La fiscalité du numérique : quels enseignements tirer des modèles théoriques ?

L’économie numérique se distinguerait de l’économie traditionnelle selon quatre spécificités que la note d’analyse présente comme « la non-localisation des activités, le rôle central des plates-formes, l’importance des effets de réseau et l’exploitation des données ». A cette nouvelle économie doit actuellement correspondre « de nouveaux outils fiscaux spécifiques », à envisager au niveau européen avant une éventuelle refonte du cadre fiscal international.

Les entreprises du numérique mettent à la disposition du public des services accessibles à distance reposant sur des algorithmes propriétaires qui analysent l’ensemble des données d’usage, indépendamment du territoire où elles auront été collectées, et choisissent de déclarer leur activité dans les pays où la réglementation est la plus avantageuse.

Organisées selon un modèle de plate-forme mettant en relation deux clientèles, les entreprises du numérique, comme Facebook ou Google, opèrent sur un marché à deux versants avec, d’un côté, les utilisateurs grand public, pour qui le service est gratuit et, de l’autre, les entreprises, pour qui le service repose sur l’achat d’espace publicitaire ciblé. La gratuité assure la fréquentation massive de ces services qui bénéficient alors d’« un effet de réseau », principe selon lequel plus le nombre d’utilisateurs est grand, plus l’intérêt des utilisateurs pour le réseau s’accroît. La masse des données collectées sert à mettre en place, d’une part, un service de plus en plus personnalisé pour l’utilisateur et, d’autre part, un ciblage publicitaire de plus en plus fin pour l’entreprise.

Ces multinationales profitent des failles actuelles des systèmes fiscaux nationaux et internationaux pour optimiser leur taux d’imposition ou bénéficier d’un taux de TVA plus faible. Ce qui a pour effet d’éroder les recettes fiscales des Etats, mais également de concurrencer des entreprises nationales, qui n’ont alors plus les moyens de contrer ces entreprises numériques.

Le critère d’imposition des profits des entreprises réalisés au niveau national est fondé, selon les conventions fiscales de l’OCDE, sur la présence physique, et devient donc inopérant face aux géants du web dont l’activité est entièrement en ligne. Modifier la fiscalité internationale des bénéfices ne pourra se faire que sur le long terme. Ainsi, la France devra refondre quelque 140 traités bilatéraux en la matière. Il faudra neuf ans pour que le principe de la destination en matière de collecte de TVA entre Etats membres s’applique sur les prestations de service électronique aux consommateurs (selon ce principe, les « prestations » circulent non imposées à travers les frontières de la Communauté et sont assujetties à la TVA uniquement dans le pays de destination). L’Union européenne a commencé ses travaux sur cette concurrence fiscale en 2008, le texte est en vigueur depuis le 1er janvier 2015 mais ne sera totalement effectif qu’en 2019.

De plus, la Commission européenne s’inquiète des distorsions de concurrence basées sur des aides d’Etat, et a ouvert une enquête concernant Apple en Irlande, Starbucks aux Pays-Bas et Fiat Finance and Trade au Luxembourg.

L’étude examine ensuite les effets de la fiscalité sur l’économie numérique à travers cinq modèles théoriques au regard des quatre caractéristiques précédemment citées : « la non-localisation des activités, le rôle central des plates-formes, l’importance des effets de réseau et l’exploitation des données ».

« Le premier modèle analyse les externalités de réseau et la coordination des utilisateurs et de la concurrence en présence de fiscalité spécifique. Le deuxième modèle traite des effets de la fiscalité sur une plate-forme mettant en relation utilisateurs et annonceurs publicitaires, et propose une étude comparative de la fiscalité de chaque côté du marché. Le troisième modèle traite de la collecte et de l’exploitation de données personnelles et étudie l’effet de différentes taxes sur le niveau d’exploitation de données. Enfin les deux derniers modèles traitent des répercussions de la disparition des frontières géographiques sur le commerce […] à travers un premier modèle qui met l’accent sur l’absence de discrimination par marché géographique avec des plates-formes d’échange comme eBay, et un autre modèle qui met en lumière les effets de substitution entre commerce électronique et achats transfrontaliers ».

L’étude propose une stratégie pour adapter la fiscalité au numérique. Les dispositifs fiscaux en vigueur étant obsolètes pour les entreprises du numérique, il s’agirait de construire de nouvelles règles qui s’appuieraient notamment sur le nombre d’utilisateurs dans la juridiction d’une administration fiscale. Est proposé à l’administration fiscale de mettre en œuvre une « taxe ad valorem sur les revenus des entreprises, alors utilisés comme une approximation des profits générés dans sa juridiction », ou alors « une taxe unitaire fondée sur l’activité de la plate-forme, mesurée par le nombre d’utilisateurs sur le territoire national internautes ou annonceurs ou sur les flux de données échangées ». Le rapport insiste sur les arbitrages qu’opéreraient ces entreprises numériques face à de telles taxations et des effets distorsifs qu’elles pourraient engendrer comme « la collecte plus intensive de données, l’instauration de services payants, l’exclusion d’une partie des utilisateurs, un frein à l’innovation » et préconise « un taux de taxation assez faible et la mise en place d’un seuil, en deçà duquel l’entreprise ne serait pas taxée ».

Concernant les données personnelles, leur exploitation pourrait être taxée suivant leur degré d’utilisation par les entreprises numériques, ou encore, elles pourraient servir à rémunérer les utilisateurs sous forme de compensation, cette monétisation pouvant alors servir d’assiette pour une taxation.

L’étude théorique, basée sur les éventuels arbitrages que feraient les entreprises face à une modification du cadre fiscal, estime qu’il serait opportun pour l’Etat de créer un appareil statistique qui permettrait de « mesurer les activités et les flux de données des entreprises (flux aux points d’interconnexion des principaux acteurs, données collectées auprès des utilisateurs) et les flux monétaires (commerce électronique, revenus publicitaires, données douanières…) ». Afin d’agir à court terme, ces outils fiscaux spécifiques seraient autant de palliatifs face aux optimisations des géants du web, avant que ne soit modifié en profondeur le cadre fiscal international.

La fiscalité du numérique : quels enseignements tirer des modèles théoriques ?, France Stratégie, Note d’analyse n°26, Julia Charrié et Lionel Janin, mars 2015

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici