Agir contre les SLAPP, une urgence démocratique

Ces procédures judiciaires à répétition bloquent les enquêtes dans le seul but de réduire au silence les journalistes, elles constituent des atteintes au droit d’informer. Au sein de l’Union européenne, ces harcèlements judiciaires sont en constante augmentation. En France, l’industrie agro-alimentaire bretonne s’attaque ainsi au travail d’une journaliste.

SLAPP, acronyme de « strategic lawsuits against public participation » – poursuites stratégiques contre la mobilisation publique – traduit par l’expression « procédures-bâillons », désigne cette méthode pour faire taire les journalistes, les lanceurs d’alerte, les ONG, toute personne critiquant un système, consistant à les intimider et à les décourager en enchaînant les procès à leur encontre, l’accumulation des frais de justice générés les forçant à renoncer. Le concept de SLAPP a été développé dans les années 1980 par deux chercheurs à l’université de Denver, George W. Pring et Penelope Canan. Menées par des personnes influentes, les SLAPP constituent aujourd’hui une menace grandissante pour la liberté d’expression.

La journaliste Daphné Caruana Galizia, assassinée à Malte en octobre 2017, était poursuivie dans quarante-sept affaires, en diffamation, au civil et au pénal. Certains de ces procès ont ensuite été reportés sur sa famille (voir La rem n°46-47, p.60). Deux ans plus tard, en septembre 2019, le blogueur Manuel Delia, coauteur avec les journalistes Carlo Bonini et John Sweeney du livre Murder on the Malta Express : Who Killed Daphne Caruana Galizia ? recevait une lettre « privée et confidentielle » du cabinet d’avocats Carter Ruck, au nom du gouvernement maltais, mandaté notamment par l’ancien Premier ministre Joseph Muscat.

De nombreuses organisations non gouvernementales internationales, dont Reporters sans frontières (RSF), dénoncent la propagation des SLAPP au sein de l’Union européenne. Le phénomène n’est pas nouveau mais il s’amplifie. En France, les filiales du groupe Bolloré, Socfin et Socapalm, propriétaires de plantations de palmiers à huile, ont poursuivi en diffamation en 2018 les deux ONG Sherpa et ReAct et trois titres de presse Mediapart, L’Obs et Le Point, à la suite de la publication d’accusations d’accapa­rement des terres de villageois et d’agriculteurs au Cameroun. Il arrive que la procédure se retourne contre ceux qui l’initient : la Cour d’appel de Paris a ainsi condamné la société Bolloré SA, en mars 2019, à verser 10 000 euros de dommages-intérêts à France Télévisions pour procédure abusive, la société ayant poursuivi le diffuseur en raison d’un reportage sur ses activités en Afrique. Le groupe Apple avait, quant à lui, intenté un procès, perdu également, visant l’Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne (Attac), qui avait organisé un sit-in pacifique dans l’un de ses magasins parisiens en décembre 2017, outre plusieurs manifestations pour dénoncer les pratiques d’évasion fiscale du géant américain.

Afin de recenser les alertes aux procédures judiciaires infondées ou abusives, la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes a été lancée en avril 2015, en collaboration avec cinq organisations de journalistes et de défense de la liberté d’expression (Fédération européenne des Journalistes, Fédération Internationale des Journalistes, Association des Journalistes européens, Article 19, Reporters sans frontières). Ainsi, en août et septembre 2020, en Slovénie, les journalistes Primoz Cirman, Vesna Vukovic et Tomaz Modic, du site d’infor­mations en ligne Necenzurirano, sont visés par trente-neuf actions pénales en diffamation à la suite de leurs articles sur les opérations financières d’un expert comptable, notamment un prêt controversé accordé au parti du Premier ministre. Ou encore, parmi les nombreux journalistes visés par des SLAPP en Italie, la journaliste Federica Angeli, victime de menaces, compte plus de cent vingt poursuites judiciaires en raison de ses enquêtes sur la mafia.

