Le législateur russe complète progressivement son arsenal législatif visant à garantir la souveraineté numérique du pays, cela dans un contexte de « guerre froide de l’information ». Les derniers textes votés par la Douma et promulgués par Vladimir Poutine visent, d’une part, à appliquer le statut « d’agents étrangers » aux journalistes et, d’autre part, à obliger les fabricants de terminaux à préinstaller des applications et logiciels russes.
Si la guerre de l’information est un phénomène ancien, les nouvelles technologies de la communication lui permettent d’entrer dans une nouvelle ère. L’internet, en particulier, constitue une révolution de l’information, mais aussi une révolution de la désinformation. Au cœur de ces défis, on retrouve bien souvent la Russie. Comme la Chine, elle voit dans la liberté d’expression un facteur de soft power à l’extérieur, dont il faudrait profiter, et un péril, à l’intérieur, dont il faudrait se protéger (voir La rem n°52, p.100-105). C’est ainsi que les pouvoirs publics russes multiplient les interventions législatives afin de se prémunir juridiquement contre toute influence étrangère et, tout particulièrement, américaine. Après la loi controversée visant à créer un internet souverain isolé des grands serveurs internationaux (voir La rem n°50-51, p.57), d’autres textes ont été récemment adoptés par le Parlement russe afin d’accentuer la mainmise des autorités sur les médias et sur les nouveaux moyens d’information et de communication.
En matière de liberté d’expression, la Russie applique la loi du talion
Déjà utilisé à l’époque stalinienne afin de contrôler les opposants puis, dans les années 1970 et 1980 à l’encontre des dissidents accusés de servir l’Amérique, le qualificatif « agent de l’étranger » semble provenir d’une époque révolue. Il demeure pourtant d’actualité. Le 15 novembre 2017, la Douma avait voté une loi permettant d’appliquer à des médias étrangers, mais aussi russes s’ils profitent d’un quelconque financement de l’extérieur, le statut « d’agent de l’étranger ». Il s’agissait alors de riposter en urgence à l’action des États-Unis qui avaient décidé d’appliquer à la chaîne de télévision pro-Kremlin RT (Russia Today) le régime du Foreign Agents Registration Act (littéralement « loi d’enregistrement des agents étrangers »). L’objet de ce texte, datant de 1938, était initialement de lutter contre la propagande nazie. Il a ici été mis en œuvre après que RT a été visée par des rapports du renseignement américain sur d’éventuelles ingérences russes dans l’élection présidentielle de 2016. Jusqu’à présent, si quelque 400 structures étaient enregistrées auprès de l’administration américaine en tant qu’« agents de l’étranger », aucun organe de presse ni aucun média ne figuraient parmi eux.
Vladimir Poutine avait estimé, le 11 novembre 2017, en marge du Forum Asie-Pacifique, que « l’attaque contre nos médias est une attaque contre la liberté d’expression. Nous devrons absolument riposter, et ce sera une riposte similaire ». À l’instar des sanctions économiques ou des renvois de diplomates, la Russie applique donc la loi du talion en matière d’atteintes à la liberté de communication.
La loi russe de novembre 2017 permet au ministère de la justice d’enregistrer en tant qu’« agent étranger » tout média qui bénéficie d’un financement étranger quel qu’il soit ayant une « activité politique ». Les médias russes sont donc touchés car toute subvention extérieure, ou même la simple obtention d’un prix à l’étranger, fait peser sur eux comme une épée de Damoclès.
L’application de ce statut oblige, sous peine de subir de lourdes amendes ou même d’être interdit, à s’identifier comme tel sur tout document publié (avec une mention du type « texte rédigé par un agent étranger »), à respecter de lourdes formalités administratives (notamment créer une filiale en Russie avant le 1er février 2020) et à subir des contrôles financiers.
Le 5 décembre 2017, le ministère de la justice, mettant en œuvre le nouveau texte, a ajouté neuf médias à la liste des « agents étrangers ». Y figurent en particulier Voice of America et Radio Free Europe-Radio Liberty, deux radios financées par le Congrès américain. Les Européens ont réagi en soulignant qu’une telle action contrevient aux obligations de la Russie en tant que membre du Conseil de l’Europe, essentiellement sous l’angle de la liberté de communication et de la liberté d’expression (article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales).
Une extension aux journalistes du statut « d’agent étranger »
Le président russe a promulgué, le 25 novembre 2019, des amendements à la loi de 2017 permettant d’appliquer désormais le statut « d’agent étranger » à des personnes physiques et non plus seulement à des personnes morales. Des journalistes, et peut-être même des blogueurs ou autres éditeurs de contenus en ligne, pourraient être concernés dès lors qu’ils produisent du contenu pour les médias enregistrés en tant « qu’ agents étrangers » et qu’ils perçoivent de l’argent ou une aide matérielle de l’étranger. Le flou de certaines dispositions des amendements fait craindre qu’ils soient utilisés de façon arbitraire et sélective par les autorités, afin de placer sur la liste des « agents de l’étranger » toute personne tenant un propos dérangeant au sujet de la situation sociale et politique de la Russie. La loi s’applique aussi à ceux qui « participent à la préparation de l’information », notion suffisamment vague pour pouvoir toucher un grand nombre d’individus dans des cas très variés.
