Le grand écart du cinéma français : entre « french touch » et « french paradox »

Alors que le cinéma français remplit les salles et s’exporte avec succès, la production française reste structurellement déficitaire. Après la dénonciation des salaires des stars et le rapport Bonnell, le CNC cherche à restaurer la compétitivité du cinéma en France.

A la suite de la publication en décembre 2013 du rapport de René Bonnell, intitulé « Le financement de la production et de la distribution cinématographiques à l’heure du numérique » (voir La REM n°29, p.69), le cinéma français a dû repenser l’organisation du financement des films et la manière de les rentabiliser. En effet, le rapport Bonnell a mis en évidence la bipolarisation de la production cinématographique française, les films à gros budget (plus de 10 millions d’euros) captant les sources de financement du cinéma (notamment les préfinancements par les chaînes de télévision) et pénalisant en retour les films dits du milieu, au budget compris entre 2 et 7 millions d’euros. Restent alors les films à petit budget (inférieur à 2 millions d’euros), qui ont du mal à trouver des salles d’exploitation. La publication des chiffres du cinéma en 2014 permet de mesurer combien les initiatives prises à la suite du rapport Bonnell ont pu changer les choses. Ou du moins ces chiffres prouvent-ils, en considérant l’année 2014 comme exceptionnelle, qu’une organisation différente de la production cinématographique française est possible, qui laisse plus de place à une vraie diversité dans la production, mais aussi dans la consommation des films par le public.

Parmi les mesures recommandées par le rapport Bonnell, celle sur la transparence du budget des films était la plus emblématique parce qu’elle constituait la première réponse au débat lancé par la tribune du producteur et distributeur Vincent Maraval, dans Le Monde du 28 décembre 2012, qui dénonçait les salaires excessifs des stars du cinéma français, pour des films dont le succès commercial n’est pas toujours au rendez-vous. Trop chers, chroniquement déficitaires, les films français sont subventionnés expliquait-il, le budget moyen tournant autour de 5,4 millions d’euros, contre 3 millions d’euros pour un film indépendant américain. La raison principale de ces surcoûts, le salaire démesuré des acteurs : « Non, le seul scandale, le voilà : les acteurs français sont riches de l’argent public et du système qui protège l’exception culturelle. A part une vingtaine d’acteurs aux Etats-Unis et un ou deux en Chine, le salaire de nos stars, et encore plus le salaire de nos moins stars, constitue la vraie exception culturelle aujourd’hui ». Cette dénonciation avait été confirmée par le rapport Bonnell qui avait estimé que les salaires versés aux stars du cinéma ont augmenté de 29 % entre 2011 et 2012, passant de 49 millions d’euros à 63 millions d’euros. En réponse, le CNC a, le 28 novembre 2014, décidé d’encadrer les rémunérations des stars du cinéma pour les films bénéficiant du soutien automatique ou des aides sélectives du CNC. Si la rémunération d’un acteur, d’un réalisateur, d’un scénariste dépasse un certain pourcentage du budget du film, alors ce dernier perd le bénéfice des aides du CNC. La rémunération est plafonnée à 990 000 euros pour les films à gros budget, ceux dont le budget est supérieur à 10 millions d’euros. Pour les films dont le budget est compris entre 7 et 10 millions d’euros, le plus gros salaire ne peut dépasser 5 % du budget global du film, un pourcentage qui monte à 8 % pour les films d’un budget de 4 à 7 millions d’euros, et à 15 % pour les films au budget inférieur à 4 millions d’euros. Parmi les autres mesures en faveur de la transparence sur le financement des films, le CNC a également voté une obligation d’information sur l’amortissement du film, une compétence nouvelle du CNC en matière d’audit des films, enfin l’obligation de faire certifier le coût d’un film par un commissaire aux comptes.