En Croatie, les journalistes dénoncent une véritable « censure légale » avec plus de 1 100 poursuites judiciaires contre la presse en 2019, pour préjudices moraux, diligentées par des responsables politiques, des personnalités publiques ou des entreprises. En Belgique, la même année, à la suite de leur enquête sur une affaire de corruption présumée, les journalistes d’investigation David Leloup et Tom Cochez sont mis en cause dans plusieurs plaintes infondées, déposées par des acteurs liés au milieu politique et financier liégeois.

Au Royaume-Uni, le travail d’investigation de Carole Cadwalladr pour le Guardian est entravé en 2019 par les poursuites en diffamation la visant, à l’initiative de l’homme d’affaires britannique Arron Banks dont elle a révélé les liens avec le gouvernement russe dans le cadre du financement de la campagne Leave.EU.

Faisant l’objet d’une alerte sur la plateforme du Conseil de l’Europe en octobre 2020, c’est la seconde fois que la journaliste indépendante française Inès Léraud est poursuivie pour diffamation par un industriel breton de l’agro-alimentaire. La première fois, ce fut à la suite de son enquête Les algues vertes – l’histoire interdite, un album de bande dessinée vendu à plus de 90 000 exemplaires depuis sa sortie en 2019, qui dénonce la prolifération des algues toxiques à l’origine de plusieurs décès, conséquence directe des effluents d’élevage et des pesticides utilisés par l’industrie agroali­mentaire. Le second procès en diffamation est intenté par Jean Chéritel, PDG du groupe du même nom, en réaction à son enquête, publiée dans BastaMag en mars 2019, décrivant les pratiques illégales du grossiste breton en fruits et légumes ayant conduit à sa condamnation en 2018 pour l’emploi illégal de travailleurs bulgares et en 2019 pour tromperie sur l’origine des produits. Le 22 janvier 2021, le groupe Chéritel a abandonné les poursuites en diffamation. La journaliste explique néanmoins que préparer sa défense prend des mois. Une autre journaliste, Morgan Large, de Radio Kreiz Breizh, qui enquête depuis vingt ans sur ce même secteur agro-industriel breton, est, quant à elle, victime de multiples malveillances – la dernière en date étant le débou­lonnage d’une roue arrière de sa voiture en mars 2021 –, au point que RSF et plusieurs syndicats de journalistes ont demandé une protection judiciaire pour cette femme de 49 ans, qui leur a été refusée par le ministère de l’Intérieur en mai 2021.

« Ce sont plus généralement ceux ayant un rôle de vigilance et de défense des intérêts du public qui sont visés, selon Dunja Mijatovic, commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Militants, ONG, universitaires, défenseurs des droits de l’homme : tous ceux qui s’expriment dans l’intérêt public et demandent des comptes aux puissants risquent de devenir la cible de SLAPP. » Ces manœuvres judicaires, toujours coûteuses et chronophages, servent avant tout à faire perdre du temps et de l’énergie aux adversaires, explique Dunja Mijatovic, avec un rapport de force immanquablement inégal puisqu’elles opposent des individus à des entreprises ou des personnes influentes. Elle fait aussi remarquer que les SLAPP touchent particulièrement les actions ayant trait à la protection de l’environnement, à la protection des consommateurs, à la prévention de la criminalité ou à la lutte contre la corruption. « Un cas typique est celui d’une grande entreprise qui intente un procès à des journalistes ou à des militants qui ont révélé une catastrophe écologique. La France en est un bon exemple », ajoute Dunja Mijatovic en rappelant la vingtaine de procédures judiciaires engagées par le groupe Bolloré au sujet des plantations de palmiers à huile dont il est propriétaire.

