Publicité en ligne : pour un marché à armes égales

Transposer la notion de « facilité essentielle » aux données non rivales détenues par Google et Facebook

Anne Perrot, économiste, inspectrice générale des finances et Mathias Emmerich, conseiller référendaire à la Cour des comptes, assistés de Quentin Jagorel, inspecteur des finances ont remis à la ministre de la culture et au secrétaire d’État chargé du numérique en novembre 2020, le rapport de leurs travaux portant sur la régulation du secteur de la publicité en ligne.

L’avènement de l’internet a complètement redistribué les cartes du marché de la publicité sur lequel se sont construits les médias traditionnels et leurs prestataires, agences et régies publicitaires. Le marché de la publi­cité de masse s’est progressivement érodé au profit de la publicité ciblée. En 2020, la télévision ne représente plus que 26,1 % des investissements publicitaires, la publicité numérique étant à 47,2 %. Le marché du gré à gré a été supplanté par la publicité programmatique (voir La rem n°32, p.55), si bien que « Google et Facebook en situation de duopole avec frange concurrentielle sur ce marché captent 75 % du marché français de la publicité digitale et 90 % de la croissance du secteur ». Pire, selon le rapport, « seuls 6 % des revenus publicitaires en ligne reviennent aux médias ».

Pour les auteurs, le rééquilibrage du marché devrait passer par un « alignement des contraintes entres les acteurs » afin de créer un « terrain de jeu équitable », et non par les mesures prises actuellement comme l’orientation des investissements publicitaires vers les médias, le développement de l’abonnement, la répar­tition de la valeur via l’outil fiscal ou encore les droits voisins pour les éditeurs de contenu, toutes ces pistes n’étant que des « mesures palliatives, ne traitant que les symptômes de l’asymétrie dans le rapport de force sur le marché de la publicité en ligne ». Ce terrain de jeu équitable serait d’autant plus important que la réglementation sur la protection de la vie privée tendrait à priver les médias traditionnels de l’exploitation des traceurs et des cookies alors que les plateformes, imposant à leurs utilisateurs d’être identifiés, sont ainsi bien moins impactées par cette législation.

Parmi les mesures proposées, le rapport préconise notamment de « déverrouiller le contrôle des plateformes sur les données », principale source de « pouvoir de marché » de ces grands acteurs, dont les capacités de collecte et de traitement rendent impossible l’arrivée de concurrents. D’autant plus que Google et Facebook, parce qu’ils sont éditeurs de nombreux services sur le web – moteur de recherche, plateforme de vidéos, réseaux sociaux, outils de cartographie et régies publicitaires en ligne – ont accès « à un volume de données sans équivalent en raison du nombre d’utilisateurs de leurs services […], mais également de la nature de ces services ». Google et Facebook croisent les données de leurs utilisateurs à des fins de « profilage » des audiences et ils offrent aux annonceurs des outils publicitaires qu’aucun autre acteur n’est en mesure de proposer. Google permet à ses annonceurs, depuis janvier 2017, de cibler leurs publicités sur YouTube selon l’historique de l’internaute sur le moteur de recherche. Facebook impose expressément à ses utilisateurs de pouvoir collecter des données en dehors du réseau social, notamment sur WhatsApp et Instagram mais également sur des sites tiers, offrant ainsi aux annonceurs l’audience la plus ciblée possible. Les auteurs du rapport proposent donc « d’interdire, ou au moins encadrer, les pratiques consistant à attribuer à un même compte logué des données collectées sur des services différents d’une même plateforme ainsi que sur des sites tiers ».

Il faudrait, selon eux, considérer les données détenues par le duopole comme des « facilités essentielles », ce qui permettrait de leur imposer le partage de certaines données avec d’autres acteurs. La notion de « facilité essentielle » a été inventée par les tribunaux américains appliquant les dispositions du Sherman Anti-Trust Act du 2 juillet 1890, qui entérine la naissance du droit de la concurrence moderne et tente de limiter certains comportements anticoncurrentiels des entreprises. Selon la Cour de cassation, « cette théorie repose sur l’idée que celui qui, en situation de monopole ou de domination sur un marché, détient une infrastructure essentielle, non reproductible dans des conditions économiques raisonnables, ressource sans laquelle des concurrents ne pourraient servir leurs clients ou exercer leur activité, peut être contraint de permettre à ses concurrents d’accéder à cette ressource, afin de protéger le jeu de la concurrence sur un marché aval, amont ou complémentaire ». C’est ainsi que les autorités de la concurrence allemande et française ont proposé, dans un rapport conjoint datant de 2016 et cité par les auteurs de la mission, une manière de transposer la notion de « facilité essentielle » aux données non rivales détenues par Google et Facebook qui ont un « pouvoir de marché » grâce au volume et à la diversité des données collectées.

Le rapport explique que les « plateformes dominantes sur le marché devraient donc accorder des licences aux acteurs tiers demandeurs d’un accès aux données utiles à leur activité, contre une rémunération proportionnée aux coûts objectivement établis pour la fourniture des données en question ». Par conséquent, les éditeurs et les médias pourraient accéder aux données de leurs audiences afin de mieux les valoriser et offrir à leurs propres annonceurs un meilleur ciblage.

Publicité en ligne : pour un marché à armes égales, Anne Perrot, Mathias Emmerich, Quentin Jagorel, rapport remis à la ministre de la culture et au secrétaire d’État chargé du numérique, novembre 2020. 

 

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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