Entrés en vigueur immédiatement, ces amendements ont aussitôt suscité de vives réactions de la part des ONG de défense des droits de l’homme. Celles-ci critiquent les atteintes de plus en plus graves portées à la liberté d’expression et, notamment, à sa composante qu’est la liberté d’information. Elles décrivent des médias indépendants toujours plus isolés en Russie, dont l’influence est réduite au profit des informations et des idées « officielles ». Le nouveau régime des « journalistes agents de l’étranger » risque en effet d’amener nombre d’entre eux à renoncer à publier ou à relayer certains contenus sensibles, par crainte de se retrouver ipso facto ajoutés à la liste. Plutôt que sur une censure trop visible, on mise ainsi sur l’autocensure. Amnesty International et Reporters Sans Frontières ont dénoncé dans un communiqué « un puissant outil pour museler les voix d’opposition ».
Une loi « anti-Apple » au service du nationalisme technologique
La guerre froide de l’information se traduit aussi par la « russification » des nouveaux moyens technologiques de communication. C’est ainsi qu’une loi promulguée le 2 décembre 2019, dont l’entrée en vigueur est différée au 1er juillet 2020, oblige les fabricants de smartphones, ordinateurs et autres smart TV à préinstaller des applications et logiciels russes. Ce texte est présenté comme un moyen de protéger l’industrie du pays face à la concurrence étrangère. L’accès au marché russe va dès lors devenir un casse-tête pour les acteurs tels qu’Apple, dont les produits ne comportent normalement que des applications propres et qui a toujours refusé de préinstaller d’autres applications sur ses appareils.
La Russie ne veut donc pas interdire Chrome, Safari et tous les logiciels étrangers, mais offrir à sa population la possibilité d’utiliser un bouquet d’applications équivalentes conçues par et pour les Russes. Les futurs smartphones commercialisés en Russie pourraient proposer non seulement les navigateurs web américains mais aussi Yandex Browser (le navigateur russe) ; concernant les messageries instantanées, outre WhatsApp et iMessage, ICQ et TamTam seraient systématiquement ajoutés ; pour ce qui est des systèmes de paiement, Apple Pay et Samsung Pay seraient concurrencés par Mir Pay ; les services de stockage iCloud et One Drive trouveraient à leurs côtés Yandex Disk et Cloud.mail ; enfin, en matière de portail d’information, Google News serait systématiquement opposé à Gosouslougui.
Cette nouvelle loi combine donc guerre de l’information et guerre commerciale. Elle s’inscrit dans une démarche antitrust visant en premier lieu les Gafam et qui pourrait contrevenir en de nombreux points aux principes de l’Organisation mondiale du commerce. Les autorités russes ne cachent d’ailleurs pas que leur objectif est de protéger les entreprises technologiques du pays face à la concurrence étrangère. Peut-être s’agit-il, en bridant l’utilisation par la population russe des services occidentaux, d’atténuer leur influence, ainsi que l’impact de l’idéologie qu’ils véhiculent.
Par ailleurs, la présence systématique de ces logiciels nationaux sur les outils de communication laisse craindre qu’ils ne soient utilisés à des fins de surveillance de masse. Dès lors, les multinationales du numérique américaines vont-elles se soumettre à ces exigences ou bien abandonner le gigantesque marché russe ?
La soumission progressive des acteurs de la communication numérique au diktat de Moscou
Ces nouvelles lois viennent renforcer un arsenal juridique de plus en plus strict et complet en matière de communications numériques. Depuis une loi de 2015, les données personnelles des utilisateurs russes doivent être stockées sur des serveurs situés en Russie, afin de préserver la souveraineté numérique du pays. Le niveau des amendes pour les entreprises ne respectant pas ce texte a récemment été augmenté à six millions de roubles (85 000 euros). D’autres textes ont visé à lutter contre « l’incitation à la haine sur internet » ou à censurer les « manques de respect à l’égard du pouvoir ». Les pouvoirs publics russes, progressivement, brident et contrôlent les nouveaux moyens de communication. Ils sont conscients du fait que le web est le principal espace d’expression pour l’opposition et pour toutes les voix critiques. Pas à pas, ils réduisent cet espace en agissant sur les éditeurs de contenus, sur les réseaux et même, désormais, sur les fabricants de terminaux.
Sources :
- « La Russie adopte une loi permettant de désigner les médias comme des « agents de l’étranger » », Isabelle Mandraud, lemonde.fr, 15 novembre 2017.
- « Dans les médias russes, haro sur les « agents de l’étranger » », Alain Barluet, lefigaro.fr, 21 novembre 2019.
- « La Russie interdit la vente de smartphones sans applications russes préinstallées », AFP, 2 décembre 2019.
- « Poutine et la russification de la high-tech », Benjamin Quénelle, Les Échos, 4 décembre 2019.
- « US Media, Tech Companies Facing Harsh Regulatory Environment in Russia in 2020 », Vladminir Kozlov, hollywoodreporter.com, December 29, 2019.
- « Apple a 6 mois pour décider s’il quitte le marché russe après la signature par Poutine d’un décret d’interdiction des ventes de smartphones », Patrick Ruiz, droit.developpez.com, 2 janvier 2020.
- « Law on Mass Media Foreign Agents Adopted in Russia », Ekaterina Semenova, Confederation of Rightholders societies of Europe and Asia (merlin.obs.coe.int), January 2020.