Considérant que les SLAPP entravent non seulement l’exercice de la liberté d’expression, mais également l’exercice d’autres libertés fondamentales, comme la liberté de réunion et d’association ou encore le travail des défenseurs des droits de l’homme, la commissaire Dunja Mijatovic propose, afin de lutter contre ces poursuites qui s’apparentent à des stratagèmes, trois solutions : la possibilité de rejeter dans les meilleurs délais ces recours abusifs, avec la coopération des juges et des procureurs ; la sanction des abus, en attribuant à l’auteur du recours le coût de la procédure ; enfin, l’octroi d’une aide aux personnes soumises à cette pression judiciaire.

En juin 2020, 119 ONG – parmi lesquelles Article 19, Electronic Frontier Foundation, RSF, la Fédération européenne des journalistes, The Daphne Caruana Galizia Foundation – ont publié une tribune rappelant le rôle important de surveillance joué par les victimes, journalistes, activistes, associations informelles, universitaires, syndicats, organisations de médias et organisations de la société civile. Alors qu’aucun État membre de l’Union européenne ne dispose d’une législation anti-SLAPP, contrairement aux États-Unis, au Canada et à l’Australie, les ONG réclament l’adoption d’une directive introduisant des sanctions exemplaires contre les auteurs et des garanties pour les victimes, ainsi que la révision des règlements Bruxelles 1 et Rome 2 afin d’interdire le « tourisme judiciaire » (forum shopping) dans les procès en diffamation.

Dans une communication de décembre 2020 relative à son plan d’action pour la démocratie européenne, la Commission européenne s’est engagée à présenter avant la fin 2021 une initiative visant à protéger les journalistes et la société civile contre les SLAPP. Les juges devraient également être formés spécialement pour repérer les poursuites abusives et y remédier. La question du « tourisme judiciaire » sera examinée, d’ici 2022, dans le cadre de l’évaluation des règlements Bruxelles 1 et Rome 2. En mai 2021, les eurodéputés avaient appelé, quant à eux, à l’adoption d’un cadre juridique européen au caractère contraignant.

Une nouvelle plateforme baptisée Case, pour Coalition Against Slapps in Europe, a été lancée par une trentaine d’ONG en mars 2021. L’objectif est de fournir les moyens de défense et les informations nécessaires aux journalistes et aux lanceurs d’alerte subissant une SLAPP, notamment une cartographie européenne des services juridiques et des avocats spécialisés. Case entend également être lobbyiste auprès des décideurs politiques. À l’occasion de l’inauguration de la plateforme, Andrew Caruana Galizia a rappelé le temps passé chaque semaine au tribunal par sa mère journaliste assassinée, ses comptes bancaires bloqués et les millions d’euros de dommages et intérêts potentiels à payer. « La triste réalité est qu’elle aurait été totalement écrasée financièrement », conclut-il.

Sources :

  • « Touchez pas à la liberté de la presse ! Les attaques contre les médias en Europe ne doivent pas devenir la règle », rapport annuel des organisations partenaires de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, https://edoc.coe.int, 2020.
  • « Ending Gag Lawsuits in Europe. Protecting Democracy and Fundamental Rights », The European Centre for Press and Media Freedom (ECPMF), ecpmf.eu, 8 June 2020.
  • « Il est temps d’agir contre les « SLAPP » », Commissaire aux Droits de l’Homme, Conseil de l’Europe, coe.int/fr, 27 octobre 2020.
  • Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, relative au plan d’action pour la démocratie européenne, Commission européenne, COM (2020) 790 final, https://eur-lex.europa.eu, 3 décembre 2020.
  • « La journaliste Inès Léraud, victime d’intimidations répétées, fait face à de nouvelles accusations de diffamation », Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, Conseil de l’Europe, coe.int, 28 janvier 2021.
  • « Des ONG lancent un site contre les procédures-bâillons en Europe », AFP, tv5monde.com, 26 mars 2021.
  • « Pas de protection policière pour les deux journalistes menacées, déplorent les syndicats », AFP, tv5monde.com, 5 mai 2021.

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