Accord avec Qualcomm et pari des services : Apple repense son écosystème

Ouverture à des constructeurs tiers pour une partie de l’offre de services, future puce 5G signée Qualcomm et offre de services tous azimuts témoignent du revirement stratégique d’Apple qui cherche désormais à exploiter la communauté qu’il a su créer avec ses appareils.

Le 2 janvier 2019, Apple publiait une alerte sur ses résultats du 1e trimestre de son exercice 2019, clos le 31 décembre 2018. Le groupe écoule moins de téléphones en Chine, son deuxième marché après les États-Unis. Et les investisseurs sont inquiets car Apple ne parvient toujours pas à proposer des innovations majeures sur l’iPhone. Après avoir été rattrapé et dépassé par Samsung qui a propulsé Android sur le marché haut de gamme (voir La rem n°25, p.62), Apple est désormais talonné par le chinois Huawei. Or, Apple ne peut pas se permettre de vendre beaucoup moins d’iPhone, même si le groupe a décidé de ne plus communiquer sur ses volumes de vente à partir de l’exercice 2019. En effet, l’iPhone est le produit phare du groupe à plus d’un titre. Premièrement, avec un chiffre d’affaires de 166,7 milliards de dollars sur l’exercice 2018, les ventes d’iPhone représentent encore plus de 60 % des 265,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires de l’exercice 2018. Deuxièmement, Apple a besoin de disposer d’une communauté élargie d’utilisateurs de ses produits s’il souhaite se développer dans les services, cette stratégie ayant été engagée par son PDG, Tim Cook. Or, l’iPhone est le premier terminal utilisé. Sans lui, pas de communauté Apple. La stratégie du groupe l’indique : les services mis en avant par Tim Cook doivent donner à l’iPhone sa spécificité par rapport aux offres concurrentes et justifier ainsi son prix élevé. Ainsi, quand les services du groupe sont proposés sans être liés à un terminal Apple, ils menacent d’autres terminaux Apple, mais pas l’iPhone. En effet, et c’est désormais l’axe majeur de développement d’Apple, la diversification du chiffre d’affaires doit passer par l’augmentation des revenus provenant des services. Ensemble, ces derniers ont représenté un chiffre d’affaires de 37 milliards de dollars pour l’exercice 2018, Tim Cook ambitionnant d’atteindre 50 milliards de dollars en 2020. Dès lors, les déboires d’Apple avec son iPhone et ses annonces dans les services ne peuvent être analysés qu’à l’aune de leur interdépendance stratégique.

En ce qui concerne les déboires de l’iPhone, la menace n’est pas venue que de Chine. Elle est venue de l’un des premiers fournisseurs d’Apple, le groupe américain Qualcomm. En effet, Qualcomm a un modèle économique atypique pour un fournisseur de semi-conducteurs. Il détient un stock de brevets dans les communications électroniques qui lui permet d’exiger des fabricants qu’ils lui cèdent un pourcentage du prix de vente de leurs smartphones en contrepartie de l’exploitation de ses brevets. Qualcomm exige ainsi 5 % du prix de vente sur chaque smartphone, à condition de ne pas dépasser un plafond de 20 dollars. En même temps, Qualcomm commercialise également ses propres puces et modems, à l’instar de n’importe quel fournisseur. Cette stratégie de valorisation de ses actifs immatériels par Qualcomm a fini par poser problème à Apple. 

Allié à Qualcomm dès 2008, au moment du lancement de l’AppStore, Apple a obtenu une baisse des royalties sur le prix des iPhone en faisant de Qualcomm son fournisseur exclusif de modems. Qualcomm sera sanctionné pour cet accord, à la fois par la Commission européenne en 2018 et par la Federal Trade Commission (FTC) américaine, en janvier 2019, qui lui reprochera un abus de position dominante. C’est cet abus de position dominante qu’Apple a de moins en moins supporté à mesure que les ventes d’iPhone ont augmenté. En 2015, Apple va tenter de renégocier à la baisse le montant des royalties versées à Qualcomm en demandant que la redevance payée sur chaque iPhone vendu passe de 7,5 dollars à 4 dollars, proposition que refusera Qualcomm. Pour le spécialiste américain des puces, c’est en effet le cœur de son modèle économique qui serait ainsi menacé : en parvenant à prélever un pourcentage du chiffre d’affaires du marché des smartphones, plutôt que de commercialiser à prix fixe des composants, Qualcomm bénéficie du dynamisme de ce dernier et peut réinvestir ses bénéfices dans la recherche et développement, seul moyen pour lui de conserver son avance sur ses concurrents.