Ces mesures, prises à la fin de l’année 2014, viennent finalement entériner des évolutions que le marché avait semble-t-il anticipé dès la fin 2013. En 2014, les investissements dans la production cinématographique française ont reculé de 21,7 % par rapport à 2013, à 799 millions d’euros. Et ce recul ne s’est pas traduit par une baisse importante du nombre de films d’initiative française produits (203 longs métrages en 2014, contre 209 en 2013), mais par une baisse du devis moyen des films d’initiative française (-19,3 % par rapport à 2014) qui s’établit à 3,94 millions d’euros contre 4,88 millions d’euros en 2013. Les baisses importantes concernent d’ailleurs les films à gros budgets : seuls trois films ont dépassé la barre symbolique des 15 millions d’euros en 2014 (Taken 3, dont le budget atteint 51 millions d’euros ; Les Nouvelles Aventures d’Aladin ; En mai, fais ce qu’il te plaît), contre douze films en 2013. Les films à plus de 7 millions d’euros passent ainsi de 48 à 36, agréés entre 2013 et 2014. A l’inverse, les films au budget compris entre 4 et 7 millions d’euros, pénalisés dans un contexte de bipolarisation du marché, sont au contraire plus nombreux, passant de 25 à 28 films entre 2013 et 2014. Cette baisse globale du budget des films anticipe peut-être le plafonnement des cachets des stars imposé par le CNC fin 2014. Elle témoigne également des conséquences de l’application de la nouvelle convention collective du cinéma, signée le 19 janvier 2012 par les principaux groupes de cinéma, qui revalorise les minima salariaux pour les ouvriers et les techniciens du cinéma, ce qui fragilise les films à petit budget. D’ailleurs, leurs représentants ont obtenu du Conseil d’État, le 24 février 2015, l’annulation de l’arrêté d’extension de la convention collective de la production cinématographique, les signataires n’étant pas représentatifs du cinéma dans toute sa diversité. Il n’en reste pas moins que depuis juillet 2013 et l’amendement pour les films à petit budget, de nombreux producteurs ont signé cette même convention, ce qui limite très fortement les conséquences de la décision du Conseil d’Etat. Enfin, s’ajoutent à ces effets structurels la baisse des financements étrangers et, après une année 2013 difficile pour les salles, la baisse des investissements des distributeurs.

Malgré ces chiffres en baisse dans la production cinématographique, l’audience du cinéma français est exceptionnellement bonne en 2014, dans l’Hexagone comme au-delà de ses frontières, signe que le paradoxe français est peut-être en voie de résolution : les films français sont moins chers et leur budget devient raisonnable si l’on fait une comparaison internationale, en même temps qu’ils savent attirer le public (et non les seules subventions dénoncées par Vincent Maraval). Avec 209 millions d’entrées en salle en 2014, les exploitants enregistrent une hausse de la fréquentation de 7,9 % par rapport à 2013 (193,6 millions d’entrées), qui bénéfice surtout au cinéma français (voir infra). Trois films français occupent la première place du classement et dix films affichent plus de 2 millions d’entrées, contre 3 seulement en 2013, ce qui permet au cinéma français de s’arroger quelque 44 % des entrées en salle. En 2013, les films français avaient péniblement atteint une part de marché de 33,8 %. A vrai dire, l’opération cinéma à 4 euros pour les moins de 14 ans, lancée en 2014, a probablement aidé à remplir les salles. Reste que le succès des films français, face aux productions américaines, témoigne d’une vitalité certaine.

Les trois films les plus vus en France sont respectivement Qu’est qu’on a fait au Bon Dieu ? (12,3 millions d’entrées), Supercondriaque (5,3 millions d’entrées et le plus gros salaire de réalisateur pour Dany Boon en 2014, avec 3,4 millions d’euros), enfin Lucy de Luc Besson (5,2 millions d’entrées). S’ajoute fin 2014 un film dont la carrière se poursuit en 2015, La Famille Bélier, qui sera très probablement dans les premières places au classement de l’année suivante. A l’évidence, le palmarès 2014 confirme certaines tendances fortes du cinéma français : les deux premiers films sont des comédies avec des stars (Christian Clavier, Dany Boon et Kad Merad) dont l’aura est d’abord hexagonale. En revanche, Lucy est une production française teintée des codes hollywoodiens et capable de rivaliser avec les plus grandes productions internationales. Enfin, La Famille Bélier relève des films à moyen budget et prouve que la diversité du cinéma français sait aussi attirer un public nombreux dans les salles.

