Confronté à des attaques en série des autorités de protection des données personnelles et des autorités de la concurrence, Facebook tente un contournement stratégique avec Whatstabook et le Facebook Coin.
En 2002, un an et demi avant le lancement de Facebook, Mark Zuckerberg et Chris Hugues fonctionnaient en duo pour lancer ce qui allait devenir le premier réseau social mondial. Quinze ans après le lancement de Facebook en 2004, Chris Hugues publiera pourtant une tribune dans le New York Times appelant au démantèlement de l’entreprise qu’il a contribué à créer. Entre-temps, le groupe Facebook est devenu un géant parmi les réseaux sociaux, en mesure d’étouffer toute velléité de concurrence. Au réseau social généraliste Facebook se sont ajoutés, par une série d’acquisitions, le réseau social dédié à l’image Instagram et la messagerie WhatsApp (voir La rem n°32, p.51). Quand des concurrents émergent, ils sont bloqués, à l’exemple du service d’échange de vidéos Vine de Twitter : un rapport britannique fracassant sur Facebook révèle que Mark Zuckerberg a ordonné par mail à ses équipes de bloquer tous les transferts de données de Facebook en direction de Vine afin de limiter fortement ses capacités de recommandation. Quand le blocage ne suffit pas, quand le rachat est impossible, comme Snapchat qui a refusé les propositions du groupe, alors Facebook copie ses concurrents pour imposer ses services à leur place : les stories d’Instagram l’emportent désormais en nombre d’utilisateurs sur celles, historiques, que le réseau Snapchat a imaginées. En définitive, Facebook contrôlerait ainsi plus de 80 % des revenus des réseaux sociaux dans le monde, lesquels reposent essentiellement sur la rente publicitaire liée à la commercialisation de profils d’internautes auprès des annonceurs (voir La rem n°42-43, p.92).
C’est d’ailleurs sur la question des données personnelles que les critiques contre Facebook se sont multipliées. Après le scandale Cambridge Analytica (voir La rem n°48, p.90), chaque semaine apporte son lot de nouvelles révélations sur le partage à grande échelle des données et sur les protections très relatives des masses d’informations récoltées par le réseau social. À titre d’exemple, le New York Times révélait en février 2019 que Facebook avait récupéré des données personnelles sensibles, notamment des informations de santé, en provenance d’applications tierces qui cherchaient à optimiser leur publicité sur le réseau social. Certes, ce sont les développeurs de ces applications qui intègrent ces fonctionnalités à leur service. Mais ils n’ont souvent pas le choix. Selon l’ONG britannique Privacy International, alors que le RGPD (règlement général sur la protection des données, (voir La rem n°42-43, p.21), en vigueur depuis mai 2018, interdit ce genre de pratiques sans obtenir le consentement préalable des internautes, le kit de développement Facebook transmis aux développeurs n’incluait pas la possibilité de demander le consentement de l’utilisateur un mois encore après l’entrée en vigueur du nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles. C’est le cas depuis et Mark Zuckerberg donne même ce règlement en exemple. Pourtant, il limite les possibilités de collecte de données et donc d’optimisation publicitaire, conduisant Sheryl Sandberg, numéro 2 du groupe, à qualifier de « menace directe » le futur RGPD, à l’époque où Facebook faisait tout pour en limiter la portée. Autre exemple : le 3 avril 2019, l’entreprise UpGard, spécialisée dans la sécurité en ligne, révélait avoir découvert une base de données sur les « likes » et commentaires de 540 millions d’utilisateurs de Facebook, stockés sur un serveur mal protégé d’une entreprise mexicaine ayant pu les récupérer.
Sans surprise, les autorités de protection des données personnelles se mobilisent partout dans le monde pour analyser les pratiques de Facebook, le risque de condamnation étant élevé à terme. Mais les amendes sont rarement importantes quand il s’agit de données personnelles, même si le RGPD change désormais la donne. Ainsi, un tribunal berlinois a condamné Facebook pour les conditions d’utilisation de son réseau social en février 2018, la condamnation étant assortie d’une amende de 250 000 euros par infraction constatée si Facebook ne modifiait pas ses conditions d’utilisation, notamment le fait de pré-cocher des options de partage dans les paramètres de confidentialité, ce qui exclut ainsi le consentement explicite de l’utilisateur. Les conséquences d’une condamnation sont en revanche beaucoup plus importantes si elles relèvent du droit de la concurrence. C’est ce pas qu’a franchi en premier l’autorité allemande de la concurrence, le Bundeskartellamt.
