Le saut technologique attendu avec la 5G devrait permettre l’essor du cloud gaming. Les premières offres en streaming apparaissent, ainsi que l’abonnement qui fait ses premiers pas sur le marché du jeu vidéo.
Né sur console, développé sur PC, et donc réservé à un club fermé de passionnés (les hard-core gamers), le jeu vidéo s’est émancipé une première fois de son marché originel avec la banalisation des PC dans les foyers, à mesure que l’internet se déployait, ce qui a donné naissance notamment aux jeux sociaux (social gaming), dont Farmville fut l’incarnation dans les années 2000 (voir La rem n°16, p.32). La deuxième révolution du jeu vidéo a été apportée par l’internet mobile, le monde entier se retrouvant potentiellement en possession d’une petite console de poche connectée. Le mobile gaming va alors s’imposer et toucher un public de masse, avec des jeux plus simples et le plus souvent gratuits, la rémunération venant ensuite grâce aux micro-transactions. Les éditeurs de ces jeux mobiles sont désormais au centre de toutes les convoitises : King (Candy Crush) s’est fait racheter par Activision-Blizzard (voir La rem n°37, p.56), Gameloft par Vivendi et Supercell par Tencent (voir La rem n°40, p.64). La troisième révolution pour le jeu vidéo devrait être celle du cloud gaming, laquelle va permettre de transformer chaque smartphone en véritable interface de jeu, capable de supporter des jeux issus de l’univers des consoles et qui nécessitent une puissance de calcul très importante.
Le marché du jeu vidéo reste pour l’instant scindé en deux grands ensembles, celui des jeux pour consoles et PC, qui demandent un équipement adéquat et celui des jeux sous forme d’applications, nécessitant certes d’être téléchargées pour éviter les désagréments d’une mauvaise connexion, mais qui pourraient tout à fait être joués en ligne du fait de la faible consommation de données qu’ils exigent. Autant dire que les barrières technologiques existent dans le jeu vidéo : une console, un PC dédié au gaming sont bien plus puissants qu’un smartphone ; une connexion 3G, voire même 4G, est insuffisante pour pouvoir espérer jouer en streaming aux jeux les plus complexes. L’exigence de débit est en effet sans commune mesure avec le streaming vidéo qui se développe actuellement. Un jeu vidéo suppose en effet une évolution continue du scénario en fonction de l’enregistrement des réactions du joueur, donc une capacité du réseau à transmettre en simultané des données montantes et descendantes.
C’est cette limite technologique que la 5G devrait progressivement franchir, localisant dans des serveurs distants la puissance de calcul et permettant aux smartphones de se transformer – grâce à une connexion puissante – en véritables terminaux de jeux haut de gamme. De ce point de vue, le streaming pour le jeu vidéo pourrait annoncer la mort des consoles, un pas qu’a franchi Yves Guillemot, le PDG d’Ubisoft qui, dans une interview à Variety, déclarait que la prochaine génération de consoles serait probablement la dernière. Les éditeurs de consoles ne sont pas de cet avis, même s’ils se préparent tous au streaming, qui fut au cœur des échanges lors de l’E3, le Salon mondial du jeu vidéo à Los Angeles, en juin 2018.
Le leader mondial du marché des consoles avec sa PlayStation 4, le japonais Sony, a été précurseur. En 2012, il a racheté la start-up Gaikai pour 380 millions de dollars, laquelle développait les premières offres de cloud gaming, à savoir du jeu vidéo en streaming. Depuis, Sony a internalisé son savoir-faire en proposant, dès 2014, un abonnement en streaming à son service en ligne de jeux vidéo. Baptisé PlayStation Now et facturé 16,99 euros par mois pour son lancement en France fin 2017, le service ne met à disposition que des titres de plus de cinq ans. Si Sony a rompu une première fois avec l’exigence de téléchargement des jeux, il n’a pas rompu avec les anciens modes de commercialisation du jeu vidéo : les nouveautés sont exclues de l’offre de streaming pour être commercialisées à l’acte, en téléchargement ou en CD. Les titres les plus récents sont aussi plus gourmands en données, ce qui peut expliquer le choix de Sony de favoriser d’abord son fond de catalogue.
