La Commission européenne exige de l’Irlande qu’elle fasse payer ses impôts à Apple

En exigeant d’Apple qu’il paye à l’Irlande 13 milliards d’euros d’impôts dont l’entreprise a été indûment dispensée, la Commission européenne impose ses choix fiscaux aux États membres et s’oppose frontalement à la position américaine en matière de fiscalité internationale.

Après avoir condamné Fiat et Starbucks et dénoncé l’illégalité du dispositif belge des bénéfices excédentaires (voir La rem n°38-39, p.20), la Commission européenne, le 30 août 2016, a pris sa décision probablement la plus symbolique concernant la lutte contre l’évasion fiscale. Par l’intermédiaire de sa commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, la Commission a exigé de l’Irlande qu’elle réclame à Apple quelque 13 milliards d’euros d’impôts impayés, ainsi que les intérêts associés, du fait de la requalification en aides d’État des pratiques d’Apple autorisées par la fiscalité irlandaise, et dont a bénéficié la société américaine entre 2003 et 2014.

Sur le fond, la Commission européenne ne dénonce pas le principe des rescrits fiscaux entre l’Irlande et Apple, ni même la localisation des activités européennes d’Apple en Irlande, d’autant que le pays affiche le taux d’imposition des sociétés le plus bas d’Europe, à 12,5 %. La Commission européenne dénonce en revanche le montage mis en place par Apple afin d’échapper quasiment à toute taxation.

Apple a signé son premier rescrit fiscal avec l’Irlande en 1991, puis l’a renouvelé en 2007. Afin d’installer son siège européen en Irlande, ainsi qu’une partie de ses activités internationales, Apple a bénéficié de conditions avantageuses tenues secrètes. Le Sénat américain les a toutefois révélées une première fois en lançant, dès 2014, une enquête sur les pratiques fiscales d’Apple. En effet, le Trésor américain considère que la taxation n’a pas à être localisée dans le pays où le chiffre d’affaires est généré, mais dans le pays d’origine de l’entreprise, les bénéfices des multinationales à l’échelle internationale devant donc être taxés aux États-Unis dès qu’ils y sont rapatriés, au taux très élevé de 35 %. L’installation d’Apple en Irlande a été de ce point de vue un moyen d’éviter de payer l’impôt américain et d’organiser le transfert de ses bénéfices dans l’une des régions du monde où ils seraient le moins taxés. Apple dispose ainsi de 232 milliards de dollars de trésorerie, dont 215 milliards en dehors des États-Unis.

Toutefois, cette optimisation fiscale d’Apple ne nuit pas au seul Trésor américain, mais également aux différents États européens, africains et asiatiques où Apple réalise une grande partie de son chiffre d’affaires, avant de le rapatrier en Irlande. À défaut de véritable accord en Europe sur le principe d’une harmonisation fiscale, la Commission européenne a donc œuvré autrement et cherche à évaluer, depuis deux ans, la nature des rescrits fiscaux passés entre les multinationales et certains États européens, afin d’estimer s’ils ne doivent pas être requalifiés en aides d’État, ce qu’interdit le droit de la concurrence.

C’est ce type de motif qui a été invoqué quand la Commission européenne a demandé à l’Irlande de récupérer auprès d’Apple 13 milliards d’euros d’impôts impayés. En effet, les rescrits fiscaux passés entre l’Irlande et Apple, associés au dispositif irlandais sur les profits réalisés à l’étranger et aux montages financiers d’Apple, permettent à l’entreprise de payer très peu d’impôts, beaucoup moins que les autres sociétés irlandaises taxées à 12,5 %, ce qui crée une distorsion de concurrence. Ainsi, Apple n’a été imposé qu’à hauteur de 0,05 % en 2011, pour 16 milliards d’euros de bénéfices déclarés en Irlande, ce taux ayant ensuite chuté jusqu’à atteindre 0,005 %. Pour parvenir à ce résultat, la Commission reproche à Apple d’avoir volontairement dissocié ses bénéfices des filiales ayant une activité réelle en Irlande, au profit d’un siège social apatride qui n’a d’existence que juridique, ce qui a conduit la commissaire européenne à la concurrence à le qualifier de « pseudo-siège […] sans employés ni activité réelle ».

