À défaut d’établissement stable en France, Google n’a pas à y payer d’impôts ni de TVA. En Europe, l’urgence d’une refonte de la réglementation fiscale s’impose désormais.
5,4 milliards d’euros échappés à l’impôt entre 2013 et 2016 : c’est le coût de l’optimisation fiscale de Google et de Facebook pour l’Union européenne. En même temps, l’Irlande, qui accueille ces entreprises avec un taux d’imposition faible, ne peut plus utiliser le PIB comme outil de mesure économique. Le 12 juillet 2016, l’Irlande a en effet annoncé une croissance de son PIB de 26,3 % en 2015, ce qui est absolument impossible sauf à comptabiliser dans le produit intérieur… des activités réalisées ailleurs, par exemple en France où le fisc a tenté en vain de montrer que Google y exerce des activités dont l’importance économique dépasse de loin ce qu’il y déclare.
Et les résultats de l’optimisation fiscale, soutenue dans l’Union européenne par l’Irlande, mais aussi par le Luxembourg ou les Pays-Bas, sont sans appel : l’impôt sur les bénéfices de Facebook en France pour l’année 2016 s’élève à 1,16 million d’euros, en 2015, Google a payé 6,7 millions d’euros au titre de l’impôt sur les sociétés. Les deux sociétés captent ensemble les deux tiers du marché publicitaire en ligne en France (voir La rem n°42-43, p.92), qui est devenu en 2016 le premier poste de dépenses des annonceurs dans les médias. Mais tout cela est légal, la réglementation fiscale permettant aux entreprises transfrontalières de faire transiter leurs bénéfices d’un pays à l’autre, pour qu’ils soient taxés là où la fiscalité est la plus avantageuse. C’est ce à quoi a été confronté le fisc français quand il a cherché à imposer à Google un redressement fiscal.
Après une perquisition dans les locaux de Google à Paris en 2011, la presse révélait l’existence d’une procédure fiscale, tout en évoquant un montant de 1,6 milliard d’euros pour la seule période 2005-2011. Dans cette affaire, le ministère des finances a cherché à montrer que Google Ireland Ltd, siège de Google en Europe, disposait d’un établissement stable en France, condition préalable à toute taxation des bénéfices. Une seconde perquisition, en mai 2016, révélait par ailleurs l’existence d’une autre procédure, pénale cette fois-ci, pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale portant sur la période 2011-2015. Pour l’instant, seule la procédure fiscale a presque abouti, mais au profit de Google. En effet, le 12 juillet 2017, le tribunal administratif de Paris a annulé le redressement fiscal de Google, qui s’élevait en fait à 1,115 milliard d’euros, au motif que Bercy n’a pas pu faire la preuve de l’existence d’un établissement stable en France. Cette notion juridique permet de localiser l’impôt, notamment quand il s’agit de multinationales disposant d’activités dans de nombreux pays.
Du point de vue de l’impôt sur les sociétés, est considéré comme établissement stable toute activité étant établie de manière autonome sur le territoire, avec donc des locaux et des salariés ; la réalisation d’opérations en France pilotées par un représentant qui n’a pas de personnalité professionnelle indépendante ; enfin, un cycle commercial complet. Si Google France répond aux deux premières conditions, le tribunal administratif de Paris a considéré que la troisième condition n’était pas remplie. Les contrats ont en effet été signés depuis l’Irlande, où sont encaissés les revenus publicitaires. Les annonces publicitaires sont également mises en ligne depuis l’Irlande, quand Google France ne regroupe que des activités commerciales partielles et des activités d’ingénierie. Enfin, en matière de TVA, la notion d’établissement stable est reconnue s’il y a une permanence constatée de l’activité et si la structure est capable, sur le plan humain et technique, d’assurer la prestation de service.
À l’évidence, ce n’est pas le cas pour Google France puisqu’une partie des flux d’information est gérée par l’Irlande. Le tribunal administratif de Paris a donc confirmé que les annonces publicitaires de Google sont exonérées de TVA en France. À vrai dire, personne n’est dupe : à partir du moment où la prestation de service est dématérialisée, il est très facile de localiser dans des pays à la fiscalité avantageuse des opérations informatiques essentielles, alors que le cœur de l’activité ne s’y trouve pas. C’est ce que devra monter l’État français qui a fait appel de la procédure en espérant qu’au formalisme juridique s’ajoutera également une prise en compte du fond de l’affaire.
Parce que l’appel a peu de chances d’aboutir, Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, a évoqué la possibilité d’un accord à l’amiable avec Google, en attendant une réglementation fiscale européenne qui mette fin aux pratiques d’optimisation des multinationales de l’internet. Ce type d’accord à l’amiable a déjà été passé au Royaume-Uni en janvier 2016 (voir La rem n°38-39, p.20), et plus récemment en Italie où, en mai 2017, Google et le gouvernement se sont mis d’accord sur un supplément d’impôts de 306 millions d’euros pour les années 2002 à 2015, en contrepartie de l’abandon des poursuites. Mais cette solution est évidemment insatisfaisante, ce qui explique pourquoi la fiscalité du numérique figure en première ligne sur l’agenda de la présidence estonienne au second semestre 2017.