C’est cette pratique que Microsoft, le poursuivant de Sony sur le marché des consoles avec la Xbox, a décidé de remettre en question. Lors de l’E3, Microsoft a annoncé le lancement prochain d’un service de jeu vidéo en streaming tout en confirmant sa volonté de développer une nouvelle version de la Xbox, preuve que le cloud gaming mettra du temps à s’imposer et que les consoles ont encore un avenir. Mais la révolution est annoncée. Pour l’instant, Microsoft ne dispose que de GamePass, un service de téléchargement de jeux vidéo qui a déjà la particularité d’être facturé sous forme d’abonnement, à 9,99 euros par mois. En le basculant en streaming, il pourra toucher un public beaucoup plus large, à savoir potentiellement les deux milliards de joueurs dans le monde qui ne sont pas équipés de consoles ou de PC puissants. Microsoft explore d’ailleurs de manière originale la piste de l’abonnement puisque le groupe a lancé fin août 2018 aux États-Unis deux abonnements, à 21,99 et 34,99 euros sur deux ans, qui offrent à chacun une location longue durée de Xbox et l’accès illimité à une plateforme de téléchargement de jeux.
Cette révolution dans la distribution des jeux vidéo pourrait d’ailleurs rebattre les cartes dans le secteur. Certes, il faudra disposer, à l’instar de Netflix dans la vidéo, d’un catalogue diversifié de jeux, un impératif intégré par Microsoft qui rachète désormais des studios pour développer son offre. Mais il faudra également maîtriser les infrastructures qui permettent le cloud gaming, Microsoft étant ici plus qu’avantagé : deuxième acteur mondial du cloud computing derrière Amazon, il n’aura pas d’autres concurrents issus du monde du jeu vidéo. Ces derniers devront donc distribuer leur offre grâce à des intermédiaires technologiques dont rien ne dit qu’ils ne mobiliseront pas leurs propres ressources pour développer eux-mêmes leur offre de cloud gaming. Les éditeurs de jeux sans solutions technologiques pourraient donc à terme être conduits à licencier leur catalogue à des plateformes qui composeront ainsi une offre élargie de jeux vidéo, comme les producteurs licencient leur catalogue à Spotify dans le streaming musical.
Les grands studios l’ont bien compris. Le 22 mai 2018, Electronic Arts s’est ainsi emparé de la division de l’israélien Game Fly, spécialisée dans le cloud gaming afin de maîtriser les briques technologiques nécessaires pour ce type de service. Si Electronic Arts n’a pas annoncé lors du salon E3 le lancement d’un service de cloud gaming, au moins l’a-t-il préfiguré en repensant complètement son service de téléchargement Origin Access, qui ne donnait jusqu’alors accès qu’à d’anciens jeux. L’éditeur a en effet annoncé le lancement d’un service de téléchargement de jeux sur abonnement, à 14,99 dollars par mois, qui inclura les nouveaux jeux et les mettra même à disposition cinq jours avant leur sortie officielle. Dès que la technologie supportera le streaming, le service d’EA sera en tous points comparable aux offres de streaming des plateformes vidéo.
Sources :
- « Sony lance en France son « Netflix du jeu vidéo » », Chloé Woitier, Le Figaro, 3 novembre 2017.
- « Electronic Arts Acquires Cloud Gaming Technology & Talent », communiqué de presse, news.ea.com/press-release, 22 mai 2018.
- « Microsoft réaffirme ses ambitions dans le jeu vidéo », Chloé Woitier, Le Figaro, 13 juin 2018.
- « Le jeu vidéo construit son modèle à la Netflix », Florian Dèbes, Les Echos, 14 juin 2018.
- « Yves Guillemot : « La Chine deviendra le deuxième marché d’Ubisoft d’ici à cinq ans » », Chloé Woitier, Le Figaro, 14 juin 2018.
- « Le jeu vidéo voit son avenir dans le streaming », Chloé Woitier, Le Figaro, 22 juin 2018.
- « Microsoft et Xbox s’essaient à l’abonnement « façon triple play » », Florian Dèbes, Les Echos, 29 août 2018.