Édition : les stratégies de concentration contrariées par les autorités

Après un avis défavorable du juge américain, Paramount renonce à vendre Simon & Schuster à Bertelsmann. En France, Vivendi devra trouver un compromis avec la Commission européenne s’il souhaite s’emparer effectivement de Lagardère.

Fusionner avec son concurrent quand on est numéro 1 ou que le numéro 1 est la cible soulève de nombreux problèmes, parfois insolubles. Annoncé en novembre 2020, le rachat de Simon & Schuster à Paramount (Viacom CBS) par le numéro 1 de l’édition aux États-Unis, Penguin Random House (Bertelsmann), (voir La rem n°56, p.60) n’aura finalement pas lieu. L’opération avait soulevé l’inquiétude de l’administration Biden, ce qui avait conduit le département de la Justice des États-Unis (DoJ) à déposer plainte en novembre 2021, considérant que la fusion, si elle fait émerger un groupe qui ne contrôle que 30 % du marché, allait poser, en revanche, de sérieux problèmes sur le marché des best-sellers anticipés, ceux publiés par les auteurs stars, où les deux groupes réunis ont une part de marché de 70 % (voir La rem n°63, p.41).

Bertelsmann estime, à l’inverse, que les marchés sont plutôt perturbés par les plateformes, telles qu’Amazon dans l’édition et, de plus en plus, TikTok qui, grâce au phénomène BookTok (voir La rem, n°63, p.70), est en train de transformer les catalogues des éditeurs en potentielle source de marge pure, un peu sur le modèle des catalogues de musique (voir La rem n°60, p.45). Avec les recommandations sur BookTok, des ouvrages déjà commercialisés retrouvent du jour au lendemain une seconde jeunesse et affichent d’un seul coup des ventes records. Simon & Schuster a, par exemple, connu une hausse de 34 % de son chiffre d’affaires en 2022, une croissance tout à fait inhabituelle pour un marché arrivé à maturité depuis longtemps, grâce notamment à des succès non anticipés, ainsi des ventes de Colleen Hoover, auteur de romances pour adolescents et jeunes adultes, portée par le phénomène BookTok.

Las, le juge américain n’a pas pris en compte ces succès non anticipés, ni la concurrence d’Amazon, sur le marché de la distribution des livres. Le 31 octobre 2022, il a suivi le département de la Justice des États-Unis en considérant que l’effet de la fusion « peut être de réduire considérablement la concurrence sur le marché des droits d’édition américains sur les livres les plus vendus », conduisant par conséquent à une baisse probable des à-valoir perçus par les auteurs stars. L’opération de rachat à 2,18 milliards de dollars a donc été bloquée, Penguin Random House ayant immédiatement fait appel. Mais le vendeur, Paramount, qui cherche à se défaire de Simon & Schuster pour se concentrer sur la SVOD (vidéo à la demande par abonnement), a sans doute préféré éviter le temps long d’un procès en appel afin de pouvoir remettre sa filiale sur le marché le plus vite possible. Le 22 novembre 2022, il annonçait ainsi renoncer à vendre à Penguin Random House et récupérer 200 millions de dollars d’indemnités au titre des clauses du contrat en cas de non-conclusion de la vente. Les acheteurs éconduits lors de la mise en vente en 2020, qui avait conduit à privilégier Penguin Random House, devraient donc, en toute logique, faire partie des nouveaux potentiels acquéreurs. Parmi ces derniers, HarperCollins (News Corp.) et Lagardère sont positionnés.

Pour Lagardère aussi, l’opération en cours en France pose problème qui résulte de l’OPA réussie de Vivendi sur le leader français de l’édition (Hachette). En effet, Vivendi est déjà propriétaire d’Editis depuis 2018, le numéro 2 français de l’édition (voir La rem n°48, p.42). Une fusion entre le numéro 2 et le numéro 1 étant exclue pour des raisons de concurrence, Vivendi doit procéder à des cessions. Après avoir envisagé une cession par blocs pour conserver un éditeur au plus large périmètre possible, Vivendi a finalement dû accepter le principe d’une cession en totalité des actifs d’Editis afin de pouvoir prendre le contrôle de Lagardère (voir La rem n°63, p.41). En effet, les services de la concurrence européenne ont adressé à Vivendi un veto informel, si d’aventure une telle solution était proposée. Vivendi devait donc informer la Commission européenne, en septembre 2022, sur le projet de cession et sur le nom du repreneur. Vivendi n’a pas trouvé, semble-t-il, le repreneur ou le montage économique et financier adéquat. Le 25 octobre 2022, le groupe notifiait enfin à la Commission européenne le projet de rapprochement avec Lagardère sans aucun nom pour reprendre Editis. En revanche, la cession d’Editis est validée : Vivendi entend introduire en Bourse l’éditeur qu’il contrôle via une redistribution de titres à ses actionnaires. Le groupe Bolloré, actionnaire majoritaire de Vivendi, récupérerait donc 29,5 % d’Editis, à hauteur de sa participation dans Vivendi, un bloc d’actions qu’il céderait ensuite à un repreneur connu d’avance qui deviendrait ainsi l’actionnaire de contrôle du futur Editis. Restait donc à trouver le repreneur, Vivendi ayant fixé au 18 novembre 2022 la date de remise des offres. Alors qu’il avait racheté Editis quelque 900 millions d’euros en 2018, dont 200 millions d’euros de dettes, Vivendi n’en espérerait que 500 millions d’euros et 200 millions d’euros de dette en sus. En ne devant trouver un repreneur que pour 29,5 % du capital, Vivendi permet à un plus grand nombre d’investisseurs de se positionner et le groupe Bolloré peut espérer céder ses parts à bon prix en facturant une prime de contrôle. Mais le repreneur ne saurait être n’importe qui si la Commission européenne doit l’adouber : il doit faire émerger une vraie alternative à Lagardère sur le marché français, donc avoir les moyens financiers de développer le groupe, et il ne saurait soulever des problèmes de concurrence.

