Milbot, le chatbot qui ramène les millenials vers la télévision publique

En étroite collaboration avec la Télévision suisse romande (RTS), des enseignants chercheurs de l’université de Genève ont conduit une expérimentation inédite de chatbot pour appeler l’attention des jeunes publics, par le biais des réseaux sociaux, sur les programmes audiovisuels du service public.

De décembre 2020 à février 2022, sur mandat de l’IMI (Initiative for Media Innovation, consortium réunissant des acteurs académiques et privés)1, l’institut Medi@LAB et le Centre universitaire d’informatique (CUI) de l’université de Genève ont développé un chatbot, dénommé Milbot2, en étroit partenariat avec la télévision suisse romande – Radio Télévision suisse (RTS).

Axée sur la thématique du réchauffement climatique et de la fonte des glaciers, l’objectif était précis : capter l’attention des jeunes, par l’intermédiaire de leurs plateformes préférées et les réseaux sociaux, afin de les sensibiliser aux contenus du média audiovisuel de service public.

Le chatbot est un outil qui facilite l’identification et l’interaction avec la source, contribuant ainsi à lutter contre les fake news. Dirigée successivement par les professeurs Patrick-Yves Badillo (Medi@LAB) et Giovanna Di Marzo Serugendo (CUI), sous la coordination durant les deux années de recherche de Philippe Amez-Droz, docteur en sciences économiques et sociales, et de Laura Puglisi, assistante diplômée, le projet Milbot a mobilisé une vingtaine d’étudiants du master en journalisme et communication pour la conception, la rédaction et la phase test ; puis pour la conception, la mise en œuvre et le déploiement du chatbot par une dizaine d’étudiants du CUI. Ce partenariat interne à l’université de Genève s’est complété d’une collaboration intense avec des journalistes et des informaticiens de la Radio Télévision suisse romande (groupe public SSR), tous engagés dans la réussite de cette expérience à l’intention du jeune public.

Le premier livrable3 a fourni des informations quant à l’état de l’art et à l’utilisation des conversations robotisées dans les médias, en particulier audiovisuels. Il a également permis de déterminer les besoins et les attentes du média partenaire, la RTS. Le deuxième livrable4 a aidé à mieux comprendre les attentes des usagers, en particulier les jeunes, au moyen d’une enquête sur leurs habitudes d’accès aux contenus via les plateformes (RTS et réseaux sociaux), leurs pratiques en matière de conversation robotisée et leurs préférences éditoriales. En outre, des expériences restreintes ont été l’occasion pour les étudiants du master en journalisme et communication, sollicités dans le cadre de leurs travaux, de prendre la mesure des fonctionnalités du chatbot et de formuler des propositions de conversation robotisée.

Le troisième et dernier livrable5, sous la direction de la professeure Giovanna Di Marzo Serugendo du CUI et de l’équipe d’encadrement, livré début février 2022 et suivi d’une présentation à l’École polytechnique fédérale de Lausanne le 10 février, a porté sur l’expérimentation de Milbot et la découverte des inter­actions possibles. L’angle choisi, en raison de l’actualité, mais aussi de la nécessité de restreindre le champ de l’expérience, était le réchauffement climatique et la fonte des glaciers.

Des fonctionnalités du chatbot

Le terme « chatbot » provient de bot, logiciel qui exécute différentes tâches sur internet, et chat, qui signifie « conversation ». Les chatbots sont donc des programmes informatiques qui répondent à leurs utilisateurs en simulant des échanges humains. A. Følstad et B.P. Brandtzaeg6 les définissent comme des machines employant le langage naturel pour fournir des données ou des services généralement destinés à des applications mobiles de messagerie.

La première étude sur les chatbots remonte aux années 1960 et concernait un programme informatique dénommé ELIZA (voir La rem n°38-39, p.67), qui a été conçu afin d’imiter les réponses d’un psychothérapeute lors d’une séance de thérapie7. Le regain d’intérêt tient à l’essor de l’intelligence artificielle (IA), au machine learning ainsi qu’au développement des algorithmes facilitant le Natural Language Processing (NLP). Les chatbots s’améliorent à chacune des réponses de leurs clients. On les trouve partout : sur le web, dans les messageries, les jeux, les réseaux sociaux, les travaux universitaires et dans toutes sortes d’outils connectés.