Dans un avis provisoire de décembre 2017, le Bundeskartellamt caractérisait une première fois un abus de position dominante de la part de Facebook. Avec une part de marché de 90 % sur les réseaux sociaux allemands, Facebook est en mesure d’imposer ses conditions à ses utilisateurs, faute de quoi ces derniers se voient interdire l’utilisation de ses services. Parmi ces conditions est pointé notamment l’enregistrement de l’activité en ligne des internautes quand ils surfent sur des sites incluant des « likes » ou des « commentaires » Facebook, y compris s’ils n’interagissent pas avec ces boutons. Or, pour le Bundeskartellamt, cette captation forcée des données personnelles des internautes allemands ne relève pas que de la protection de la vie privée car elle a des effets anticoncurrentiels, non seulement en ce qu’elle constitue une barrière à l’entrée pour d’éventuels concurrents, mais également pour les « annonceurs publicitaires confrontés à un fournisseur dominant l’espace publicitaire ». En prenant acte de la position dominante de Facebook de manière définitive, dans un jugement rendu le 7 février 2019, le Bundeskartellamt allemand crée un précédent. Il fait de la problématique des données personnelles un problème de droit de la concurrence, ce qui lui permet d’imposer à Facebook de modifier ses conditions d’utilisation en Allemagne, avec notamment l’interdiction de rapprocher les données collectées depuis ses différents services (Facebook, WhatsApp, Instagram) sans le consentement explicite de ses utilisateurs (voir La rem n°41, p.20). C’est donc le cœur du modèle économique de Facebook qui est touché.
En effet, les scandales à répétition sur les données personnelles ont fait fuir une partie du management du groupe mais pas les utilisateurs de ses services ni les annonceurs qui continuent de plébisciter l’écosystème Facebook. Ainsi, pour la présentation de ses résultats 2018, le groupe a pu afficher un nombre d’utilisateurs en constante augmentation, même si la croissance du nombre d’utilisateurs a ralenti aux États-Unis et en Europe, ses deux premiers marchés. Facebook fédère chaque mois 2,3 milliards d’utilisateurs de Messenger, la messagerie associée au réseau social, 1,3 milliard d’utilisateurs, enfin WhatsApp compte 1,5 milliard d’utilisateurs et Instagram 1 milliard d’utilisateurs. Tous ces services ont permis au groupe de réaliser un chiffre d’affaires en 2018 de 55,8 milliards de dollars, en hausse de 37 % par rapport à 2017, et un bénéfice de 22,1 milliards de dollars. Le groupe a toutefois quelques faiblesses : 98 % de son chiffre d’affaires dépend de la publicité, laquelle provient très majoritairement du réseau social Facebook et de sa messagerie Messenger. Toute menace sur Facebook est donc potentiellement dévastatrice pour le groupe, et notamment aux États-Unis et en Europe. En effet, les utilisateurs américains de Facebook et Messenger rapportent en moyenne 112 dollars par an, contre 37 dollars pour les Européens et 8 dollars pour le reste du monde.
De ce point de vue, la décision de l’Autorité de concurrence allemande est lourde de conséquences : en interdisant le rapprochement des données entre les différents services du groupe, elle appauvrit potentiellement la précision des profils que Facebook vend sur le marché publicitaire. C’est donc le cœur du modèle économique du groupe qui est touché. La même menace plane aux États-Unis où la Federal Trade Commission (FTC) enquête sur les pratiques de Facebook soupçonné de ne pas avoir respecté un accord de 2011 qui visait justement la gestion des données personnelles. L’amende dont Facebook risque d’écoper sera élevée, le groupe ayant provisionné 3 milliards de dollars au premier trimestre 2019 pour y faire face. Mais l’essentiel est ailleurs : la décision de la FTC fera jurisprudence aux États-Unis. Elle servira de référence dans une autre enquête fédérale révélée par le New York Times qui concerne des accords passés entre Facebook et certains de ses partenaires leur garantissant un droit d’accès privilégié aux données des utilisateurs de Facebook.
Elle servira encore d’argument pour tous ceux qui militent pour une meilleure protection des données personnelles aux États-Unis où des voix, de plus en plus nombreuses, s’élèvent en faveur de l’adoption de l’équivalent du RGPD européen. Ensemble, ces voix ne représentent pas, toutefois, les mêmes intérêts. Les géants du numérique se disent favorables à un RGPD américain parce qu’ils doivent faire amende honorable après la pollution de la campagne présidentielle de 2016 par les fake news et les scandales à répétition sur les données personnelles. Enfin, ils préfèrent un règlement au niveau fédéral qu’un kaléidoscope réglementaire, État par État, avec la possibilité pour certains États de surenchérir sur le RGPD européen, ce qui est le cas en Californie (voir La rem n°48, p.67). Une fois consacré le principe d’une loi fédérale, les géants du numérique ne manqueront pas de tout faire pour limiter au maximum la portée du texte, car toute protection supplémentaire des utilisateurs dégrade les possibilités de valorisation publicitaire.
