Le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante chargée de protéger les droits des citoyens face aux administrations, dont le titulaire est, depuis juillet 2014, Jacques Toubon. Toujours plus nombreux, les usagers des services publics sont confrontés à la dématérialisation des démarches administratives. Dans ce rapport, le Défenseur des droits alerte sur les risques et dérives de la transformation numérique des services publics.
Le Défenseur des droits reconnaît que « compte tenu de la réflexion sur la simplification et la clarification des procédures administratives qu’elle peut entraîner, la dématérialisation peut constituer un puissant levier d’amélioration de l’accès de tous et de toutes à ses droits ». Néanmoins, face aux milliers de réclamations reçues et traitées ces dernières années, il avertit les pouvoirs publics des inégalités d’accès aux services publics, affectant notamment certaines catégories de personnes en difficulté : « Les personnes âgées, les personnes en situation de précarité, les personnes étrangères, mais aussi les jeunes qui maîtrisent mal les codes de l’administration. Par ailleurs, les personnes en situation de handicap, pour qui certains sites ne sont pas accessibles, les personnes détenues, qui disposent d’un accès limité à Internet, et les majeurs protégés, ne sont que trop rarement pris en compte dans les démarches de dématérialisation. »
Les conséquences peuvent être dramatiques et le rapport met en exergue de nombreux cas : « Monsieur X a été radié de Pôle emploi en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Or, Monsieur X. réside dans un secteur qualifié de « zone blanche » et n’a jamais reçu à temps les mails de convocation et les SMS sur son téléphone portable. À la suite de l’intervention du Défenseur des droits, Pôle emploi est revenu sur sa décision de radiation ». Cette question des zones blanches, zones qui ne sont couvertes par aucun opérateur mobile, et des zones grises, desservies par un seul opérateur, illustre la dimension territoriale de la fracture numérique. Ainsi, dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d’un tiers des habitants n’ont pas accès à un internet de qualité, ce qui représente près de 75 % des communes de France et 15 % de la population. Plus grave encore, 0,7 % des Français, soit 500 000 personnes, n’ont tout simplement pas accès à une connexion internet fixe. Ce qui fait dire au Défenseur des droits que « la diversité spatiale et l’éloignement de l’Hexagone ne doivent en aucun cas aboutir à un traitement différencié des habitants dans l’accès aux services publics ».
Les dimensions sociale et culturelle de la fracture numérique concernent la facilité et la simplicité de l’accès aux équipements nécessaires pour réaliser des démarches administratives en ligne. Or, 19 % des Français n’ont pas d’ordinateur à domicile et 27 % n’ont pas de smartphone, ce qui aboutit régulièrement à des situations difficiles : « Un couple de personnes résidant en Guadeloupe a constaté que le virement de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), dont ils étaient bénéficiaires, ne parvenait plus sur leur compte en banque. Ils se sont déplacés à la CAF et ont été informés qu’une notification de suspension de l’AAH leur avait été envoyée par courriel via leur compte CAF, mais que les délais pour déposer un recours amiable étaient dépassés. Or, âgés de 75 et 86 ans, ils ne disposaient ni d’un ordinateur ni d’une connexion internet. L’abonnement internet coûtant 40 euros par mois, ils indiquent ne pas en avoir les moyens financiers. Après l’intervention du Défenseur des droits, la CAF a accepté leurs recours contre la décision. »
De plus, même quand l’accès à internet existe, certains usagers du service public se retrouvent confrontés à des « problèmes ou obstacles techniques, voire à des défauts de conception ou d’ergonomie des sites et des procédures dématérialisées ». C’est ainsi que, depuis le 6 novembre 2017, les usagers faisant la demande d’une carte grise ou d’un permis de conduire doivent la formuler exclusivement par voie électronique. La disparition brutale des guichets physiques a exacerbé de nombreuses défaillances techniques du site web de l’administration concernée, à savoir « ants.gouv.fr » de l’Agence nationale des titres sécurisés. La conception du site qui n’intègre pas des situations particulières ou divers problèmes de connexion, blocages, erreurs et pannes informatiques, sont autant de bugs qui ont privé des usagers de l’accès au service public, la voie dématérialisée étant devenue la seule possible. Ces défaillances ont précipité des citoyens dans des situations préjudiciables comme la perte d’emploi, en raison de leur incapacité à produire un titre de circulation valide.
