’information générale et politique, ce qui est peu au regard du milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel de Google en France.

De ce point de vue, le fonds Google répond aux initiatives actuelles des éditeurs de presse et de médias français pour mieux valoriser leurs inventaires, en s’adaptant aux contraintes économiques qui sont les leurs. En mars 2012, les groupes Amaury, Le Figaro, Lagardère et TF1 se sont ainsi rassemblés pour annoncer le lancement d’AdMedia Premium, une plateforme d’enchères en temps réel pour la vente automatique de bannières sur les pages de leurs sites, comme Google le fait avec AdExchange. Mais, avec AdMedia Premium, les annonceurs ont la garantie que leurs bannières seront placées à côté d’un contenu média, et non sur une page de blog ou un site de service. Les contenus médias étant en général plus appréciés des internautes, ils devraient en toute logique bénéficier d’une meilleure valorisation publicitaire que sur AdExchange, où le placement des bannières concerne tout type de site web. Les éditeurs ont donc là un moyen d’inverser un rapport de force qu’ils jugent à raison défavorable. Pour son lancement officiel le 4 septembre 2012, AdMedia Premium, rebaptisé La Place Media, avait été rejoint par d’autres groupes, dont certains titres de PQR et France Télévisions Publicité, et comptait en tout 80 marques médias pour 28 millions de visiteurs uniques par mois et 4 milliards de pages vues, une taille critique suffisante pour attirer des annonceurs déployant des campagnes de bannières.

Ce type de plateforme d’enchères en ligne, connu sous le nom de RTB pour Real Time Bidding, est également proposé par Audience Square, un autre regroupement de médias alliant M6, RTL, Prisma, Libération, Les Echos, Le Point, Le Monde, L’Express, la régie interactive de Next Radio TV et celle du Nouvel Observateur. Lancée le 4 décembre 2012, Audience Square revendique 25 millions de visiteurs uniques par mois et 3 milliards de pages vues. Les enchères en ligne devraient représenter 25 % du marché des bannières (y compris les bannières vidéo) à l’horizon 2015 selon le cabinet IDC, un marché sur lequel se financent les éditeurs de presse et qu’ils ne comptent donc pas laisser aux régies des pure players du Web.

Sources :

  • « Les médias français misent sur la publicité en ligne aux enchères et en temps réel », Nicolas Rauline, Les Echos, 18 avril 2012.
  • « Google Actus passe à la caisse en Allemagne », Sandrine Cassini, latribune.fr, 29 août 2012.
  • « Google devra rémunérer les éditeurs de presse en Allemagne », Marc Cherki et Patrick Saint-Paul, Le Figaro, 4 septembre 2012. – « 80 marques médias lancent une place de marché pour la publicité sur le Web », Enguérand Renault, Le Figaro, 5 septembre 2012.
  • « Les éditeurs veulent leur « Lex Google »», Anne Feitz, Les Echos, 5 septembre 2012.
  • « Les éditeurs proposent leur « Lex Google » au gouvernement », Anne Feitz, Les Echos, 10 septembre 2012.
  • « La presse demande aux moteurs de recherche de payer pour les contenus », Enguérand Renault, Le Figaro, 11 septembre 2012.
  • « Google menace de ne plus référencer les sites de presse », N.R., F.SC., T.M., Les Echos, 19 octobre 2012. – « Google menace de ne plus référencer la presse française », Benjamin Ferran, Le Figaro, 19 octobre 2012.
  • « Pour les journaux brésiliens, il y a une vie après Google News », Les Echos, 22 octobre 2012.
  • « Front uni des éditeurs européens contre Google », Alexandre Debouté et Benjamin Ferran, Le Figaro, 26 octobre 2012.
  • « La presse marque un point face à Google », Enguérand Renault, Le Figaro, 29 octobre 2012.
  • « L’Elysée enjoint Google à négocier », Enguérand Renault et Benjamin Ferran, Le Figaro, 30 octobre 2012.
  • « Lex Google : le médiateur nommé cette semaine », Fabienne Schmitt, Les Echos, 13 novembre 2012.
  • « Audience Square, une place de marché dans les starting-blocks », N. Ra, Les Echos, 26 novembre 2012.
  • « Google se met d’accord avec la presse belge… pour aider Google », Guillaume Champeau, Société 2.0.fr, 13 décembre 2012.
  • « Google minimise l’ampleur de l’accord trouvé avec la presse belge », Sandrine Cassini, latribune.fr, 12 décembre 2012.
  • « Accord entre les éditeurs français et Google », Enguérand Renault, Le Figaro, 1er février 2013.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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