Parmi les Gafa, Facebook et Google qui vivent majoritairement de la publicité sont donc les premiers menacés par le renforcement des dispositifs nationaux de protection des données personnelles. C’est notamment le cas pour Facebook qui est pour l’instant très dépendant des performances des annonces qu’il publie sur le mur de ses utilisateurs. Le groupe le sait et cherche à diversifier ses revenus publicitaires en valorisant les audiences de ses autres réseaux sociaux. Depuis 2015, la publicité a été introduite dans Instagram et elle fleurit désormais dans les stories, mais ce format est moins rémunérateur que les publicités vendues sur le mur des utilisateurs de Facebook. En 2017, Facebook a également introduit la publicité dans Messenger et il facture depuis 2018 les entreprises qui souhaitent communiquer avec leurs clients grâce à WhatsApp. Si ces initiatives vont contribuer à diversifier l’origine du chiffre d’affaires publicitaire de Facebook, elles ne permettent pas pour autant d’échapper au risque lié à un renforcement probable des dispositifs de protection des données personnelles. Le ciblage publicitaire dépendra toujours d’une collecte efficace et la plus large possible de ces données. Facebook doit donc repenser sa stratégie pour valoriser autrement son « parc d’utilisateurs ».
Deux annonces récentes témoignent du renversement stratégique que Facebook cherche à opérer, lesquelles expliquent également les départs en série des managers historiques. La première, révélée par le New York Times en janvier 2019, a été officialisée le 5 mars par Mark Zuckerberg en personne dans un post Facebook où le fondateur du groupe donne son opinion sur l’avenir de l’internet : « Quand je pense à l’avenir d’internet, je pense qu’une plateforme de communication centrée sur le privé va devenir encore plus importante que les plateformes ouvertes d’aujourd’hui. » Concrètement, cela veut dire que le groupe va progressivement limiter ce qui a fait le succès de Facebook, à savoir le partage en direction de tous les « amis » des photos, posts, liens et autres que chacun publie. Le modèle WhatsApp de messagerie va l’emporter qui limite l’échange d’information à ceux qui participent à la conversation et exclut tout spectateur potentiel. S’ajoute à cela que le service de messagerie WhatsApp est crypté de bout en bout, ce qui interdit au groupe d’écouter le contenu des conversations. Or, c’est cette promesse de cryptage qui a été étendue par la même occasion à Instagram et Messenger. Cette extension s’arrime en fait à un projet stratégique baptisé Whatstabook qui doit conduire à mutualiser l’infrastructure de toutes les messageries du groupe dès 2020, ce qui permettra donc à un utilisateur de WhatsApp de communiquer directement avec un utilisateur d’Instagram, même si les messageries restent indépendantes les unes des autres.
Cet écosystème unifié des messageries du groupe, du fait du cryptage généralisé, est une réponse de Facebook aux inquiétudes des autorités chargées de la protection des données personnelles. Certes, le groupe disposera de moins d’informations personnelles sur ses utilisateurs, mais ces informations sont d’abord contextuelles (le sujet des échanges) quand Facebook est le spécialiste de la publicité personnalisée (son produit s’appelle « custom audience »), ce qui nécessite de bien identifier la personne, de vérifier son identité et de la connaître dans sa dimension socio-économique. C’est ce que permettent en grande partie les messageries, qui garantissent l’identité des utilisateurs en l’associant à un numéro de téléphone. En unifiant l’infrastructure de ses messageries, Facebook pourra également compter sur un surplus d’interactions entre les utilisateurs de ses services, ces interactions étant de précieuses données comportementales. Enfin, la récupération des données contextuelles peut encore passer par le réseau Facebook et les « likes » et commentaires essaimés sur une grande majorité des sites de l’internet.