La mésentente entre Apple et Qualcomm va conduire dans un premier temps Apple à tenter de se passer des services de Qualcomm. Dès 2016, Apple va équiper son nouvel iPhone 7 de modems Intel, ces derniers ayant toutefois l’inconvénient d’être moins performants que ceux de Qualcomm. Apple ira jusqu’à proposer une mise à jour logicielle pour brider les iPhones des générations précédentes afin de ne pas dégrader l’image des nouveaux modèles équipés de puces Intel. Si Qualcomm est à l’évidence dépendant d’Apple pour son chiffre d’affaires, Apple apprend à cette occasion qu’il est également dépendant de Qualcomm pour ses performances technologiques. Les deux entreprises ne peuvent donc pas s’ignorer et elles vont porter leur contentieux devant les tribunaux.

Apple porte plainte aux États-Unis contre Qualcomm le 20 janvier 2017, lui reprochant d’avoir surfacturé les licences pour ses brevets. L’argument d’Apple repose sur l’obligation qu’ont les groupes ayant breveté des technologies dites « essentielles » de les commercialiser de manière « juste, raisonnable et non discriminatoire ». Les pratiques de Qualcomm relèveraient donc de l’abus de position dominante. À cette occasion, Apple va également ordonner à ses fournisseurs de cesser de verser des royalties à Qualcomm pour les brevets qu’ils utilisent. Qualcomm va porter plainte contre Apple au titre du non-paiement de ses frais de licence et lui reprochera également d’avoir transféré à ses concurrents des informations sur le code informatique de ses puces.

Les procès vont se multiplier dans le monde et les jugements seront souvent contradictoires. Ainsi, Qualcomm obtiendra en Chine et en Allemagne l’interdiction de ventes de certains modèles d’iPhone, mais il sera également condamné pour abus de position dominante en Chine, en Corée du Sud et à Taïwan. Le procès le plus important devait se tenir aux États-Unis. Le 15 avril 2019, Apple et Qualcomm étaient en effet convoqués à San Diego pour le début du procès, à la suite de la plainte déposée en 2017. L’enjeu était majeur pour les deux groupes parce que de l’issue du procès dépendaient non seulement l’avenir économique de Qualcomm, mais aussi la capacité d’Apple à proposer rapidement des iPhone compatibles avec la 5G. En effet, si ses principaux concurrents disposent de leurs propres puces comme Samsung et Huawei, Apple dépend de ses fournisseurs externes et Intel, qui a remplacé Qualcomm sur ce composant essentiel, ne bénéficie pas de la même avance technologique que Qualcomm ou des acteurs asiatiques.

La mesure des enjeux aura finalement convaincu Apple et Qualcomm de trouver un terrain d’entente dès le lendemain de l’ouverture du procès. Les deux groupes ont confirmé un accord qui met fin à toutes les poursuites. Apple va verser plus de 4 milliards de dollars à Qualcomm pour les redevances de licence jusqu’ici bloquées et les deux groupes se sont par ailleurs mis d’accord sur les licences à payer pour les six années suivantes, cet accord étant renouvelable deux ans de plus. S’ajoute enfin un contrat pluriannuel qui refait de Qualcomm le fournisseur de modems pour Apple qui pourra ainsi bénéficier d’une technologie 5G parmi les plus avancées.

