Lanceurs d’alerte « LuxLeaks » : peines clémentes pour délits altruistes

Jugés en appel dans l’affaire dite des « LuxLeaks », les lanceurs d’alerte Antoine Deltour et Raphaël Halet ont été condamnés à des peines moins sévères qu’en première instance.

Les juges ont souhaité prendre en considération le caractère paradoxal d’intérêt général de leurs infractions. Ce cas est l’occasion de souligner combien il est délicat de juger les auteurs de délits altruistes.

La condamnation des lanceurs d’alerte « LuxLeaks » confirmée en appel

Dans un contexte où les lanceurs d’alerte sont chaque jour un peu plus au cœur de l’actualité – et alors que Chelsea Manning a été libérée il y a peu –, la saga judiciaire dite des « LuxLeaks » se poursuit. Six mois seulement après un premier procès (voir La rem n°40, p.7), les lanceurs d’alerte Antoine Deltour et Raphaël Halet, qui ont fait appel de leur condamnation, ont été rejugés par les tribunaux du Luxembourg pour avoir révélé des centaines d’accords fiscaux confidentiels passés entre les services fiscaux luxembourgeois et diverses multinationales.

Dans le même temps, il a été mis fin au secret bancaire en Europe. Et le Luxembourg a annoncé, le 27 décembre 2016, de nouvelles mesures législatives visant à éviter, dès le 1er janvier 2017, certains montages fiscaux abusifs utilisés par les multinationales présentes dans le pays. Il semble par conséquent, que les infractions commises par les lanceurs d’alerte aient été utiles et même bénéfiques. D’ailleurs, le Parlement européen a remis à Antoine Deltour, en juin 2015, le prix du citoyen européen.

Le procès en appel s’est déroulé du 12 décembre 2016 au 9 janvier 2017. En première instance, les lanceurs d’alerte avaient été condamnés à douze et neuf mois de prison avec sursis et à des amendes de 1 500 et 1 000 euros pour « vol et violation du secret professionnel et du secret des affaires », ainsi que pour « fraude informatique, blanchiment et divulgation du secret des affaires ».

L’arrêt d’appel a été rendu le 15 mars 2017, confirmant les condamnations, si bien qu’Antoine Deltour et Raphaël Halet ont décidé de se pourvoir en cassation, qualifiant leurs recours d’ « actes éthiques ». D’ailleurs, si les lanceurs d’alerte avaient interjeté appel à l’issue du procès de première instance, c’était moins dans l’espoir d’obtenir une relaxe qu’afin de « continuer le combat », de maintenir un peu plus longtemps la question de l’évasion ou optimisation fiscale au sein du débat public. Toutefois, la cour d’appel leur a infligé des peines plus clémentes encore que ne l’avait fait le tribunal d’arrondissement, marquant ainsi la profonde différence qui existerait entre un délit opportuniste et un délit altruiste.

En effet, les magistrats jugent en droit mais aussi, parfois, en équité, laquelle peut commander de se montrer tolérant à l’égard de quiconque commet, dans l’intérêt général, une infraction personnellement désintéressée. En l’occurrence, Antoine Deltour a cette fois été condamné à six mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende, tandis que Raphaël Halet a été condamné à une amende de 1 000 euros. Les peines de prison avec sursis ont donc été, pour l’une, réduite de moitié et, pour l’autre, totalement abandonnée.

Dans l’actualité récente, d’autres procès ont témoigné des difficultés à juger les auteurs de délits altruistes : ceux de cet universitaire et de cet agriculteur poursuivis pour avoir prêté assistance à des migrants en situation irrégulière dans la vallée de la Roya, procès qui se sont tenus devant le tribunal correctionnel de Nice ; ou encore celui de ce salarié de Natixis licencié puis reconnu lanceur d’alerte par la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 16 décembre 2016 qui oblige la banque à le réintégrer.

La justice entre droit et morale : lanceur d’alerte, un délit altruiste difficile à juger

À l’occasion de l’ouverture du procès en appel, diverses actions militantes ont été organisées : manifestations avec chants de soutien, accueil des accusés par des haies d’honneur et même « Safari fiscal » au cœur de la cité de Luxembourg – une promenade en bus destinée à visiter les hauts lieux de l’optimisation fiscale. Il faut dire que l’opinion publique soutient largement les lanceurs d’alerte. C’est là que réside toute la difficulté pour les magistrats : juger légitimement les auteurs de délits altruistes, donc juger légitimement des individus ayant commis des infractions dans l’intérêt général et n’en retirant guère de bénéfice personnel, si ce n’est la satisfaction du devoir accompli.

