La proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information : « une fausse bonne idée » selon le Sénat

Déposée en mars 2018, la proposition de loi pour lutter contre les fake news a passé le cap de la première lecture à l’Assemblée nationale, et un certain nombre de ses dispositions ont pu être précisées. Pour autant, le texte reste extrêmement critiqué, en ce qu’il induit des atteintes à la liberté d’expression dont la portée est incertaine. Ces critiques n’ont pas laissé le Sénat insensible, puisque celui-ci a finalement rejeté la proposition de loi.

La proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information a essuyé un important revers cet été devant le Sénat. On rappellera que cette proposition a été souhaitée par le président de la République, notamment lors de ses vœux à la presse, et qu’elle entend tirer les leçons du climat de désinformation qui ont caractérisé les dernières campagnes présidentielles américaine et française (voir La rem n°45, p.66). Son objectif vise moins à sanctionner les auteurs de fausses informations qu’à limiter la diffusion de celles-ci par les plateformes numériques, dont principalement les réseaux sociaux, et par les services de télévision, pendant les périodes électorales (présidentielles, générales, sénatoriales, européennes ou référendaires). L’idée est de garantir aux citoyens une information éclairée, de manière à assurer la sincérité du scrutin. Si louable que puisse paraître cet objectif, le texte a fait l’objet de vives critiques en raison de plusieurs dispositions controversées1.

La version adoptée en première lecture n’ayant nullement levé les incertitudes, le Sénat a finalement opposé une question préalable et refusé d’examiner en l’état le texte de la proposition. Ce sont principalement l’ajout d’une définition des fausses informations ainsi que la création d’une nouvelle procédure de référé qui posent problème, notamment au regard de la liberté d’expression.

Une définition des « fausses informations » inutile et dangereuse

La notion de « fausse information » est définie par le texte d’une façon extrêmement vague, alors même qu’elle sert de base à plusieurs dispositifs contraignants. Si la première version du texte ne contenait aucune définition, les amendements votés en commission puis en séance ont abouti à la définition suivante : « toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse » (art. 1er). L’exposé des motifs ainsi que l’esprit de la loi semblent réduire ce champ aux seules informations ayant un lien avec le débat électoral. Il n’en demeure pas moins très large, les débats ayant cours pendant les campagnes électorales pouvant inclure un grand nombre de sujets.

Cette définition paraît inutile car il existe déjà un certain nombre de dispositions qui répriment la diffusion de fausses informations. Tel est le cas des infractions relatives aux discours de haine, aux atteintes à la personnalité et à la réputation, ou encore des dispositions visant spécifiquement la matière électorale. On pense à l’article 27 de la loi du 29 juillet 1881, qui sanctionne la diffusion de fausses nouvelles, mais dont la portée a été considérablement réduite (ce qui alerte déjà sur sa compatibilité avec le respect de la liberté d’expression)2. La proposition aurait pu aisément prendre appui sur ces dispositions. Celles-ci sanctionnent moins la fausseté d’une information que l’atteinte qu’elle porte à un autre droit ou intérêt par sa diffusion. Le juge ne peut s’attacher à réparer ou réprimer d’autres conséquences que celles-ci. Aller plus loin, c’est-à-dire trancher entre le « vrai » et le « faux », serait dangereux pour les libertés d’expression et d’opinion.

En effet, une information « inexacte » n’est pas « fausse » par principe. L’inexactitude n’est qu’une question de forme et il existe de multiples raisons qui peuvent l’expliquer. La mauvaise foi n’en est qu’une parmi d’autres, l’opinion étant certainement la plus importante. De plus, c’est justement parce que des informations inexactes peuvent être confrontées et débattues que leur véracité pourra être établie. Cela suppose de laisser un certain temps à la discussion, d’autant plus important en période électorale3.

On voit très vite les risques que fait courir cette définition mal cernée. Il semble cependant que l’objectif de la proposition de loi est d’aller au-delà des mécanismes existants, ce qui se confirme au regard des moyens qu’elle entend déployer pour lutter contre les fausses informations.

Une nouvelle procédure de référé à la portée incertaine

La proposition entend renforcer les moyens de lutte contre la diffusion de fausses informations par des services de communication au public en ligne. Entre autres, elle institue une procédure de référé qui permettra au juge de prononcer, dans un délai de 48 heures, toute mesure permettant de mettre un terme à la diffusion massive, automatisée et/ou artificielle de tels contenus (retrait d’un contenu, blocage de l’adresse d’un site web, déréférencement d’un site…). La saisine du juge pourra être effectuée à la demande du ministère public, mais aussi par un candidat, un parti ou un autre groupement politique. La procédure ne pourra être mise en œuvre que dans les trois mois précédant une opération électorale. Une fois encore, l’objectif est de garantir des moyens d’action rapides pour lutter plus efficacement que les mécanismes existants contre d’éventuelles campagnes de désinformation.

