Télécoms : l’Europe accepte la consolidation pour rattraper son retard

Après une succession de rachats dans le câble, les rapprochements dans le mobile se multiplient en Europe, notamment pour réduire la pression concurrentielle. Si les rachats sont autorisés, la concurrence reste toutefois forte du fait de la nouvelle politique de la Commission européenne qui, dans ce cas, favorise l’essor des opérateurs mobiles virtuels.

Alors que l’Europe affiche un recul des revenus sur le marché des télécoms en 2013, à -2,8 %, ainsi qu’une très faible croissance sur les services (+ 0,7 % à l’horizon 2018, contre + 2 % en Amérique du nord et + 5,1 % en Afrique), de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer l’abandon de la politique concurrentielle de la Commission européenne. Cette dernière, pro-consumériste, a en effet favorisé partout le déploiement de la concurrence sur les services et imposé une baisse des tarifs chaque fois qu’elle l’a pu. Ce fut le cas par exemple des frais de roaming (communications depuis l’étranger) depuis le 1er juillet 2014, qui passent de 24 à 19 centimes pour la voix, de 8 à 6 centimes pour les SMS et de 45 à 20 centimes le mégaoctet pour la consommation de données. Concrètement, cette nouvelle baisse des frais d’itinérance, dus à un opérateur étranger qui achemine les communications vers l’opérateur national du client en voyage, se traduit par une division par 25 du prix des services mobiles entre 2010 et le 1er juillet 2014. Parallèlement à cette baisse du prix des communications, l’agenda numérique de l’Europe a pour objectif le développement du très haut débit, donc des investissements massifs dans la fibre optique. Or, des opérateurs avec des faibles marges sont toujours réticents à investir, ce qui donne un avantage certain aux câblo-opérateurs qui, avec leur réseau, ont désormais un temps d’avance (voir REM n°30-31, p.65). Autant dire que toute opération de fusion dans les télécommunications en Europe est regardée attentivement, parce qu’elle pourrait inaugurer une nouvelle politique industrielle de la part de la Commission.

Une première opération symbolique fut l’autorisation donnée au groupe hongkongais Hutchinson 3G de racheter Orange Austria, en 2012, pour 1,3 milliard d’euros, ce qui avait fait passer le marché du mobile en Autriche de 4 à 3 opérateurs. A l’époque, la Commission européenne, qui souhaite que chaque fusion sur un marché national ne se traduise pas par un affaiblissement de la concurrence, avait imposé à Hutchinson 3G de céder une partie de ses fréquences pour qu’émerge à nouveau un quatrième opérateur mobile. C’est l’absence de candidats au rachat des fréquences qui, contre toute attente, a permis à l’Autriche de rester à trois opérateurs mobiles, et au prix des forfaits mobiles d’augmenter !

Autant dire que deux autres opérations, le rachat en Irlande de O2 (Telefonica) par Three (Hutchinson 3G), ainsi que celui, en Allemagne, d’E-Plus (KPN) par Telefonica, ont eu valeur de test. La Commission européenne allait-elle les autoriser et de nouveau imposer un quatrième opérateur mobile ? C’est finalement une doctrine nouvelle que la Commission européenne a appliquée en autorisant respectivement les rachats les 28 mai et 2 juillet 2014. Chaque fois, le marché du mobile passe de quatre à trois opérateurs, mais l’acteur à l’origine de la consolidation se voit dans l’obligation d’aider les opérateurs mobiles virtuels (MVNO) à se développer pour préserver la concurrence. Ainsi, en Irlande, Three, numéro 3 du marché, est autorisé à racheter O2, numéro 2, pour 850 millions d’euros, en contrepartie de quoi le nouvel ensemble devra mettre à disposition de deux MVNO quelque 30 % des capacités de son réseau mobile. En limitant à deux le nombre de MVNO ayant accès aux réseaux de Three-O2, la décision de la Commission donne à ces derniers la possibilité de concurrencer les acteurs en place, d’autant que Liberty Global, le leader européen du câble, fait partie des MVNO concernés pour l’Irlande. En Allemagne, le même remède est préconisé en contrepartie de l’autorisation du rachat de E-Plus par Telefonica, une opération qui fait émerger un géant du mobile sur le premier marché européen des télécoms, avec 8,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le nouvel ensemble devra là encore mettre 30 % de la capacité de son réseau à la disposition de trois MVNO maximum, et ce à des tarifs fixes. Autant dire que les trois nouveaux venus, qui maîtriseront par définition les coûts fixes de leur réseau, auront intérêt à chercher à gagner le plus grand nombre de clients possible afin de bénéficier d’économies d’échelle, une stratégie qui favorise la guerre des prix. Parmi les trois MVNO, Drillisch devrait récupérer l’essentiel des capacités du réseau du nouvel ensemble, après avoir conclu un accord en ce sens avec Telefonica en juin 2014, à seule fin de rassurer la Commission sur la réalité des concessions envisagées par Telefonica. Ailleurs en Europe et hors de l’Union européenne, d’autres marchés passent de quatre à trois opérateurs mobiles, comme la Norvège où le suédois TeliaSanera a racheté, le 7 juillet 2014, son concurrent et compatriote Tele2 pour 547 millions d’euros, la fusion des numéros 2 et 3 du marché norvégien faisant émerger un groupe mobile de 2,7 millions de clients avec une part de marché de 40 %.

