La Cour de cassation ainsi que la cour d’appel de Paris confirment la requalification en contrat de travail de la relation entre deux plateformes numériques et leurs employés. En l’occurrence, il s’agissait d’un chauffeur officiant pour la société Uber et d’un livreur officiant pour la société Take Eat Easy.
« L’ubérisation met en œuvre, notamment pour certains métiers réglementés, un modèle ultralibéral d’emploi d’un personnel à la tâche, modèle dérégulé, instaurant la mondialisation de services hors du droit du travail ». Ainsi est désormais défini le néologisme « ubérisation » par le Dictionnaire historique de la langue française1.
La remise en cause du droit du travail constituerait l’une des caractéristiques majeures du phénomène ainsi désigné. C’est là l’une des conséquences du développement de l’économie des plateformes. Comme l’a relevé le Conseil d’État, celle-ci remet en cause les paradigmes de la société industrielle et particulièrement « ses systèmes hiérarchiques et pyramidaux2 ». Le caractère collaboratif de ces services doit toutefois être relativisé. Il est ainsi établi que certaines plateformes imposent des conditions strictes à leurs utilisateurs, allant au-delà de leur fonction d’intermédiation. La prise en compte de ce type d’éléments a permis à la Cour de justice de l’Union européenne de considérer que les services proposés par la société Uber relevaient du domaine des transports, et non de la société de l’information3.
Quand bien même la mise en relation par un procédé de communication électronique occupe une place essentielle dans le déclenchement du service, il est apparu à la Cour que la société contrôlait étroitement les prestations de transport réalisées par les chauffeurs utilisant son application. Ce contrôle porte notamment sur les conditions financières telles que la fixation et la collecte du prix de la course, les conditions de déplacement, ainsi que le comportement et l’évaluation des chauffeurs. Il en résulte que les États membres sont libres, au sens du droit de l’Union européenne, de réglementer les services de transport procédant de telles plateformes.
Cette qualification impliquait d’autres conséquences, dont certaines intéressent justement le droit du travail4. En effet, les critères dégagés par la Cour de justice permettraient d’établir l’existence d’une relation de travail entre les sociétés de type Uber et les chauffeurs qui utilisent son application. À cet égard, la dénomination donnée à cette relation est sans effet sur sa qualification légale, un emploi « atypique » pouvant parfaitement être requalifié en travail salarié5. Malgré quelques hésitations6, ce pas a finalement été franchi par les juridictions françaises7. La requalification en contrat de travail a été récemment confirmée en appel et en cassation, s’agissant des services de la société Uber, mais aussi de ceux d’une plateforme de livraison à domicile.
Requalification du contrat liant la plateforme Take Eat Easy à un livreur
La chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée sur le cas d’un livreur employé par la société Take Eat Easy dans un important arrêt en date du 28 novembre 20188. La qualification de contrat de travail a été écartée à tort selon la Cour, dès lors que les juges du fond avaient relevé des éléments caractéristiques d’une relation de subordination. Selon les termes des documents contractuels produits par la société, chaque livreur fait l’objet d’un système d’évaluation basé sur son comportement et ses performances. Des bonus peuvent ainsi lui être accordés en fonction du temps d’attente et du nombre de kilomètres parcourus, ces données étant relevées à l’aide d’un système de géolocalisation.
Corrélativement, des pénalités peuvent aussi être infligées au livreur pour une multitude de motifs (non-respect du port du casque, cumuls de retards, refus d’effectuer une livraison, incapacité à réparer une crevaison, insulte ou comportement non adéquat à l’égard du client…). Toujours selon ces documents, le cumul de pénalités sur un mois peut justifier certaines mesures contraignantes (retrait de bonus, convocation) allant jusqu’à la désactivation unilatérale du compte du livreur. Bien que celui-ci conserve une relative liberté d’organisation, notamment quant à ses horaires de travail et ses périodes de congés, la chambre sociale estime que les conditions ainsi imposées établissent bien l’existence d’un contrôle de la société sur les prestations effectuées par ses livreurs, ainsi que d’un pouvoir de sanction à leur égard.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 avril 2017 est dès lors cassé, pour n’avoir pas « tiré les conséquences légales de ses constatations dont il résultait l’existence d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination ».