Quant aux démarches d’obtention d’un titre de séjour, elles sont également entièrement dématérialisées et trente préfectures rendent dorénavant obligatoire une prise de rendez-vous par voie électronique. Or, le nombre de rendez-vous étant limité, les sites web des préfectures bloquent toute demande dès que le quota est atteint, rendant de surcroît invisible la file d’attente des demandeurs. Toute personne souhaitant obtenir un rendez-vous doit donc réitérer la démarche jusqu’à son succès, ce qui peut prendre des mois, comme le souligne un rapport de la Cimade, association loi de 1901 de solidarité active et de soutien politique aux migrants, aux réfugiés et aux déplacés, aux demandeurs d’asile et aux étrangers en situation irrégulière.
En outre, la dématérialisation des démarches administratives s’accompagne nécessairement de l’utilisation de moyens de paiement dématérialisés comme le virement, le prélèvement bancaire ou encore le paiement en ligne. Or, ces moyens de paiement ne sont accessibles qu’à ceux qui disposent d’un compte bancaire, ce qui exclut de facto quelque 500 000 personnes, selon le rapport annuel de l’Observatoire de l’inclusion bancaire de la Banque de France, publié en juin 2018. Régulièrement saisi de cette problématique, le Défenseur des droits considère que « l’absence de possibilité de paiement autre que via un compte bancaire crée une rupture d’égalité devant le service public ».
L’accès au service public par voie dématérialisée entraîne également des difficultés nouvelles et une surcharge d’activité pour de nombreuses associations ou professionnels du secteur social. Ces structures qui accompagnent les personnes les plus fragiles dans leurs démarches en ligne le font, non seulement sans l’appui des administrations concernées, mais également sans aucune formation, cette activité n’entrant bien souvent pas dans le champ de leur mission première. Une étude sur le numérique au sein de l’action sociale dans un contexte de dématérialisation, réalisée en 2016 par Emmaüs Connect, montre que 75 % de ces professionnels affirment faire les démarches numériques pour des usagers qui, jusque-là, étaient parfaitement autonomes pour communiquer avec l’administration.
Un autre écueil de la dématérialisation des procédures administratives concerne le développement des prestataires privés qui s’interposent entre l’usager et l’administration afin de réaliser pour leur compte des démarches en ligne. Vente de prise de rendez-vous en préfecture ; demande de titre de séjour, d’acte de naissance ou encore de permis de conduire, ces acteurs privés proposent, moyennant rémunération, d’effectuer les démarches, normalement gratuites, à la place des usagers des services publics : « Madame X achète fin janvier 2018 un véhicule d’occasion. Une fois tous les documents en sa possession, elle tape sur un moteur de recherche internet, le mot « carte grise » pour réaliser sa démarche. Un site s’affiche en tête de liste qui, pour elle, est le site officiel : il y a un drapeau bleu blanc rouge et il est inscrit que le site est « habilité par le ministère de l’intérieur et agrémenté par le Trésor public ». Elle remplit le formulaire demandé et joint le règlement de 204,76 euros pour finaliser sa demande le 24 février 2018. En juin 2018, on lui signale une erreur sur un document, il faut débourser 20 euros pour le rectifier. Le 12 juillet 2018, elle a de nouveau un retour lui indiquant que son dossier est en attente car le contrôle technique, obligatoirement de moins de 6 mois pour cette procédure, est expiré. Madame X saisit le Défenseur des droits, qui vérifie que son dossier est enregistré sur le site de l’ANTS, mais que la réclamante ne peut accéder à son dossier car il lui faut le titre interbancaire de paiement (TIP), que le professionnel ne lui a pas transmis. Le Défenseur des droits constate que l’usagère, de bonne foi, se retrouve dans l’impossibilité d’utiliser son véhicule et est contrainte de payer une nouvelle fois son contrôle technique alors qu’elle aurait pu réaliser sa démarche de manière autonome si elle n’avait pas été induite en erreur. »
Le rapport soulève autant de problèmes qu’il formule de recommandations. Compte tenu, d’une part, de l’hétérogénéité des publics vulnérables face au numérique et, d’autre part, de la multiplicité́ des difficultés d’usage, le Défenseur des droits propose en premier lieu de conserver des modalités d’accès multiples aux services publics, seul moyen de maintenir une disponibilité pour tous. Lorsqu’une démarche administrative est réalisable exclusivement en ligne et que des défaillances techniques en empêchent l’accès, « il s’agit là d’une rupture de la continuité́ du service public, dont la valeur constitutionnelle est pourtant garantie ». Selon ce dernier, « la réalisation des démarches administratives dématérialisées doit demeurer une possibilité ouverte à l’usager et non devenir une obligation. […] L’usager doit pouvoir choisir le mode de communication le plus approprié à sa situation lorsqu’il échange avec l’administration ».