La relative clémence de l’avocat général, puis des juges, qui ont suivi ses réquisitions, peut s’expliquer par la notion de délit altruiste. Si les lanceurs d’alerte ont délibérément violé la loi et, par suite, ne peuvent qu’être jugés coupables et condamnés, ils l’ont fait dans l’intérêt public. Dès lors, la différence entre quelqu’un qui vole des informations fiscales confidentielles afin d’obtenir ensuite le paiement d’une rançon et quelqu’un qui vole ces mêmes informations afin de les rendre publiques et de dénoncer ainsi des pratiques non illégales mais moralement condamnables est flagrante et doit se traduire par une décision de justice moins sévère envers le second qu’envers le premier.

Antoine Deltour estime que le jugement rendu en première instance serait incohérent dès lors que les lanceurs d’alerte ont été condamnés après qu’a été reconnu le caractère d’intérêt général de leurs actes. En effet, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a retenu que les révélations en cause « ont contribué à une plus grande transparence et équité fiscale », que les deux prévenus « ont agi dans l’intérêt général et contre des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses », si bien qu’ils devaient être « considérés comme des lanceurs d’alerte ». Mais, en réalité, il ne s’agit guère d’une incohérence : « Dura lex, sed lex » (La loi est dure mais c’est la loi) dit un proverbe latin ; on peut commettre une infraction en cherchant à faire le bien et, de ce fait, mériter juridiquement une condamnation. Les juges ont pour mission d’appliquer le droit, non d’appliquer la morale.

Dans un État de droit où les juges ont pour tâche de trancher les conflits et de sanctionner les auteurs d’infractions à l’aune des normes juridiques édictées par le pouvoir législatif et mises en application par le pouvoir exécutif, il ne saurait en aller autrement. En aucun cas les magistrats ne sauraient permettre à l’arbitraire et à leur subjectivité de l’emporter sur le syllogisme judiciaire – au terme duquel une solution logique découle de l’application des règles de droit aux faits en cause.

Pour autant, l’avocat général s’est efforcé de motiver rigoureusement ses réquisitions. Notamment, il a tenté de mieux définir le statut de lanceur d’alerte et ses limites. Ainsi, la diffusion d’informations d’intérêt public n’est, selon lui, « pas une condition suffisante » pour devenir un lanceur d’alerte et mériter une éventuelle protection à ce titre. Pour l’avocat général, cinq autres critères doivent être pris en considération, en particulier celui de la proportionnalité entre le bénéficie tiré par l’intérêt général et le préjudice causé à des intérêts particuliers, en l’occurrence ceux du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers et de ses clients – pour qui Antoine Deltour et Raphaël Halet travaillaient, ce qui leur a permis d’accéder aux 20 000 pages de rescrits fiscaux, qu’ils ont ensuite divulguées. En l’espèce, ce critère de la proportionnalité n’aurait pas été respecté. Aussi l’avocat général peut-il déclarer que, « si la Cour européenne des droits de l’homme protège les lanceurs d’alerte, elle ne le fait pas à n’importe quel prix. […] La fin ne justifie pas les moyens ».

Reste que, si l’état actuel du droit positif fait que les juges, quelle que soit l’éthique qui les habite, ne peuvent que condamner à nouveau les lanceurs d’alerte « LuxLeaks », il en irait différemment si une législation plus protectrice de ces lanceurs d’alerte était adoptée. C’est pourquoi diverses organisations non gouvernementales manifestent en faveur de la création, au niveau de l’Union européenne, d’une véritable protection juridique des lanceurs d’alerte.

Par exemple, en Suède, une loi entrée en vigueur le 1er janvier 2017 protège les travailleurs qui dénoncent des mauvaises pratiques sur leur lieu de travail. Et cette loi punit les employeurs qui réagiraient en discriminant les lanceurs d’alerte. Un système similaire existe déjà en Norvège depuis 2007. Néanmoins, pour ce qui est de l’Union européenne, le projet d’un régime juridique protégeant expressément et fortement les lanceurs d’alerte ne semble pas encore prêt d’aboutir.

Sources :

  • « LuxLeaks. Un grain de sable au paradis fiscal », Pierric Marissal, humanite.fr, 15 mars 2017.
  • « Procès « LuxLeaks » : les peines des lanceurs d’alerte allégées en appel », lemonde.fr, 15 mars 2017.
  • « LuxLeaks : pour Raphaël Halet, le combat continue en cassation », Fabien Grasser, lequotidien.lu, 13 avril 2017.
Erratum publié le 8 septembre 2017 :

Il convient de préciser que la Cour d’appel n’a pas suivi l’argumentation du procureur : elle a en effet jugé que « l’intérêt public à connaître ces informations pèse plus fort que l’intérêt privé de PwC et de ses clients »  (arrêt d’appel du 15 mars 2017).

 

Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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