Les robots créent une interaction avec les utilisateurs, principalement via les réseaux sociaux (surtout Facebook, Instagram et Twitter) et, plus récemment, via les plateformes de messagerie comme Facebook Messenger. Le langage prend la forme d’une imitation de la conversation naturelle, ce qui renforce la relation et le lien. On peut distinguer les Conversational Ai Bot, les Intel­ligent Virtual Assistant ou encore les Conversational Interface pour citer quelques-unes des dénomi­nations courantes. Si la voix est utilisée, elle est traduite en texte écrit par le recours à l’Automatic Speech à partir du NLP, mais aussi du NLU (Natural Language Understanding). S. Janarthanam8 souligne les bénéfices majeurs de cet outil conversationnel pour les millennials : disponibilité (24h/24), expérience personnalisée (one to one conversation), faible coût, retour sur expérience important pour le mana­gement, réponses immédiates, gestion du trafic et planification.

L’intérêt du chatbot est avéré pour alimenter une conversation ludique et distrayante9. Ce brand affinity peut être défini comme l’ensemble des contenus qui sont recherchés par les jeunes à travers les plateformes. En termes méthodologiques, la captation d’audience relève d’un format « désirable » ou « espéré » qui fera ensuite l’objet d’une expérimentation révélant ou non la satisfaction (brand utility). François Mariet10, expert médias, installé aux États-Unis, observe que le chatvertising est désormais une pratique courante des teenagers américains. Le site Pandorabots, créé en 2019, est à l’origine de plus de 300 000 chatbots11, rien qu’aux États-Unis, avec, pour principaux usages, la publicité, les assistants virtuels, la pédagogie (e-learning), le divertissement et l’éducation.

De l’usage des chatbots par les médias

H. Ford et J. Hutchinson ont réalisé une recherche12sur l’utilisation de chatbots par la chaîne ABC (Australian Broadcasting Corporation), selon une méthodologie ethnographique. La chaîne a développé un chatbotvia Facebook Messenger pour annoncer l’essentiel des informations diffusées. Les contenus sont constitués de nouvelles, mais également d’annonces, de résumés quotidiens, de quiz et de divertissements.

ABC propose, via son chatbot, un résumé quotidien en trois parties : un article d’intérêt général, un article d’importance locale et un article dénommé « feel good » que l’on peut assimiler à un contenu positif ou de divertissement. L’utilisateur interagit en répondant par un émoticône, « pouce en l’air » ou, inver­sement, « pouce en bas ». ChatFuel, la plateforme choisie par ABC News Mobile et basée à Brisbane en Australie, sert à la construction des robots autour d’une problématique principale : quel type d’humain sera ce robot et quel ton devra-t-il adopter pour répondre aux questions ?

B. Jones et R. Jones13se sont intéressés à huit robots utilisant un langage naturel vocal au sein de la BBC. Le service public britannique recense un total de onze robots. La majorité des chatbots répondent à partir de réponses précodées, en stimulant l’interactivité, mais sans jamais s’éloigner de l’interrogation initiale. Quatre d’entre eux sont accessibles via Twitter, deux sur Facebook, un sur Telegram et un sur le site de la BBC.

Les deux chercheurs ont étudié la conversation auto­matisée mise au point par la chaîne de service public BBC News, ainsi que sa stratégie concernant le journalisme numérique. Des développeurs collaborent avec des journalistes afin d’innover dans la collecte et le trai­tement des informations, leur production et leur diffusion. Le chatbot est associé au concept de « buzz médiatique » ou comment rendre l’information virale via les réseaux sociaux. Leurs observations mesurent que l’impact du robot porte plus particulièrement sur la distribution en suscitant des interactions et de l’enga­gement ; leur questionnement étant le suivant : en quoi est-ce intéressant d’utiliser des chatbots dans un service public ?

B. Jones et R. Jones font le constat que le service public et les médias en général font face à une audience fragmentée et sont confrontés à la concurrence des médias en ligne. Les médias historiques doivent se réinventer pour toucher de nouveaux publics. La BBC mise sur les innovations numériques pour atteindre la cible des jeunes. Au moyen de robots, elle conçoit des contenus plus informels, nova­teurs et interactifs.

