En Allemagne, une nouvelle loi impose aux réseaux sociaux de retirer de tels contenus dans les vingt-quatre heures après leur signalement, sous peine d’amende. Le cadre européen tend également à évoluer, afin de responsabiliser davantage les hébergeurs dans la « modération » des messages postés par leurs utilisateurs.
La liberté d’expression vaut pour les informations ou idées « accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » »1.
La formule bien connue de la Cour européenne des droits de l’homme ouvre, comme on le sait, le champ de la liberté d’expression aux idées contestataires ou impertinentes, ce qui n’est pas sans rappeler la logique américaine dite de « marché libre des idées ». Pour autant, la Cour n’a pas manqué d’apporter des limites à ce principe pour ce qui concerne les discours incitant à la haine ou à l’intolérance, notamment sur le fondement des articles 10 § 2 et 17 de la Convention. Si la définition du « discours de haine » peut prêter à controverse quant à son étendue, nombre de législations européennes en condamnent la diffusion par un procédé de communication au public. En France, sont ainsi sanctionnées la diffusion d’injures, diffamations et de provocation publique à la discrimination ou à la violence, lorsque les propos sont dirigés contre une ou plusieurs personnes en fonction de leur origine, leur religion, leur sexe, leur orientation sexuelle ou leur handicap. Il en est de même pour les discours négationnistes ou faisant l’apologie des crimes les plus graves, tels les crimes contre l’humanité ou les actes terroristes. L’efficacité de cet arsenal législatif est parfois remise en cause pour certains procédés, notamment ceux de la communication en ligne. La répression de ce type de contenus y est en effet plus difficile, pour toute une série de raisons.
Aussi, les législateurs se tournent vers des intermédiaires techniques, dont on attend une participation plus active à la lutte contre ces discours. Tel est le cas avec la loi adoptée en Allemagne le 30 juin 2017, exigeant de ces derniers un retrait immédiat des contenus incitant à la haine.
L’insuffisance des moyens actuels de lutte contre les discours de haine sur internet
En 20152, l’Unesco s’est alarmée du problème que constitue la diffusion sur internet des discours de haine. L’organisation a ainsi relevé quatre obstacles à la répression de ces discours : la longévité, l’itinérance, l’anonymat et le caractère transnational des contenus. Un propos haineux peut potentiellement être posté à partir de n’importe quel lieu physique, sur n’importe quel support numérique et gagner une audience internationale, son auteur pouvant aisément dissimuler son identité. Tel est le cas notamment avec les réseaux sociaux, où un message peut être partagé et diffusé à un grand nombre de personnes, souvent bien au-delà du premier cercle de son auteur. Ces caractéristiques expliquent qu’une fois retiré, un contenu haineux peut toujours être republié sur le web par son auteur ou par une autre personne, ce qui lui assure une certaine pérennité.
Les moyens actuels mis en œuvre pour retirer ces contenus et/ou sanctionner leurs auteurs, bien qu’efficaces au cas par cas, ne suffisent pas pour endiguer leur propagation globale, même si les fournisseurs d’accès à internet peuvent se voir ordonner de bloquer l’accès à un site de cette nature. Il en est de même pour les hébergeurs, qui peuvent être sommés de retirer promptement un contenu illicite qui leur aurait été notifié. Ces derniers doivent d’ailleurs mettre en place des dispositifs de signalement aisément accessibles et conserver les données d’identification de leurs utilisateurs, ce qui a fort justement été rappelé au réseau social Twitter par la justice française3. La Cour européenne des droits de l’homme a aussi rappelé que la responsabilité d’un éditeur de contenus pouvait s’étendre aux espaces de commentaires personnalisés qu’il met à disposition des internautes, lorsque ceux-ci les utilisent pour publier des messages haineux4. Toutefois, l’ampleur de la diffusion effective du message ainsi que son ubiquité potentielle peuvent déjà avoir engendré un préjudice important. Ces mesures peuvent parfois renforcer la notoriété d’un contenu, comme cela a pu être constaté en France dans l’affaire « Aaargh »5.
Allemagne : la loi du 30 juin 2017 renforce les obligations des réseaux sociaux dans la lutte contre les contenus haineux
De façon générale, la grande facilité avec laquelle des internautes peuvent diffuser ce type de messages sous toutes formes (écrites, audiovisuelles,…) en touchant une vaste audience oblige à reconsidérer les moyens de lutte.
