La loi relative à l’audiovisuel, à l’épreuve, en France, de Netflix

En pointant les limites, notamment des décrets dits Tasca, l’arrivée de Netflix en France révèle les risques liés à l’absence de concentration verticale, laquelle devrait pénaliser immédiatement les diffuseurs et, à moyen terme, également les producteurs nationaux, qui résisteront difficilement aux concurrences étrangères.

L’arrivée en France de Netflix, le 15 septembre 2014, et son lancement simultané en Europe dans cinq nouveaux pays, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, la Belgique et le Luxembourg, font du géant américain de la vidéo en streaming par abonnement (SVODsubscription video on demand) un acteur majeur de l’audiovisuel européen. Celui-ci était en effet déjà présent en Europe depuis 2012 au Royaume-Uni, en Irlande, en Norvège, en Finlande, en Suède, au Danemark, avec une offre complétée en 2013 par le lancement du service aux Pays-Bas. Fort de ce positionnement sur les principaux marchés, à l’exception encore de l’Italie et de l’Espagne, Netflix peut déployer sur le Vieux Continent sa stratégie internationale, initiée d’abord au Canada, en 2010, puis en Amérique du Sud en 2011. Celle-ci consiste à capter rapidement un grand nombre d’abonnés grâce à une offre très bon marché donnant accès à un catalogue international de programmes, complété par des productions locales. En France, Netflix espère ainsi convertir environ 10 % des foyers à son offre dans deux à cinq ans, soit 2,5 à 3 millions d’abonnés, et un tiers des foyers dans dix ans, soit 9 millions d’abonnés, tout comme le groupe Canal+. En effet, la stratégie de Netflix vise d’abord à convaincre les abonnés des bouquets de chaînes distribués par satellite ou ADSL (Sky au Royaume-Uni, CanalSat en France), à l’inverse des Etats-Unis où les vrais concurrents de Netflix sont aussi des acteurs de la SVOD, comme Amazon ou Hulu. Autant dire que l’arrivée de Netflix en Europe peut bousculer l’équilibre fragile hérité de la directive Télévisions sans frontières (TVSF) de 1989, devenue directive SMA, pour Services de médias audiovisuels, depuis 2010.

En effet, cette directive, qui protège les marchés européens en imposant des quotas de diffusion de 50 % d’œuvres européennes, interdit à Hollywood de concurrencer frontalement les producteurs en contrepartie de la constitution d’un marché unique européen de l’audiovisuel. Elle a eu pour effet de favoriser en Europe le développement des politiques d’aide à la création audiovisuelle. Pour satisfaire aux quotas de diffusion, il fallait bien que des producteurs alimentent les différentes chaînes de programmes européens. Et ces politiques se sont souvent inspirées du modèle français de l’aide à la production cinématographique, imaginé dans l’après-guerre et décalqué en partie en France pour la production audiovisuelle à l’occasion de la retranscription dans le droit français de la directive TVSF avec, en 1990, les décrets dits Tasca, du nom de la ministre de la culture d’alors. Ces décrets imposent aux diffuseurs de contribuer au financement de la production nationale, ce financement devant aller en grande partie à des producteurs dits indépendants, donc non contrôlés par les chaînes du point de vue capitalistique. En conséquence, les décrets Tasca écartent toute possibilité de concentration verticale en France dans le domaine audiovisuel et donnent aux producteurs, plutôt qu’aux diffuseurs, les droits sur les programmes audiovisuels que les chaînes ont pourtant financés en partie.

Netflix fait voler ce modèle en éclats. Malgré la volonté du gouvernement français de voir installer son service sur le territoire national et de promouvoir un catalogue d’œuvres nationales, donc de respecter le décret SMAD, adaptation au numérique des décrets Tasca, le service de SVOD a préféré installer sa base aux Pays-Bas, territoire fiscalement plus avantageux. Dès lors, Netflix n’aura aucune obligation de contribution au financement de la production audiovisuelle en France, ni obligation de promotion des œuvres françaises sur son service. De toute façon, celui-ci ne repose pas sur une démarche éditoriale traditionnelle où les quotas structurent la grille des programmes, mais d’abord sur un service de recommandation personnalisée, donc sur l’analyse des données personnelles des consommateurs, ce qui atteste de l’inadaptation des décrets SMAD au nouveau contexte numérique. Mais si Netflix a surtout refusé la France pour préserver l’indépendance de son système de recommandation, système que les quotas auraient perverti, c’est bien sûr avec la question des obligations de financement que les problèmes surgissent. Certes, Netflix n’est pas opposé à investir en France et il va le faire, le groupe américain comptant sur les productions nationales pour s’imposer dans un pays. Ainsi, le tournage d’une série exclusive pour Netflix, baptisée Marseille, est prévu en 2015. Autant dire que Netflix figure désormais parmi les financeurs de la production audiovisuelle nationale. Sauf que ce financement n’est pas imposé par la loi : Netflix achète une exclusivité et n’a pas d’obligation de financement comme les diffuseurs nationaux, et encore moins d’obligation de financement de la production indépendante, celle dont on ne contrôle pas les droits. Les producteurs français auront donc intérêt à court terme à céder à Netflix leurs fonds de catalogues, peu exploités, mais dont la production a été financée par les chaînes nationales. A moyen terme cependant, le bénéfice pourrait être de courte durée. En effet, en constituant une offre attractive et très bon marché (7,99 euros par mois pour l’offre sur télévision seule), Netflix va ponctionner une partie des abonnés de CanalSat et détourner des chaînes en clair le public, qui plébiscite de plus en plus le confort de la télévision à la demande pour les programmes de stocks (films, séries, documentaires). A la baisse des revenus des diffuseurs de chaînes payantes (CanalSat en France, en situation de quasi-monopole à l’exception du sport) s’ajoutera ainsi une baisse des recettes publicitaires des chaînes en clair, l’audience allant vers les services à la demande. Or les obligations de financement sont indexées sur le chiffre d’affaires des diffuseurs, qui sont aujourd’hui les financeurs majoritaires de la production audiovisuelle nationale.