Les chercheurs ont observé de plus près les cinq chatbots mis au point par la chaîne et implantés sur les réseaux sociaux Twitter et Facebook, ainsi qu’aux services de messagerie de la plateforme Telegram. La sollicitation d’engagement se fait à travers des quiz, une demande d’inscription aux notifications « Push », des Q&A (questions-réponses) ainsi qu’un service de résumé des nouvelles.

L’étude de ces cinq chatbots a révélé l’expérimentation de nouvelles capacités techniques et la volonté évidente d’établir un ton plus personnel et individuel dans la transmission d’informations. Elle souligne que les chatbots de la BBC sont plus convaincants lorsqu’ils prennent la forme d’une personne identifiée comme expert plutôt que sous l’identité d’une entreprise. L’instauration de chatbots dans le milieu journalistique fait émerger la collaboration entre des équipes éditoriales et des équipes techniques. La BBC a développé de nouvelles infrastructures et compétences pour intégrer les chatbots, suscitant des créations d’emplois. B. Jones et R. Jones notent l’émergence d’un nouveau paradigme : le journalisme conversationnel. Il a pour but de rapprocher le média de son public, de susciter l’enga­gement et de rendre les nouvelles diffusées plus attrayantes pour les jeunes.

Enquêtes sur les usages et les comportements digitaux

Une autre enquête intitulée « How young people consume news » a été réalisée par L. Galan et ses collègues14, qui partent du constat que de moins en moins de jeunes consomment les sources d’information traditionnelles (télévision, radio, presse écrite). À la place, le jeune public passe plus de temps sur les réseaux sociaux et sur les plateformes de diver­tissement, ce qui entraîne une rupture du lien mais aussi une distorsion de la perception des contenus d’actualité. Les médias traditionnels peinent à atteindre la population de moins de 35 ans. Les attentes de ces audiences jeunes sont distinctes, tout comme le sont leurs motivations, leurs habitudes et leurs usages. Ces changements s’observent également dans la manière d’aborder et de consommer les informations d’actualité.

L. Suter et ses collègues15sont les auteurs d’une enquête baptisée « James », centrée sur la Suisse et portant sur les usages des jeunes de 12 à 19 ans en matière de médias et de loisirs. Elle a été réalisée par la Haute École des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) qui la renouvelle tous les deux ans sur mandat de Swisscom, premier opérateur de télécommunications suisse. Sur un échantillon de 1 200 jeunes, les auteurs de l’étude relèvent que seulement 21 % consultent des portails d’information de médias traditionnels, y compris la plateforme du gratuit 20 Minutes. La moitié, en revanche, se servent régulièrement des réseaux sociaux (Instagram, Snapchat et YouTube en particulier) comme source d’informations.

Les jeunes passent deux heures et demie sur internet en semaine. Le week-end, cette durée s’élève à plus de quatre heures par jour. Parmi les changements d’usage notables révélés par l’étude menée en Suisse, les espaces de conversation privée se multiplient et ils sont appréciés pour leurs fonctionnalités comme la Story Instagram, contenu disponible à durée limitée. Les jeunes adoptent un comportement plutôt réservé : ils divulguent peu d’informations sur eux-mêmes ou alors ils les adressent à un public restreint et inchangé. La pratique du chat est généralisée et les messages personnels sont appréciés, ce qui souligne l’intérêt de l’aspect conversationnel, l’une des spécificités de l’IA et des chatbots.

Milbot : de la conception à la réalisation

Au printemps 2021, l’équipe de recherche du Medi@LAB a procédé à une enquête par questionnaire auprès des usagers millenials. Elle a contribué à déterminer les besoins et les attentes des jeunes en matière de contenus d’information. Les résultats ont abouti à la conception de fiches Persona pour déterminer le profil des cibles et les fonctionna­lités attendues du chatbot Milbot, mais aussi pour tenir compte de l’offre éditoriale de la RTS. Les répondants ont ainsi mis en valeur leur préférence pour l’actualité politique et économique. L’étape suivante pouvait démarrer : la création de l’outil conversationnel.