Le renforcement des obligations des intermédiaires techniques apparaît de plus en plus comme une solution privilégiée, en ce qu’ils peuvent intervenir techniquement sur la diffusion de contenus. C’est dans cette voie que s’est engagé le législateur allemand6. La nouvelle loi cible spécifiquement les réseaux sociaux comptant plus de deux millions d’utilisateurs, où le problème est le plus sensible. On pense naturellement aux services tels que Facebook ou Twitter. Tout en conservant le principe du signalement ou de la plainte préalable, la loi a fixé un délai de vingt-quatre heures au terme duquel l’hébergeur devra avoir retiré les messages incitant à la haine manifestement illégaux. Le délai est porté à sept jours pour les contenus plus ambigus. À défaut, l’entreprise exploitant le réseau social pourra se voir infliger une amende allant jusqu’à 50 millions d’euros, notamment en cas de manquements répétés. Outre les discours haineux, le texte vise aussi les fausses nouvelles (voir infra) qui peuvent être diffusées sur ces mêmes réseaux. Les procédures mises en œuvre pour recueillir les signalements devront également être plus transparentes. Enfin, l’identité des auteurs de contenus bloqués pourra aussi être dévoilée.
Perspectives européennes
La loi allemande constitue une première en la matière, tant pour la portée des obligations qu’elle impose aux réseaux sociaux que pour l’importance des amendes que ceux-ci peuvent encourir.
Mais le texte s’inscrit aussi dans une réflexion plus globale menée au niveau européen. La répression des discours de haine sur internet avait déjà retenu l’attention de la Commission européenne en 2016. Celle-ci avait alors dirigé la rédaction d’un code de bonne conduite que devaient respecter des services comme Facebook, Twitter, YouTube et Microsoft7. Un certain nombre d’objectifs avaient ainsi été dégagés, ceux-ci finalement assez proches des mesures prises par le législateur allemand. L’examen et le retrait des contenus signalés en moins de vingt-quatre heures constituent ainsi deux engagements phares de ce code.
L’édiction de lignes directrices internes aux entreprises y est également encouragée, de même que le renforcement et la transparence des procédures de signalement et d’examen des contenus par des « rapporteurs de confiance » agréés. Malgré ces bonnes intentions, nombre de contenus haineux passent encore à travers les mailles du filet. Le constat a d’ailleurs motivé le vote de la loi en Allemagne, au vu des premiers résultats affichés par les réseaux sociaux. Facebook, par exemple, n’a pu retirer que 39 % des contenus signalés en moins de vingt-quatre heures, loin des 70 % attendus. De façon générale, seuls 51 % des signalements ont pu être examinés dans ce délai au niveau européen.
Afin d’éviter une multiplication de législations disparates, la Commission vient de publier de nouvelles lignes directrices afin d’harmoniser les règles que doivent respecter les opérateurs, un nouveau texte contraignant devant être voté d’ici à 20188. Elles précisent les procédures de signalement ainsi que les mesures à mettre en œuvre pour empêcher la réapparition de contenus déjà retirés. La question est également abordée au titre de la révision de la directive « Services de médias audiovisuels »9. Une obligation de filtrage plus efficace pourrait ainsi être mise à la charge des hébergeurs.
Il n’empêche que ces nouvelles mesures sont contestées tant pour leur faisabilité technique que pour leur impact sur la liberté d’expression. Le fait de confier à des entreprises privées le soin d’examiner la licéité de contenus dans un si bref délai est déjà redouté par nombre d’organisations, dont notamment Reporters sans frontières, qui y voit un véritable risque de « privatisation de la censure »10.
Sources :
- CEDH, Handyside c./ Royaume-Uni, 7 décembre 1976, n° 5493/72.
- I. Gagliardone et al., Combattre les discours de haine sur internet, Éditions UNESCO, 2015, 82 pages.
- CA Paris, P. 1, 5e Ch., 12 juin 2013, UEJF c/ Twitter.
- CEDH, GC, Delfi AS c./ Estonie, 16 juin 2015, n° 64569/09.
- C. Cass., 1re Ch. Civ., 19 juin 2008, n° 07-12.244.
- Netzwerkdurchsetzungsgesetz, 30 juin 2017.
- « La Commission européenne et les entreprises des technologies de l’information annoncent un code de conduite relatif aux discours haineux illégaux en ligne », communiqué de presse, 31 mai 2016, http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1937_fr.htm
- Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, The European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions, Tackling Illegal Content Online – Towards an enhanced responsibility of online platforms, COM(2017) 555 final, 28 September 2017.
- « Lutte contre les discours haineux en ligne – L’initiative de collaboration entre la Commission, les plateformes de médias sociaux et la société civile enregistre des progrès », communiqué de presse, 1er juin 2017.
- « Loi allemande sur les contenus haineux : RSF dénonce les risques de censure », 2 mai 2017, https ://rsf.org/fr.