Le rapport préconise en outre de prendre systématiquement en compte les difficultés que manifestent les usagers, notamment en privilégiant une correspondance sous forme papier lorsque des notifications d’attribution, de suppression ou de révision de droits comportent des délais et des voies de recours ou encore, en prévoyant des modalités de paiement, autres que celles liées à la possession d’un compte bancaire.
Il conviendrait donc de repérer et d’accompagner les personnes en difficulté face au numérique en instaurant un service public de proximité adapté en fonction des besoins des territoires, « réunissant un représentant de chaque organisme social, des impôts, de pôle emploi, un travailleur social ainsi qu’un médiateur numérique pour réaliser un accompagnement généraliste et de qualité de la population, en particulier la plus fragile ».
L’amélioration et la simplification des démarches administratives dématérialisées pourraient passer par l’obtention d’un identifiant unique pour accéder à l’ensemble des services publics en ligne, tout en informant davantage les citoyens de la gratuité des démarches pour mettre fin au développement des services privés payants.
Le rapport recommande également de former les travailleurs sociaux et les agents d’accueil des services publics à l’usage numérique et de leur apprendre à détecter les publics en difficulté qui pourraient être accompagnés par des volontaires du service civique sans que ces derniers remplacent les agents d’accueil mais les assistent dans leur mission.
Enfin, le rapport dénonce les difficultés d’accès au service public dématérialisé, rencontrées par certaines catégories de personnes, les « laissés-pour-compte de la dématérialisation » qui pour diverses raisons, sont de facto « empêchés » d’y accéder : les personnes placées en établissement pénitentiaire, pour lesquelles l’accès aux sites des services publics n’est pas effectif ; les majeurs protégés, pour lesquels le double accès aux comptes par leur mandataire judiciaire n’existe pas ou fonctionne mal, ainsi que les personnes handicapées, pour lesquelles la plupart des sites publics de l’État ne sont toujours pas en conformité avec la réglementation d’accessibilité en vigueur.
« Si une seule personne devait être privée de ses droits du fait de la dématérialisation d’un service public, ce serait un échec pour notre démocratie et pour l’État de droit ».
Pour clore son rapport, le Défenseur des droits s’interroge sur l’impact du développement de l’intelligence artificielle et des algorithmes qui permettent de traiter des données massives, afin de prédire des événements, des comportements ou des préférences individuels. Il fait peu de doute que le traitement algorithmique des données à caractère personnel se développe de plus en plus dans les administrations. Si la démarche est louable lorsque ces algorithmes sont employés comme un nouveau levier d’accès aux droits, par exemple pour une meilleure allocation des ressources, ils peuvent en revanche générer des discriminations ou reproduire des inégalités sociales, comme le montrent de nombreuses études aux États-Unis.
L’émergence de l’intelligence artificielle et l’utilisation croissante d’algorithmes au sein des administrations soulèvent de nouvelles questions d’ordre juridique, social et politique, auxquelles le Défenseur des droits entend consacrer, dans les prochains mois, de nouveaux travaux.