Avec Whatstabook, Facebook ambitionne donc de renforcer sa domination sur le marché des messageries en jouant la carte de l’effet de réseau en même temps qu’il se protège des attaques à venir des autorités de protection des données personnelles. En effet, le cryptage annoncé des communications exclut tout risque de piratage des données, mais aussi toute responsabilité pour l’éditeur du service de messagerie. Le dispositif n’empêchera pas la propagation des fake news puisqu’une rumeur sur WhatsApp, dont le modèle crypté va devenir la norme, a été à l’origine d’un lynchage en Inde. Il permettra en revanche à Facebook de clamer qu’il n’était pas au courant de l’existence de cette rumeur sur sa messagerie, cryptage oblige. Enfin, l’unification des infrastructures des messageries a une autre vertu : elle rendra très compliqué tout démantèlement, si d’aventure une autorité de la concurrence l’envisageait. Cette possibilité est en effet désormais défendue par certains, comme Elizabeth Warren, candidate à l’investiture démocrate aux États-Unis, ou encore Chris Hugues qui propose d’introduire en Bourse WhatsApp, Messenger et Instagram pour en faire des entreprises distinctes de Facebook.
Whatstabook s’intègre également dans la refonte annoncée de la stratégie du groupe. Les messageries doivent à l’avenir contribuer à la diversification des revenus du groupe afin de limiter la dépendance au marché publicitaire. Cette stratégie repose notamment sur le développement du commerce en ligne depuis les messageries, avec le chinois WeChat comme modèle. Le commerce en ligne a d’abord été développé à partir d’Instagram qui propose depuis 2018 un bouton « acheter » quand apparaît sur une photo un produit qu’une entreprise a « tagué », ce bouton redirigeant vers le site de l’entreprise. Depuis le 19 mars 2019, Instagram propose également un service d’achat directement depuis l’application sans passer par le site de l’entreprise partenaire, l’objectif étant de tendre vers l’achat en un clic d’Amazon. En basculant ces services dans un univers de messageries cryptées et sécurisées avec des identités garanties, les paiements en ligne pourront se démultiplier pour concerner tout un ensemble d’activités et faire de Facebook un intermédiaire essentiel qui prélèvera sa commission sur chaque transaction. Cette sécurisation des paiements et le contrôle de la rente transactionnelle ont vocation à être renforcés par un autre pari technologique de Facebook qui travaille sur le lancement de sa propre cryptomonnaie. En disposant d’un Facebook Coin sécurisé grâce à la technologie blockchain, Facebook pourrait donc gérer, avec ses messageries intégrées en écosystème, non seulement les conversations de ses utilisateurs, mais également leurs achats quotidiens et leurs transactions. C’est ambitionner de faire en mobilité ce qu’Amazon tente de faire au sein des foyers avec d’autres moyens grâce à son enceinte Echo. À l’avenir, le prochain concurrent direct de Facebook pourrait donc bien être le géant de Seattle et non plus Google avec qui Facebook compose déjà sur le marché publicitaire en ligne.
Sources :
- « La justice allemande condamne Facebook pour des conditions d’utilisation », Ingrid Vergara, Le Figaro, 14 février 2018.
- Les départs de dirigeants d’enchaînent chez Facebook », Basile Dekonink, Les Echos, 29 août 2018.
- « Les données d’applis Android, nouvelle faiblesse de Facebook », Lucas Mediavilla, Les Echos, 2 janvier 2019.
- « Facebook rapproche Instagram, WhatsApp et Messenger », Nicolas Richaud, Les Echos, 29 janvier 2019.
- « Malgré les crises, Facebook est plus puissant que jamais », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 1er février 2019.
- « Pour ses 15 ans, Facebook navigue entre scandales et succès », Sébastien Dumoulin, Nicolas Richaud, Les Echos, 1er février 2019.
- « L’Allemagne contraint Facebook à limiter sa collecte de données », Sébastien Dumoulin, Pauline Houédé, Les Echos, 8 février 2019.
- « L’Allemagne porte un coup d’arrêt au monopole de Facebook », Elsa Braun, Le Figaro, 8 février 2019.
- « Vie privée : Zuckerberg veut réinventer Facebook mais va devoir convaincre », Nicolas Richaud, Les Echos, 8 mars 2019.
- « L’habile pied de nez de Facebook aux régulateurs », Elsa Braun, Le Figaro, 8 mars 2019.
- « Facebook visé par une enquête fédérale aux États-Unis », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 15 mars 2019.
- « Facebook mise sur Instagram pour accélérer dans le commerce en ligne », Angélique Vallez-d’Erceville, Le Figaro, 20 mars 2019.
- « Battre monnaie, le nouveau projet fou de Facebook », Nicolas Richaud, Raphaël Bloch, Les Echos, 2 avril 2019.
- « Des données de 540 millions d’utilisateurs de Facebook librement accessibles », lemonde.fr, 4 avril 2019.
- « Facebook anticipe 3 à 5 milliards d’amende », Pierre-Yves Dugua, Les Echos, 2 avril 2019.
- « Le vrai problème de Facebook : sa toute-puissance économique », Jean-Marc Vittori, Les Echos, 14 mai 2019.