À vrai dire, la position d’Apple aurait été très difficile si le groupe n’était pas parvenu à s’entendre avec Qualcomm. Apple risquait d’être en retard sur la 5G face à Huawei et Samsung, au moment même où ses ventes d’iPhone stagnent. Et il aurait remis en question l’avenir de Qualcomm, le seul fournisseur américain de puces pour la 5G. C’est d’ailleurs pour ce motif que le président Donald Trump avait bloqué en mars 2018 le rachat de Qualcomm par Broadcom (voir La rem n°49, p.101), cette décision préfigurant la guerre technologique lancée depuis en direction des groupes technologiques chinois. Qualcomm devait donc aussi être soutenu pour des raisons relevant de la géopolitique car c’est l’acteur américain qui pourra contribuer à la définition des standards de la 5G, alors que la situation de son principal concurrent sur les puces, le groupe chinois Huawei, devient de plus en plus délicate. En effet, le 15 mai 2019, Huawei a été placé sur la Entity List américaine qui recense les groupes et personnes considérés comme une menace pour la sécurité nationale, conduisant Qualcomm, mais aussi Google, Intel, Broadcom, Panasonic à cesser toute relation commerciale avec le géant chinois.

Pour Qualcomm, son modèle économique n’est pas pour autant pérennisé même s’il a réglé son différend avec Apple. En effet, la FTC menait parallèlement une enquête sur les pratiques de Qualcomm qu’elle soupçonnait d’abus de position dominante en imposant aux sociétés d’acheter ses composants pour accéder à ses brevets, à l’instar de l’accord passé dès 2008 avec Apple. Les brevets de Qualcomm étant considérés comme essentiels sur le marché des communications électroniques, dans un jugement du 22 mai 2019, la FTC a exigé qu’il commercialise désormais ses brevets indépendamment de ses composants et qu’il commercialise ses licences auprès d’autres fabricants de composants. Cette décision, si elle fragilise le modèle économique de Qualcomm, ne devrait toutefois pas remettre en question l’accord passé avec Apple.

Pour ce dernier, l’environnement technologique des iPhone étant stabilisé après l’accord avec Qualcomm, il lui est désormais nécessaire de conserver, voire d’élargir, la communauté des utilisateurs de ses appareils, estimée à 1,4 milliard de personnes utilisant iOS, pour développer ses activités dans les services. Plusieurs annonces majeures ont ainsi été faites depuis le début de l’année 2019. Parmi ces dernières, l’annonce en janvier d’un accord avec Samsung pour que celui-ci intègre dans ses téléviseurs l’application iTunes Movies ainsi que l’outil AirPlay, qui permet de basculer sur un écran de télévision les contenus stockés sur les iPad et iPhone, est significative des nouvelles ambitions d’Apple dans les services. En effet, Samsung est le concurrent principal d’Apple sur le marché des smartphones. Mais il est aussi le premier fabricant mondial de téléviseurs, un secteur où Apple n’est pas parvenu à imposer son boîtier Apple TV qui disposait jusqu’ici d’une exclusivité sur iTunes Movies. Apple sacrifie donc le principe de l’intégration historique entre ses terminaux et ses services pour élargir à de nouveaux publics son offre de services grâce à des constructeurs tiers. Avant l’accord avec Samsung, Apple avait déjà autorisé Amazon à reprendre l’application Apple Music sur ses enceintes Echo. Là où Apple n’est pas dominant sur le marché des terminaux, comme la télévision ou les enceintes connectées, la stratégie d’ouverture est donc désormais la règle afin que ses services puissent toucher des clients plus nombreux.

L’écosystème intégré et exclusif entre services et terminaux ne disparaît pas pour autant, notamment sur le marché des smartphones où Apple occupe la deuxième place mondiale derrière Samsung. Le 25 mars 2019, Apple a, dans une « Keynote », officialisé le lancement d’une palette de nouveaux services dont certains des contenus seront réservés aux seuls détenteurs de ses terminaux, comme Apple Pay. Parmi ces services, le lancement d’une version améliorée de l’application Apple TV fait entrer Apple de plain-pied sur le marché de la sVoD. Lancée en 2016, la nouvelle application Apple TV va proposer à partir d’une interface unique les services de téléchargement et de location de films d’iTunes ainsi que des abonnements à des chaînes comme HBO, Starz, Showtime ou CBS All Access. Elle est disponible dès le mois de mai 2019 y compris sur les terminaux Apple mais également sur les téléviseurs de Samsung, puis ceux de Sony ou de LG. Apple a également annoncé le lancement de son propre service de sVoD, Apple TV+, pour lequel il a déjà investi 2 milliards de dollars en 2018 afin de disposer de contenus originaux.

