Amendes aux Pays-Bas contre Apple, nouvelle enquête en Corée du Sud contre Google, communication de griefs à Apple par la Commission européenne, entrée en vigueur annoncée du Digital Markets Act (DMA) : les pratiques anticoncurrentielles sur les magasins d’applications et les paiements en ligne sont dénoncées tous azimuts.
Les magasins d’applications sont sous surveillance, que ce soit par les autorités de régulation ou par de nouvelles réglementations appelées à limiter les pratiques monopolistiques de ceux qui les détiennent. Ainsi, après les États-Unis en septembre 2021 (voir La rem n°59, p.73), la Corée du Sud en août 2021 (voir La rem n°59, p.63) et les Pays-Bas en décembre 2021 (voir La rem n°60, p.41), de nouvelles mesures sont prises pour empêcher Apple et Google de maintenir leur commission au sein de leurs magasins d’applications, associés respectivement à iOS et Android. C’est que ces deux groupes tentent de prélever une commission, même quand ils acceptent de ne pas imposer leur propre système de paiement, Apple Pay ou Google Pay. L’enjeu économique est majeur. Selon Data.ai, anciennement App Annie, les transactions sur les magasins d’applications ont représenté un chiffre d’affaires de 33 milliards de dollars au premier trimestre 2022. Ce dernier est essentiellement capté par Apple, avec 65 % des transactions réalisées sur l’AppStore. Sont concernés les jeux vidéo, qui représentent encore deux tiers des dépenses, mais de plus en plus les services de streaming sur abonnement, qu’il s’agisse de SVOD (Netflix, Disney+…) ou de streaming musical (Spotify). Les sites de rencontres, les applications de santé et de sport parviennent, eux aussi, à générer de plus en plus de transactions. Certes, le montant des commissions réalisées au sein des magasins d’applications est tendanciellement orienté à la baisse. Apple et Google ont ramené à 15 %, au lieu de 30 %, les commissions prélevées sur les services par abonnement après un an, et même après un mois sur le Play Store depuis janvier 2022. Les éditeurs qui réalisent moins de 1 million de dollars de ventes chaque année bénéficient également d’une commission ramenée à 15 % (voir La rem n°57-58, p.69). Mais ces assouplissements visent d’abord à retarder ou à empêcher la mise en œuvre de mesures beaucoup plus contraignantes. Il s’agit d’abord de préserver un chiffre d’affaires et des marges élevées liés à un écosystème qui rend captif les développeurs d’applications.
Dans le bras de fer qui oppose Apple à l’autorité néerlandaise de la concurrence, les propositions du groupe américain sont révélatrices des réticences qu’ont les détenteurs de magasins d’applications pour rendre possible une vraie concurrence sur les moyens de paiement en ligne au sein de leurs magasins. Ainsi, forcé d’autoriser des moyens de paiements alternatifs pour les applications de rencontre aux Pays-Bas, Apple a imposé à ces dernières, quand elles ne recourent pas à l’Apple Pay, d’envoyer avant chaque transaction un avertissement à l’utilisateur lui indiquant que la sécurité des transactions que garantit Apple Pay ne s’appliquera pas, sous-entendant ainsi que seul son service de paiement en ligne protège véritablement les utilisateurs d’iPhone. Par ailleurs, Apple exige encore une commission de 27 % sur chaque transaction, les 3 % déduits de la commission habituelle de 30 % correspondant dans ce cas aux seuls frais de traitement des paiements par Apple, donc à la « part Apple Pay » qui est déduite. Autant dire qu’Apple facture encore la mise à disposition d’un parc d’utilisateurs par l’intermédiaire de son magasin d’applications. L’autorité néerlandaise de la concurrence n’a pas accepté cette solution et a infligé une amende hebdomadaire de 5 millions d’euros à Apple, le temps que le groupe revoie ses conditions sur l’App Store. L’amende s’élevait déjà à 50 millions d’euros quand Apple a fait de nouvelles propositions, fin mars 2022, qui doivent être évaluées par l’autorité de la concurrence.
Alphabet suit la même voie qu’Apple avec le Play Store. Alors que la Corée du Sud a imposé aux détenteurs de magasins d’applications d’autoriser les liens, depuis les applications, vers des services tiers de paiement (la nouvelle règle étant effective depuis septembre 2021), les barrières mises en place sur le Play Store se sont multipliées. Le 1er avril 2022, Alphabet a demandé aux éditeurs coréens d’applications de supprimer les liens qui, depuis leurs applications, renvoient vers des sites de paiement. Les éditeurs doivent proposer des moyens de paiements dits « in-app », donc sans renvoi vers des sites externes, que ce soit Google Pay ou tout autre moyen de paiement intégré à l’application. Or, pour les paiements in-app, le Play Store maintient une commission de 26 % au lieu des 30 % habituels. En cas de refus, les éditeurs d’applications verront leurs applications supprimées du Play Store à compter du 1er juin 2022. La Korea Communications Commission (KCC) s’est immédiatement saisie du dossier.