Le montage proposé n’aura manifestement pas satisfait la Commission européenne qui, le 30 novembre 2022, a annoncé l’ouverture d’une enquête approfondie sur l’opération de concentration. En effet, la Commission européenne serait plutôt favorable à une cession de 100 % d’Editis à un repreneur unique, afin d’en pérenniser le développement futur. Par ailleurs, l’opération pourrait gêner la Commission européenne pour sa portée jurisprudentielle puisque céder seulement 29,5 % du capital d’un groupe, donc un bloc de contrôle, serait alors considéré comme un moyen de respecter les règles de la concurrence. Ce peut être possible pour des groupes valorisés plusieurs dizaines de milliards d’euros et c’est bien ce scénario que Vivendi a retenu pour la cession d’Universal Music Group, mais ce serait plus problématique pour des groupes trop petits comme Editis, le contrôle pouvant être exercé grâce à un investissement très limité. Vivendi reste convaincu de la pertinence de l’opération puisqu’il a indiqué vouloir quand même introduire Editis en Bourse au printemps 2023.

Vivendi devra également argumenter auprès de la Commission européenne sur un autre aspect de la prise de contrôle de Lagardère. En effet, la Commission européenne a soulevé un problème possible de concurrence sur le marché de la presse people en France puisque l’opération rapprocherait Gala et Voici, détenus par Vivendi au titre de Prisma Presse (voir La rem n°57-58, p.43) et Paris Match, propriété de Lagardère. Mais la qualification de Paris Match comme titre de presse people devrait être facilement contestée. Le titre est certes porté sur l’actualité des stars, mais il propose aussi une couverture de l’actualité, avec un recours important au photojournalisme, Paris Match étant l’un des derniers magazines français à véritablement compter sur cette spécialité pour illustrer l’information. En France, il est d’ailleurs enregistré en tant que titre d’information politique et générale par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Les agences média, qui achètent de l’espace publicitaire pour leurs annonceurs, l’intègrent plus volontiers dans les magazines illustrés, capables d’attirer les annonceurs institutionnels, le luxe et la mode. À l’inverse, la presse people fait plutôt fuir ces annonceurs qui n’aiment pas voir leurs marques et produits associés à des contenus sensationnalistes.

Sources :

  • « Édition : le projet de cession d’Editis par Vivendi se précise », Claudia Cohen, Le Figaro, 26 octobre 2022.
  • « Vivendi cherche à se réinventer un avenir de haut plan dans l’édition », Fabienne Schmitt, Stéphane Loignon, M.A., G.B., N.R., Les Échos, 28 octobre 2022.
  • « Édition : la justice américaine bloque un méga-deal », Florian Debès, Les Échos, 2 novembre 2022.
  • « Reprise d’Editis : Vivendi fixe à ce vendredi la date limite de remise des offres », Nicolas Madelaine, Nicolas Richaud, Fabio Benedetti Valentini, Les Échos, 18 novembre 2022.
  • « Édition : le propriétaire de Simon & Schuster va abandonner la vente à Penguin Random House », Claudia Cohen, Le Figaro, 23 novembre 2022.
  • « Paramount renonce à vendre Simon & Schuster à Bertelsmann », Nicolas Richaud, Les Échos, 23 novembre 2022.
  • « Bolloré sous pression pour céder 100 % d’Editis », Claudia Cohen, Le Figaro, 30 novembre 2022.
  • « Vivendi-Lagardère : la presse people, l’autre sujet qui préoccupe Bruxelles », Stéphane Loignon, Les Échos, 10 janvier 2023.
  • « Vivendi prêt à déclencher l’introduction en Bourse d’Editis », Nicolas Richaud, Les Échos, 30 janvier 2023. 

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