Sur le marché du mobile, d’autres rapprochements sont à envisager en Europe, soit parce que la guerre des prix favorise le fixe au détriment du mobile, ainsi de la France où quatre opérateurs mobiles subsistent malgré une concurrence acharnée (voir REM n°30-31 p.68), soit parce que le besoin de proposer des offres quadruple play amène les groupes à s’emparer des réseaux qui leur manquent. Ce pourrait être le cas en Belgique où le câblo-opérateur Telenet est très complémentaire de l’opérateur mobile Mobistar. Ce pourrait être le cas à l’échelle transfrontière si Vodafone, géant du mobile en Europe et acteur sérieux du câble depuis le rachat de Kabel Deutschland en 2013 (voir REM n°28, p.30) et d’Ono en Espagne en 2014 (voir REM n°30-31, p.65), s’emparait du premier câblo-opérateur en Europe, le groupe Liberty Global, présent dans douze pays européens. Si l’opération aboutissait, Vodafone ayant fait part de son intérêt pour une telle opération, elle donnerait naissance à un géant européen des télécoms, disposant d’offres intégrées fixe-mobile. Pour la Commission européenne, qui dénonce l’absence de concurrence transfrontière entre opérateurs, cette opération aurait sans aucun doute valeur de test beaucoup plus sérieux. Sur le plan national, d’autres marchés pourraient être consolidés : ainsi en Italie où subsistent quatre opérateurs mobiles. Quant à l’Espagne, la consolidation est annoncée. Après le rachat d’Ono par Vodafone, c’est Orange, quatrième acteur du marché derrière Telefonica, Movistar et Vodafone, qui a annoncé, le 16 septembre 2014, sa volonté de lancer une offre publique d’achat sur son concurrent Jazztel, le trublion des télécoms, avec 1,5 million de clients dans le fixe, et autant dans le mobile, conquis à marche forcée grâce à des prix cassés (hausse de 240 % des clients mobiles en 2013).

Valorisé par Orange 3,4 milliards d’euros, Jazztel n’a pourtant réalisé qu’1,1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2013. Mais il dispose d’un réseau en fibre optique et loue le réseau mobile d’Orange, ce qui favorise les synergies futures et la hausse automatique des marges. Si l’opération aboutit, Orange deviendra le deuxième opérateur télécoms du pays, après Telefonica. Il restera alors à trouver un repreneur pour Yoigo, l’autre trublion du marché, détenu par TeliaSonera, qui souhaite s’en défaire.

Sources :

  • « Hutchinson avance ses pions sur l’échiquier des télécoms en Europe », Solveig Godeluck, Les Echos, 26 mai 2014.
  • « Télécoms : Bruxelles se pose en garant d’une concurrence forte », Renaud Honoré, Les Echos, 30 mai 2014.
  • « La consolidation se précise dans les télécoms en Allemagne », Romain Gueugneau, Les Echos, 26 juin 2014.
  • « Les prix des communications en Europe vont de nouveau baisser », Solveig Godeluck, Les Echos, 30 juin 2014.
  • « Télécoms : Bruxelles fixe les règles du jeu pour la consolidation en Europe », Renaud Honoré, Les Echos, 3 juillet 2014.
  • « Mobile : retour à trois opérateurs en Norvège », Romain Gueugneau, Les Echos, 8 juillet 2014.
  • « Télécoms : Vodafone se dit intéressé par Liberty Global », E.B., Le Figaro, 12 septembre 2014.
  • « Avec Jazztel, Orange veut accélérer dans le très haut débit en Es- pagne », Fabienne Schmitt, Les Echos, 17 septembre 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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