En Irlande, Apple dispose en fait de deux sociétés, Apple Operation Europe et Apple Sales International, vers lesquelles sont rapatriés les bénéfices mondiaux du groupe en dehors de ses activités américaines. Ces bénéfices échappent donc à toute taxation sur le lieu de leur réalisation, qu’il s’agisse des autres pays européens, de l’Afrique ou de l’Asie. Une fois rapatriés en Irlande, les bénéfices sont transférés vers le siège social apatride, une coquille vide qui permet toutefois à Apple de bénéficier du statut fiscal avantageux accordé en Irlande aux entreprises ayant leur siège à l’étranger, les bénéfices réalisés à l’étranger n’étant pas taxés quand ils ne font que transiter dans le pays, un dispositif qui cessera en 2020 pour les entreprises qui en bénéficiaient avant le 1er janvier 2015.

Sans surprise, les multinationales ont exploité en toute légalité cette opportunité fiscale, la manipulation étant connue sous le nom de « double irish » (voir La rem n°33, p.12). De ce point de vue, l’argumentaire de la Commission européenne repose tout entier sur l’absence de siège social ayant une activité réelle et mesurable, Margrethe Vestager ayant dénoncé « une répartition artificielle des bénéfices […] que rien ne justifiait sur le plan factuel ou économique ».

Apple a annoncé faire appel de cette décision, quand le gouvernement irlandais s’est prononcé contre la décision de la Commission européenne. En effet, cette dernière vient de facto de franchir une ligne rouge en dénonçant le taux d’imposition pratiqué par un État membre, certes dans le contexte particulier d’un rescrit fiscal, quand les taux d’imposition en Europe relèvent des prérogatives nationales. La procédure risque donc d’être longue avant qu’Apple ne soit éventuellement obligé de payer les impôts que la Commission exige de l’Irlande. Apple a par ailleurs communiqué sur un taux d’imposition réel de 26,1 % au niveau mondial, mais ce dernier inclut en fait des provisions sur la moitié de ses profits non américains, au cas où ces derniers devraient être rapatriés aux États-Unis et y être taxés.

De son côté, Jack Lew, le secrétaire américain au Trésor, a dénoncé un « impôt rétroactif », contraire aux principes légaux. Il a rappelé que les États-Unis considèrent que les revenus extraterritoriaux des entreprises américaines devraient être taxés, non pas sur leur lieu de réalisation, mais bien aux États-Unis. Ce conflit fiscal entre États-Unis et Union européenne risque donc de compliquer la lutte mondiale engagée contre l’évasion fiscale dans le cadre de l’OCDE, même s’il s’agit du prix à payer pour que l’Europe s’engage enfin vers une fiscalité commune. Sur ce point, une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés est en cours d’examen qui permettrait d’avoir des règles fiscales similaires partout en Europe, même si les taux d’imposition continueraient de relever de la prérogative de chaque État membre.

Sources :

  • « Aides d’État : l’Irlande a accordé pour 13 milliards d’EUR d’avantages fiscaux illégaux à Apple », Communiqué de presse, Commission européenne, 30 août 2016.
  • « Fiscalité : Bruxelles somme Apple de payer 13 milliards, Washington furieux », Derek Perrotte, Les Echos, 31 août 2016.
  • « Bruxelles contraint Apple à rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 31 août 2016.
  • « Apple envisage de rapatrier ses milliards aux États-Unis », Elsa Conesa, Les Echos, 2 septembre 2016.
  • « Apple : le débat sur la fiscalité relancé en Irlande », Vincent Collen, Les Echos, 5 septembre 2016.
  • « Evasion fiscale : Bruxelles veut pousser son avantage », Gabriel Gresillon, Les Echos, 8 septembre 2016.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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