Cette procédure est évidemment critiquable en ce qu’elle confère au juge un pouvoir très important, sur la base d’une définition que l’on sait extensible. D’une part, on ne voit pas comment il pourrait se prononcer dans un délai aussi contraint sur la véracité d’une information, alors que la preuve de celle-ci peut requérir un certain temps. D’autre part, en supposant que la mesure produise ses effets, elle pourrait très vite dégénérer en un instrument de censure permettant d’étouffer des informations « vraies » dénoncées comme « fausses ». De récents scandales intéressant des hommes politiques français ont pris leur source dans des informations initialement contestées par les principaux intéressés. Inversement, si le juge retenait une approche plus prudente, cela pourrait donner davantage de publicité à de réelles campagnes de désinformation ; leurs promoteurs pourraient s’appuyer sur une décision en apparence favorable, quand bien même elle ne trancherait pas la question de la véracité des allégations4. On ne peut raisonnablement mettre en œuvre une action aussi radicale à l’égard d’une réalité aussi mouvante que les fausses informations. Le risque est trop important pour la liberté d’expression.

D’autres dispositions de la proposition de loi reçoivent également un accueil mitigé. Tel est le cas de celles qui intéressent les pouvoirs du Conseil supérieur de l’audiovisuel à l’égard des services audiovisuels placés sous le contrôle d’un État étranger, et dont la portée ne se révèle guère innovante par rapport à ses pouvoirs actuels.

Le rejet de la proposition de loi par le Sénat

Ces différents motifs expliquent que le Sénat ait finalement opposé la question préalable sur la proposition de loi telle que votée par l’Assemblée nationale5. Les sénateurs ont ainsi refusé de poursuivre l’examen du texte, en attirant l’attention sur les conditions dans lesquelles celui-ci avait été déposé. Il est regrettable qu’aucune étude d’impact n’ait été menée quant aux effets réels ou supposés de la diffusion de fausses informations sur les services de communication électronique. Cela signifie que la portée des nouvelles mesures est difficile à évaluer. Enfin, ces dispositions apparaissent, selon les sénateurs, peu compatibles avec le droit de l’Union européenne, et particulièrement avec le régime de responsabilité allégée applicable aux plateformes.

Le sujet n’a pourtant pas échappé à la Commission européenne, qui œuvre depuis cette année à la concrétisation d’un code de bonnes pratiques contre la désinformation6. Celui-ci prévoirait des mesures plus souples, reposant notamment sur la vérification des informations et l’éducation aux médias. On relèvera que la proposition de loi contenait également de telles dispositions. Outre le respect d’obligations de transparence renforcée, l’un de ses articles prévoyait la possibilité, pour les plateformes et les réseaux sociaux, de conclure des accords avec des entreprises de presse, de médias audiovisuels ou des syndicats de journalistes professionnels en vue de favoriser les pratiques de fact checking. Il est regrettable que le vote de ces dispositions soit également bloqué. Mais cela témoigne encore des lacunes qui affectent le texte, partagé entre des approches contradictoires et centré sur un objet assurément mal défini.

Sources :

  1. « Légiférer sur les fausses informations en ligne, un projet inutile et dangereux », Christophe Bigot, D., 2018, p. 344 ; « Proposition de loi sur les manipulations de l’information : le point de vue de Reporters sans frontières », Paul Coppin, LP, n° 361, juin 2018, p. 299-300.
  2. « Lutter contre les fausses informations – Nécessité d’ajouter au dispositif législatif existant ? », Emmanuel Derieux, RLDI, n° 145, février 2018, p. 35-40 ; « Quel(s) outil(s) juridique(s) contre la diffusion de « fake news » ? », Guillaume Sauvage, LP, n° 352, septembre 2017, p. 427-432.
  3. Comme l’a rappelé la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), 2e Sect., 6 septembre 2005, Sarov c. Ukraine, n° 65518/01.
  4. Rapport sur la proposition de loi de Mme Catherine Morin-Desailly, fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, déposé le 18 juillet 2018, p. 37.
  5. Motion adoptée le 26 juillet 2018, en application de l’article 44 alinéa 3 du Règlement du Sénat.
  6. « Lutte contre la désinformation en ligne : la Commission propose l’élaboration, à l’échelle de l’UE, d’un code de bonnes pratiques », Commission européenne, communiqué de presse, 26 avril 2018.
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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