Concernant l’Union européenne, toute décision relative à la fiscalité suppose l’accord de chacun des membres, ce qui limite d’autant les possibilités quand certains pays de l’Union se sont dotés de règles fiscales visant justement à permettre l’optimisation fiscale des multinationales au détriment de leurs voisins. Concrètement, tous les espoirs sont placés dans le projet de création d’une assiette commune consolidée d’impôt sur les sociétés (projet de directive Accis) qui a pour but d’harmoniser au niveau européen le calcul des bénéfices, ce qui réduira d’autant la possibilité qu’ont les multinationales d’exploiter les divergences entre les différentes réglementations fiscales des pays de l’Union européenne. Reste que ce projet, qui vient d’être relancé, avait déjà été enterré une première fois en 2011.
De son côté, le Parlement européen, à partir d’un rapport d’Alain Lamassoure et de Paul Tang, propose une évolution des règles concernant la localisation des bénéfices, notamment la notion de présence numérique dans un État comme critère permettant de qualifier une activité au titre de l’établissement stable. Il s’agit concrètement de lier la localisation des profits au lieu de collectes des données personnelles, donc de relocaliser les opérations sur le lieu de consommation plutôt que sur le lieu de facturation. En effet, en l’état, le projet de directive Accis, s’il simplifie le calcul des bénéfices, ne répond pas précisément à la question spécifique de leur localisation pour les entreprises du numérique.
Le même type d’approche a été également retenu par la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne qui ont proposé au Conseil informel des ministres européens des finances, le 16 septembre 2017, la création d’une taxe d’égalisation reposant non plus sur les bénéfices, mais sur le chiffre d’affaires des multinationales du numérique. Si l’impôt reste prélevé sur les bénéfices, qui seront toujours rapatriés vers les pays fiscalement les plus cléments, qu’ils soient européens ou non, le chiffre d’affaires a pour avantage d’être réalisé localement. Lors du Conseil des ministres, l’Autriche, la Bulgarie, la Grèce, le Portugal, la Roumanie et la Slovénie se sont joints à cette initiative, soit dix pays en tout, ce qui permet potentiellement de lancer une coopération renforcée, un dispositif qui établit des règles communes, une fois neuf États d’accord, et cela malgré l’absence d’unanimité. En la matière, l’Irlande est évidemment farouchement opposée à la taxe d’égalisation.
Si cette initiative ne règle pas le problème de l’optimisation fiscale dans les négociations européennes sur l’Accis ni dans les négociations à l’OCDE ou au G20, au moins aurait-elle le mérite, en favorisant une double imposition, localement sur le chiffre d’affaires, à l’étranger sur les revenus déclarés dans les paradis fiscaux, de forcer tous les acteurs à négocier effectivement une solution acceptable pour tous. Dans cette attente, le fisc français continue de mettre les acteurs du numérique sous pression, puisque L’Express a révélé fin août 2017 que les services fiscaux réclament également 600 millions d’euros à Microsoft.
Sources :
- « Les deux fronts ouverts par la France contre Google », Alexandre Counis, Les Echos, 31 mai 2016.
- « Google paye toujours très peu d’impôts en France », Benjamin Ferran, Le Figaro, 14 juillet 2016.
- « L’Irlande abandonne le PIB comme instrument de mesure économique », Jean-Pierre Robin, Le Figaro, 9 février 2017.
- « Après Apple, le fisc italien épingle Google et cible Amazon », Nicolas Richaud et R.H., Les Echos, 5 mai 2017.
- « Fiscalité de l’UE : les géants du Net dans le viseur », Derek Perrotte, Les Echos, 11 juillet 2017.
- « Google échappe à un redressement fiscal en France », Thomas Chenel, Les Echos, 13 juillet 2017.
- « La justice annule le redressement fiscal de Google », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 13 juillet 2017.
- « Il vaut mieux un bon accord avec Google qu’un mauvais procès », interview de Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, par Ingrid Feuerstein, Les Echos, 25 juillet 2017.
- « Les Européens cherchent la parade face à l’optimisation fiscale des géants du Net », Gabriel Grésillon, Les Echos, 11 août 2017.
- « Bercy réclame 600 millions d’euros à Microsoft », Le Figaro, 31 août 2017.
- « Fiscalité des géants du numérique : l’Europe se prépare à passer à l’attaque », Derek Perrotte, Les Echos, 8 septembre 2017.
- « Paris et Berlin veulent taxer le chiffre d’affaires des géants du Net », Derek Perrotte, Les Echos, 11 septembre 2017.
- « L’Europe lance l’offensive fiscale contre les GAFA », Anne Cheyvialle, Le Figaro, 15 septembre 2017.
- « Taxation des géants du Net : Paris marque des premiers points », Derek Perrotte, Les Echos, 18 septembre 2017.