Ces deux derniers films, Lucy et La Famille Bélier sont en effet représentatifs des enjeux futurs du cinéma français. Chroniquement déficitaire, comme l’a révélé le rapport Bonnell, le cinéma français devra s’internationaliser pour être rentable. Il devra donc proposer des formats exportables et pas seulement les comédies nationales prisées par le public local, même si Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, avec 6,6 millions de spectateurs à l’étranger, réalise une excellent performance. De son côté, La Famille Bélier a été vendu dans quelque 90 pays. Mais c’est Lucy qui permet au cinéma français de réaliser l’une de ses meilleures performances à l’étranger. Avec 111 millions de billets hors de France pour 520 films exploités, la fréquentation internationale s’affiche en hausse de 119 % par rapport à 2013. Le record de 2012 (144 millions de billets) – une année portée par Intouchables – est presque atteint. En termes de recettes, la hausse est de 114 %, avec 640 millions d’euros récoltés à l’étranger. Sauf que ces chiffres masquent un déséquilibre important dans la capacité du cinéma français à l’export : Lucy réalise seul 53,6 millions d’entrées et 458 milliards de dollars de revenus à l’international, pour un film français tourné en anglais avec des stars reconnues aux Etats-Unis. En conséquence, les films diffusés en langue française à l’étranger ne représentent plus que 28,5 % des entrées. L’enjeu pour le cinéma français, s’il doit être amorti à l’international, comme le font les studios américains, est donc de percer sur les plus grands marchés, Etats-Unis et Chine en tête, à l’instar des films produits par Europa Corp. (après Lucy, Taken 3 a occupé la tête du box-office américain en janvier 2015) qui savent allier codes des blockbusters et « french touch ». La même logique se retrouve dans l’animation où la France a les moyens d’être un acteur puissant sur la scène internationale. Après Minuscule en 2014, l’animation française avance ses blockbusters en 2015 avec Paddington (Studiocanal, 40 millions d’euros de budget de production et qui devrait générer plus de 250 millions de dollars de recettes à l’étranger).

Ces succès et cette capacité à s’exporter sont indispensables pour attirer également des tournages étrangers en France, parce qu’ils garantissent une expertise technique locale de très haut niveau, ce qui est le cas pour l’animation, un domaine d’excellence en France. Sur ce segment de l’économie du cinéma, l’année 2014 est moins faste, puisque la Ficam (Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia) constate que le nombre de films tournés en France est passé de 165 en 2013 à 150 en 2014 (-9 %), un chiffre proche du point bas de 2012 avec 136 tournages. En définitive, ce sont environ 100 millions d’euros de dépenses qui ont quitté les tournages sur le sol français pour être investis ailleurs à l’étranger. De ce point de vue, la compétitivité du territoire français pour les tournages est essentielle et repose, une fois garanti l’accès aux compétences techniques, sur la capacité à proposer une fiscalité parmi les plus avantageuses. Créé en 2004 pour les films français et en 2009 pour les films étrangers tournés en France, le crédit d’impôt cinéma a ainsi été renforcé à l’occasion du vote du projet de loi de finances rectificative pour 2014. Le taux du crédit d’impôt passe de 20 à 30 % des dépenses éligibles pour les investissements étrangers, mais également pour les films français dont le budget est inférieur à 7 millions d’euros. Le plafond des crédits d’impôt international passe de 20 à 45 millions d’euros. Pour l’animation, le crédit d’impôt passe de 20 à 25 % pour un plafond qui passe de 1 300 à 3 000 euros la minute.

Sources :

  • « Les acteurs français sont trop payés », tribune de Vincent Maraval, Le Monde, 28 décembre 2012.
  • « Cinéma : la France veut peser sur les salaires des stars », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 20 juin 2014.
  • « Les plus jeunes ont retrouvé le chemin des salles de cinéma », Caroline Sallé, Le Figaro, 2 septembre 2014.
  • « Cinéma : les exploitants retrouvent le sourire », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 2 octobre 2014.
  • « Cinéma : la France veut défendre le crédit d’impôt », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 8 octobre 2014.
  • « Alerte sur le financement du cinéma français », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 18 novembre 2014.
  • « Cinéma : première initiative pour plafonner le cachet des stars », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 4 décembre 2014.
  • « Trois films français aux trois premières places en 2014 », Enguérand Renault, Le Figaro, 3 janvier 2015.
  • « La merveilleuse année du cinéma français », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 5 janvier 2015.
  • « 2014, année record pour le cinéma français à l’étranger », Caroline Sallé, Le Figaro, 16 janvier 2015.
  • « L’aide à l’export du cinéma et de l’audiovisuel en chantier », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 19 janvier 2015.
  • « Les tournages de cinéma ont connu un coup d’arrêt en 2014 », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 2 février 2015.
  • « Paddington, l’ourson de Canal+ qui valait des millions », Caroline Sallé, 6 février 2015.
  • « Convention collective du cinéma : comment décrypter la décision du Conseil d’Etat », Clarisse Fabre, Le Monde, 25 février 2015.
  • « Cinéma : autant de films et moins d’argent en 2014 », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 26 mars 2015.

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