C’est au regard de ces contraintes d’investissement indépendant et des effets de cette nouvelle concurrence transnationale que la Chaire des médias et des marques de ParisTech a publié, le 1er septembre 2014, un rapport baptisé Après Netflix, dans lequel elle analyse les conséquences de l’arrivée en France du service de SVOD pour le financement de la production cinématographique et audiovisuelle : jusqu’à 44 % de contribution en moins des diffuseurs pour le cinéma entre 2011 et 2017, phénomène dû à l’effondrement du chiffre d’affaires de CanalSat ; jusqu’à 27 % de financement en moins pour la production audiovisuelle, phénomène dû simultanément aux difficultés de CanalSat, financeur de séries exclusives, et à la baisse des recettes publicitaires des chaînes en clair. Autant dire qu’en France, il n’y aura pas d’effet HBO comme aux Etats-Unis où la chaîne est parvenue à conserver son nombre d’abonnés et ses capacités d’investissement grâce à ses séries exclusives qu’elle oppose à Netflix.

HBO parvient à amortir ses productions grâce à leur commercialisation à l’étranger. A l’inverse, les diffuseurs français ne contrôlent pas la majorité des droits des programmes qu’ils financent et investissent sans se soucier des moyens de rentabiliser le programme en dehors de leur chaîne, en particulier en l’exploitant dans des circuits de distribution différents, notamment à l’export. C’est la raison pour laquelle les chaînes françaises financent d’abord des productions visant un public national, susceptibles de conquérir immédiatement leur audience, le reste des grilles étant complété par des productions américaines conçues pour un public mondial. Dès lors, le manque à gagner lié à la baisse des obligations d’investissement des chaînes ne pourra pas être compensé par des recettes nouvelles liées à l’exploitation à l’international des programmes nationaux, inadaptés à des publics étrangers. Sauf à considérer que les producteurs hexagonaux, constatant une baisse significative des montants que les chaînes françaises sont prêtes à investir dans leurs séries, tout en exigeant une qualité technique a minima, soient amenés à produire en intégrant les contraintes d’un financement à l’export. Dans ce cas, l’esprit du dispositif en faveur des productions indépendantes sera préservé, à savoir qu’au-delà d’un temps limité d’exploitation par les chaînes, les producteurs conserveront les droits pour assurer, dans leur intérêt, la circulation la plus avantageuse de leurs programmes. A l’évidence, ce ne sera pas le cas de Netflix qui, en détenant des droits sur les séries qu’il produit, les conserve pour s’assurer des exclusivités face à la concurrence.

Reste qu’aujourd’hui, ces fondamentaux réglementaires et économiques expliquent que l’arrivée de Netflix est jugée dangereuse pour les acteurs français de l’audiovisuel. Les producteurs devront a minima adapter leurs formats pour amortir à l’international la production hexagonale, même si la production indépendante est préservée. Or, la Cour des comptes a déjà dénoncé en 2014 les limites de la politique française de soutien à la production audiovisuelle, qui n’est pas parvenue « à faire émerger un tissu d’entreprises de production audiovisuelle suffisamment structuré pour répondre à la demande française et internationale, en particulier dans le domaine de la fiction ». Quant aux diffuseurs, ils appellent à repenser la réglementation, notamment pour permettre aux chaînes de contrôler les droits des programmes qu’elles financent. Cela les amènerait à repenser leur stratégie éditoriale et les inciterait à produire des séries exportables, puisqu’elles auraient un intérêt économique direct à voir leurs programmes circuler en dehors du territoire. Ainsi, Netflix avait vendu les premières saisons de House of Cards à Canal+, tant qu’il n’était pas présent en France, mais conservait à l’inverse son exclusivité sur la série aux Etats-Unis. C’est ce que rappelle, en d’autres termes, le rapport Après Netflix.

Ce rapport, indépendant car réalisé par des universitaires, vient confirmer les craintes des patrons de chaînes en France, qui demandent tous une révision de la loi audiovisuelle de 1986, afin de se mettre en ordre de bataille pour affronter les nouveaux acteurs venus du numérique. TF1, M6 et le Groupe Canal+ ont ainsi chacun alerté la ministre de la culture et de la communication en juillet 2014 et demandé de nouvelles règles pour l’audiovisuel en France, la loi de 1986 étant jugée désormais obsolète. Parmi ces demandes, TF1 dénonce notamment l’interdiction de la concentration verticale (contrôle de la production par les diffuseurs) et M6, les distorsions de concurrence entre groupes français soumis à de très nombreuses taxes et obligations d’une part, et acteurs mondiaux de l’internet n’ayant aucune contrainte particulière d’autre part.

Les groupes audiovisuels français semblent en effet bien seuls, repliés sur leur marché national, face aux géants de l’internet comme Netflix, et demain Google ou Amazon, face également aux autres groupes audiovisuels européens, plus intégrés et internationalisés, à l’instar de RTL Group (qui contrôle M6) ou de Sky, que 21st Century Fox cherche à fédérer en une structure unique en Europe. Et ils ne pourraient s’unir face à Netflix, les offres de SVOD ayant fleuri avant le lancement de Netflix. Outre le très structuré Canal Play Infinity, il faut compter avec l’offre TV + SVOD d’Orange Cinéma Séries. Parmi les outsiders, Videofutur et FilmoTV se sont alliés pour diffuser l’offre de Filmo-TV sur les box de Videofutur. Enfin, Rakuten (groupe japonais propriétaire de Price Minister) a lancé Wuaki.tv. De son côté, Numericable a lancé LaBox Série pour ses abonnés à la fibre optique, qui a la particularité d’être gratuite et donc de proposer une alternative redoutable à Netflix et à tous les opérateurs de télévision payante. Au moins Numericable ne semble-t-il pas s’apprêter à promouvoir l’offre de Netflix auprès de ses abonnés, un pas franchi par Bouygues Telecom qui, le jour du lancement de Netflix en France, a été le premier à conclure un accord avec le service américain afin de distribuer son offre. Gratuit le premier mois, Netflix affichait 100 000 utilisateurs au bout de quinze jours, tous moyens d’accès confondus, une performance qui, après la transgression initiale de Bouygues Telecom, aura convaincu Orange à proposer également le service à ses abonnés.

Sources :

  • « Videofutur et FilmoTV s’allient avant Netflix », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 4 mars 2014.
  • « L’américain Netflix se lancera en France en passant par le Luxem- bourg », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 2 avril 2014.
  • « Faut-il vraiment avoir peur du Grand Méchant Netflix ? », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 7 avril 2014.
  • « Netflix va débarquer en France à la mi-septembre », Caroline Sallé et Enguérand Renault, Le Figaro, 20 mai 2014.
  • « Netflix confirme son arrivée en France pour la fin de l’année », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 21 mai 2014.
  • « Le public doit accéder plus rapidement aux films », interview d’Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, par Caroline Sallé, Le Figaro, 21 juillet 2014.
  • « TF1 demande de nouvelles règles du jeu pour retrouver des marges de manœuvre », Fabienne Schmitt, Les Echos, 27 août 2014.
  • « TF1, M6 et Canal+ réclament de nouvelles règles du jeu », C.S. et A.D., Le Figaro, 28 août 2014.
  • « Netflix prépare un «House of Cards» made in France », Caroline Sallé, Le Figaro, 28 août 2014.
  • Après Netflix. Sensibilité des obligations de production de la télévision à la pénétration de la sVoD, Arthur Kanengieser, sous la direction d’Olivier Bomsel, Cerna – Mines ParisTech, 1er septembre 2014.
  • « Netflix : menace sur le financement des séries et films made in France », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 2 septembre 2014.
  • « La machine Netflix arrive en France », Caroline Sallé, Le Figaro, 2 septembre 2014.
  • « L’étranger devient crucial pour les programmes audiovisuels », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 10 septembre 2014.
  • « Netflix : la concurrence riposte en ordre dispersé », Caroline Sallé, Le Figaro, 11 septembre 2014.
  • « Le pari osé de l’américain Netflix pour conquérir les écrans français », Grégoire Poussielgue, Nicolas Rauline, Lucie Robequain, Les Echos, 15 septembre 2014.
  • « L’accord entre Bouygues et Netflix met sous pression les autres opérateurs », Fabienne Schmitt, Romain Gueugneau, Les Echos, 16 septembre 2014.
  • « Netflix compte déjà plus de 100 000 utilisateurs en France », Caroline Sallé, Le Figaro, 1er octobre 2014.
  • « Netflix sera bientôt disponible sur la box Orange », Caroline Sallé et Elsa Bembaron, Le Figaro, 2 octobre 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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