En France, Alphabet a par ailleurs été condamné à 2 millions d’euros d’amende le 28 mars 2022 par le tribunal de commerce de Paris. Cette décision fait suite à l’assignation en justice de Google, le 14 mars 2018, par Bruno Le Maire, ministre de l’économie, suite aux résultats d’une enquête de la DGCCRF (Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). Le tribunal de Paris dénonce des clauses dans le Play Store qui créent « un déséquilibre significatif » avec les développeurs. Il reproche à Google sa commission de 30 %, sans indications sur les frais liés à la sécurité des transactions sur le Play Store, lesquels sont censés justifier les montants prélevés ; l’imposition de fourchettes de prix aux éditeurs d’applications ; le droit que Google s’attribue de modifier ou résilier de manière unilatérale les contrats de distribution d’applications ; le fait qu’il s’approprie les données des utilisateurs d’applications sans contrepartie pour les éditeurs ; le fait enfin qu’il s’exonère de toute responsabilité. Alphabet a toutefois rappelé que les règles sur le Play Store ont depuis évolué, le jugement portant sur des contrats conclus entre 2015 et 2016. D’ailleurs, cinq jours plus tôt, le 23 mars 2022, Alphabet a annoncé le lancement d’un programme pilote avec Spotify pour l’autoriser à intégrer son propre système de paiement au sein de son application sur le Play Store.
En Europe, les contraintes devraient se durcir avec l’entrée en vigueur annoncée du Digital Markets Act qui a été approuvé par le Conseil et le Parlement européen le 25 mars 2022. Les comportements reprochés à Google en Corée du Sud, ou à Apple aux Pays-Bas, devraient donc être rendus impossibles, sauf à s’exposer à de lourdes amendes. En attendant son entrée en vigueur, la Commission européenne a ouvert un nouveau contentieux avec Apple. Le 2 mai 2022, elle a transmis au groupe une communication de griefs. Elle lui reproche d’imposer son système Apple Pay aux utilisateurs d’iPhone au détriment des autres moyens de paiement sans contact. En effet, Apple réserve à son seul service de paiement l’accès à la puce NFC (Near Field Communication) de ses iPhone, ce qui empêche de facto l’installation de tout système de paiement sans contact alternatif. Or, souligne la Commission, « la technologie NFC n’est pas la propriété d’Apple ». La pratique est donc jugée anticoncurrentielle, les arguments d’Apple sur la sécurité des transactions qui serait mieux garantie au sein de son seul écosystème propriétaire, n’ayant pas été retenus à l’issue de l’enquête lancée par la Commission européenne.
La question du paiement en ligne et des commissions associées n’oppose pas seulement les magasins d’applications et les éditeurs. Elle oppose aussi les places de marché et les services bancaires. Au Royaume-Uni, Amazon a ainsi annoncé, le 17 novembre 2021, qu’il envisageait d’interdire les paiements sur son site de e-commerce pour tous les détenteurs de cartes Visa. Du fait du Brexit, le Royaume-Uni n’est plus soumis, en effet, au cadre européen sur les paiements transfrontaliers, ce qui a permis à Visa de faire passer sa commission sur ces transactions de 0,3 % à 1,5 % en octobre 2021, une mesure qu’Amazon n’a pas appréciée parce qu’elle renchérit le coût des achats sur sa place de marché. Amazon a finalement renoncé à mettre sa menace à exécution en février 2022, le fort taux de pénétration de Visa sur le marché des cartes bancaires risquant de détourner de son site un trop grand nombre de consommateurs. Au moins ces tensions révèlent-elles les enjeux, pour les grands acteurs de l’internet, du déploiement de leurs services de paiement en ligne afin de sécuriser et verrouiller encore plus les écosystèmes de type « plateforme » qu’ils ont mis en place. Aux États-Unis, ce sont les banques, alliées avec Visa, qui ont remis en question, en octobre 2021, les commissions prélevées par Apple Pay sur chaque transaction. Elles demandent à Apple de prendre une commission de 0,15 % sur le premier achat seulement quand les prélèvements sont récurrents, notamment dans le cadre des abonnements souscrits à des services.
Sources :
- « Les banques américaines veulent renégocier les conditions d’Apple Pay », Romain Gueugneau, Les Échos, 7 octobre 2021.
- « Amazon n’acceptera plus les cartes de crédit de Visa au Royaume-Uni », Édouard Lederer, Les Échos, 18 novembre 2021.
- « Apple fixe à 27 % sa commission pour les applis qui contournent son système de paiement », Sébastien Dumoulin, Les Échos, 7 février 2022.
- « Amazon renonce à se passer de Visa au Royaume-Uni », Gabriel Nedelec, Les Échos, 18 février 2022.
- « Nouveau record pour les dépenses « in-app » », Raphaël Balenieri, Les Échos, 24 mars 2022.
- « La firme de Moutain View s’ouvre aux systèmes de paiement alternatifs », Raphaël Balenieri, Les Échos, 25 mars 2022.
- « Google condamné à modifier les clauses de son Play Store », Sébastien Dumoulin, Les Échos, 30 mars 2022.
- « L’AppStore d’Apple dans le viseur aux Pays-Bas », Stefan de Vries, Les Échos, 1er avril 2022.
- « Google menacé de sanctions en Corée après avoir rechigné à ouvrir son Play Store », Yann Rousseau, Les Échos, 7 avril 2022.
- « Paiement mobile : Bruxelles lance l’assaut contre Apple Pay », Derek Perrotte, Les Échos, 2 mai 2022.
- « Bruxelles accuse Apple d’abus de position dominante dans les paiements sans contact », Chloé Woitier, Le Figaro, 3 mai 2022.