Durant six mois, les étudiants du Medi@LAB, en coordination avec la RTS et leurs collègues du CUI, ont identifié des contenus pertinents, proposé des avatars pour le chatbot et élaboré diverses conversations en ayant recours au NLP (Natural Language Processing), qui se sert d’un algorithme propre au machine learning : les échanges se nourrissent des questions-réponses. Les expériences de bots de la RTS, notamment à travers la gamification, ont été recensées et évaluées pour affiner la conception de Milbot. L’orientation thématique a été assez rapidement adoptée en concertation avec tous les partenaires impliqués : le réchauffement clima­tique et, en Suisse tout particulièrement, la fonte des glaciers qui suscite l’intérêt des jeunes. La ligne éditoriale était trouvée. L’arborescence des conversations allait puiser leurs ressources dans les banques de données de la RTS16, de l’Université de Genève17 mais aussi de Swisstopo18, entre autres. Le cadrage, notamment la conception d’un quiz, et la sélection des informations prioritaires, animaient plusieurs groupes, ce travail d’équipe a été facilité par le recours à la plateforme de collaboration Miro.

En février 2022, le chatbot Milbot était opérationnel malgré son caractère encore expérimental. Testées à plusieurs reprises, ses fonctionnalités ont soulevé l’enthousiasme du partenaire RTS qui y a trouvé un potentiel à exploiter. Milbot a montré la faisabilité et l’intérêt d’une telle interaction pour la diffusion de la connaissance et d’informations sourcées, vérifiées, de qualité. Le chatbot offre des interactions différentes à chaque nouvelle visite. Afin d’inciter l’utilisateur à revenir, les diverses activités offertes fournissent des variantes à chaque nouvelle visite : les dernières actualités sur la fonte des glaciers sont mises à jour, des questions ou suggestions sont sélectionnées aléatoirement. Le chatbot est développé et déployé mais reste un prototype PoC (Proof-of-Concept). Une mise en production de Milbot requiert encore un entraînement avec un plus grand nombre d’utilisateurs. Il nécessite également une prise en main par le média partenaire pour une diffusion à travers ses propres canaux.

Sources :

  1. « About us », media-initiative.ch
  2. « Milbot Suisse », media-initiative.ch
  3. « Rapport de recherche Milbot », Livrable 1, Philippe René Amez-Droz, Laura Puglisi (collab.), Patrick-Yves Badillo (collab.), archive-ouverte-unige.ch, 2021.
  4. « Rapport de recherche Milbot », Livrable 2, Philippe René Amez-Droz, Laura Puglisi (collab.), Patrick-Yves Badillo (collab.) & Initiative for Media Innovation (IMI, EPFL), archive-ouverte-unige.ch, 2021.
  5. « Rapport de recherche Milbot », Livrable 3, Philippe René Amez-Droz, Giovanna Di Marzo Serugendo, Laura Puglisi & Initiative for Media Innovation (IMI, EPFL), archive-ouverte-unige.ch, 2022.
  6. « Why People Use Chatbots », B. P. Brandtzaeg, A. Følstad, International Conference on Internet Science, Thessaloniki, 22-24 November 2017.
  7. ibid.
  8. Hands-On Chatbots and Conversational UI Development, S. Janarthanam, Birmingham-Mumbai, Packt Publishing, 2017.
  9. La Création de contenus au cœur de la stratégie de communication ; storytelling, brand content, inbound marketing, N. Oliveri, M. Espinosa, C. Waty-Viarouge, L’Harmattan, Communication et Civilisations, 2017.
  10. François Mariet anime régulièrement le blog professionnel MediaMediorum, mediamediorum.blogspot.fr 
  11. « Chatbots with Character », home.pandorabots.com 
  12. « Newsbots That Mediate Journalist and Audience Relationships », H. Ford, J. Hutchinson, in Digital Journalism, vol. 7, 2019.
  13. « Public Service Chatbots : Automating Conversation with BBC News », B. Jones, R. Jones, in Digital Journalism, 2019.
  14. How young people consume news and the implications for mainstream media, L. Galan, J. Osserman, T. Parker, M. Taylor, Reuters Institute, 2019.
  15. Rapport James « Jeunes, activités médias », enquête Suisse, L. Suter, G. Waller, J. Bernath, C. Küllung, I.Willemse, Süss, D. 2018, zhaw.ch 
  16. « La fonte des glaciers », rts.ch
  17. Dossier/ Climat : « La Suisse se réchauffe, et ça se voit », unige.ch 
  18. Office fédéral de topographie swisstopo, swisstopo.admin.ch
Collaborateur scientifique, Université de Genève, Medi@LAB-Genève

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