Aux services de vidéo s’ajoute également un kiosque de presse en ligne, Apple News+, lancé le 25 mars 2019, et qui a conquis 200 000 abonnés en deux jours sur les seuls marchés où il est présent, les États-Unis et le Canada. Moyennant 9,99 dollars américains ou 12,99 dollars canadiens par mois, les abonnés ont accès à de grands quotidiens comme le Wall Street Journal ou le Los Angeles Times ainsi qu’à quelque 300 magazines. Apple conserve 50 % du montant des abonnements, le reste étant reversé aux éditeurs en fonction du temps de lecture passé sur leurs articles. À l’offre de presse en ligne s’est ajoutée l’annonce d’un service sur abonnement de jeux vidéo sur mobile baptisé Arcade. La date de lancement n’est pas connue ni le prix de l’abonnement, le principe retenu étant de supprimer la publicité sur les jeux vidéo et l’achat de contenus additionnels. Tous ces services nouveaux d’accès à des contenus en ligne devraient permettre à Apple d’augmenter son chiffre d’affaires sur ce créneau tout en élargissant progressivement sa base d’utilisateurs dont certains sont encore étrangers à son offre de terminaux.

L’objectif pour Apple est, à l’évidence, de reproduire sur d’autres segments de marché ce qu’il a réussi avec Apple Music. Lancé en 2015, le service de streaming musical sur abonnement d’Apple comptait en effet 28 millions d’abonnés américains en février 2019, un marché où il est passé devant Spotify qui y comptabilise 26 millions d’abonnés. Dans le monde, Spotify domine encore le marché du streaming musical sur abonnement, avec 100 millions d’abonnés au premier trimestre 2019, 50 millions pour Apple en février 2019.

Sources :

  • « La justice chinoise interdit la vente de certains iPhone », Sébastien Dumoulin, Les Echos, 11 décembre 2018.
  • « Qualcomm obtient l’interdiction de certains iPhone en Allemagne », Sébastien Dumoulin, Pauline Houédé, Les Echos, 22 décembre 2018.
  • « L’atterrissage brutal d’Apple affole la Bourse », Elsa Bembaron, Le Figaro, 4 janvier 2019.
  • « Apple de moins en moins fermé aux autres fabricants de matériels », Nicolas Madelaine, Les Echos, 8 janvier 2019.
  • « Samsung embarque les services de son grand rival Apple dans ses téléviseurs », Elsa Bembaron, Le Figaro, 8 janvier 2019.
  • « Apple vs Qualcomm : les racines d’un conflit à plusieurs milliards », Nicolas Richaud, Les Echos, 13 février 2019.
  • « Apple lance sa plateforme Apple TV+ pour concurrencer Netflix », Enguérand Renault, Le Figaro, 26 mars 2019.
  • « Apple à l’assaut de la vidéo, du gaming et de la finance », Anaïs Moutot, Les Echos, 26 mars 2019.
  • « Avec Arcade, Apple mise aussi sur abonnement dans le jeu vidéo », Florian Debès, Les Echos, 27 mars 2019.
  • « Bons débuts pour le kiosque Apple News+ », Nicolas Richaud, Les Echos, 4 avril 2019.
  • « Apple Music aurait plus d’abonnés payants que Spotify aux États-Unis », Les Echos, 8 avril 2019.
  • « Apple vs Qualcomm : saga d’un conflit hors normes », Jérôme Marin, Le Monde, 14 avril 2019.
  • « Apple contre Qualcomm : un procès à 30 milliards de dollars », Basile Dekonink, Les Echos, 16 avril 2019.
  • « Pourquoi Qualcomm est le grand vainqueur du bras de fer avec Apple », Nicolas Richaud, Sébastien Dumoulin, Les Echos, 18 avril 2019.
  • « Qualcomm et Apple : l’union sacrée pour la 5G », Elsa Bembaron, Les Echos, 18 avril 2019.
  • « Apple va verser plus de 4 milliards de dollars à Qualcomm  », Harold Grand, Le Figaro, 3 mai 2019.
  • « Qualcomm s’effondre à Wall Street », Elsa Bembaron, Le Figaro, 23 mai 2019. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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