Requalification du contrat liant la plateforme Uber à un chauffeur
La solution précitée a l’avantage d’écarter toute ambiguïté quant au statut des travailleurs employés par des plateformes exerçant un contrôle de leur prestation. La cour d’appel de Paris en fera immédiatement application, s’agissant du contrat liant un chauffeur à la société Uber dans un arrêt daté du 10 janvier 20199. Les critères dégagés par la Cour de justice confirment le raisonnement exposé par les juges du fond. Ceux-ci ont en effet constaté que les chauffeurs Uber, loin de déterminer eux-mêmes les conditions de leurs prestations, avaient en fait intégré un service de transport entièrement organisé par la société. Celle-ci exerce une mainmise dès la conclusion du contrat, puisque c’est par son intermédiaire que les clients sont dirigés vers les chauffeurs disponibles. De plus, ces derniers ne peuvent pas avoir de clientèle propre, les conditions du contrat leur interdisant de recontacter les personnes qu’ils ont transportées.
L’itinéraire des chauffeurs est également contrôlé via un système de géolocalisation, l’application Uber donnant même des directives pour privilégier un « itinéraire efficace ». Le non-respect de ces consignes peut justifier des corrections sur le prix de la course, les chauffeurs n’en ayant nullement la maîtrise. Enfin, leurs performances et leur comportement font l’objet d’une évaluation similaire à celle de la plateforme Take Eat Easy précitée, la désactivation des comptes pouvant être décidée unilatéralement par la société. Il résulte de tous ces critères l’existence d’une relation de subordination des chauffeurs vis-à-vis de la société Uber, le libre choix des jours et horaires de travail n’affectant pas cette caractéristique une fois le service engagé. La présomption de non-salariat de l’article L 8221-6 du code de travail est ainsi renversée, et la compétence des conseils de prud’hommes confirmée.
Ces décisions tendent donc à limiter la dissolution du contrat de travail et de ses avantages dans le phénomène de « l’ubérisation ». La tendance est également suivie dans d’autres États, comme le Royaume-Uni. Un tribunal londonien a ainsi prononcé dès 2016 la requalification du contrat d’un chauffeur Uber, ce qui lui garantit notamment le droit à un salaire minimum10. On rappellera que le risque de requalification ne concerne que les plateformes procédant à un contrôle étroit des prestations de leurs utilisateurs, à l’exclusion de celles qui se limitent à de la simple intermédiation.
Sources :
- Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, Le Robert, 2016, p. 2 535.
- Conseil d’État, Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », La Documentation française, 2017, p. 30.
- CJUE, GC, 20 décembre 2017, Asociación Profesional Elite Taxi c./ Uber Systems SpainSL, n° C-424/15 ; CJUE, GC, 10 avril 2018, Uber France SAS, n° C-320/16.
- « Les apports des arrêts «Uber Pop» au droit des transports », Nicolas Balat, D., 2018, p. 934.
- Conseil d’État, op. cit., p. 84-85.
- CA Paris, 7 janvier 2016, n° 15/06489 ; A. Fabre, « Les travailleurs des plateformes sont-ils des salariés ? Premières réponses frileuses des juges français », Dr. soc., juin 2018, p. 547.
- Conseil de prud’hommes de Paris, 20 décembre 2016, n° 14/11044 ; Olivier Rupp. et René de Lagarde, « Chauffeur VTC : indépendant ou salarié ? », Cah. soc., février 2017, p. 61.
- C. Cass., Ch. Soc., 28 novembre 2018, n° 17-20.079, FP-P+B+R+I ; voir également Catherine Courcol-Bouchard, « Le livreur, la plateforme et la qualification du contrat », RDT, 2018, p. 812.
- CA Paris, P. 6, 2e Ch., 10 janvier 2019, n° 18/08357.
- London Employment Tribunal, Y Aslam, J Farrar & Others vs. Uber BV, Uber London, Uber Britannia Ltd, 28 October 2016, n° 2202550/2015.