En Espagne, Prisa repart de l’avant

Succès d’El Pais avec son paywall, webfirst et activités éducatives en Amérique latine, gestion de la dette, Vivendi : les ingrédients sont là qui permettent à Amber Capital de relancer le groupe espagnol.

Le groupe espagnol Prisa a frôlé la catastrophe. Il a voulu devenir un géant de la télévision en Espagne en s’emparant de la totalité du capital de Sogecable, la filiale de télévision qu’il contrôlait avec Telefonica, l’opérateur historique espagnol. En 2008, le groupe bâti sur ses activités de presse (El Pais) s’est donc endetté de quelque 5 milliards d’euros, mais il est présent dans la télévision en clair en Espagne, avec la chaîne Cuatro, disposant d’activités de production audiovisuelle et d’une position solide dans la télévision payante avec Digital+, le « Canal+ » espagnol. Ce dernier sera très vite mis en vente pour limiter l’endettement du groupe (voir La rem n°8, p.15). Sauf que Prisa ne trouvera pas repreneur facilement, plongeant le groupe dans une longue période de crise où la pression des créanciers l’a emporté sur la mise en œuvre d’une stratégie pour développer les différents actifs. Digital+ sera finalement revendu à Telefonica et Telecinco, le groupe italien récupérant également à bon prix la Cuatro (voir La rem n°17, p.27). Finalement, Prisa aura cédé la presque totalité de ses activités dans l’audiovisuel sans pour autant être parvenu à éponger totalement la dette contractée pour y entrer. Les plans sociaux vont se succéder et les médias du groupe, la radio Cadena SER comme le journal El Pais, seront pénalisés par le manque d’investissements.

La situation s’est progressivement retournée à partir de 2020 avec l’arrivée du fonds Amber Capital au capital de Prisa. Dirigé par Joseph Oughourlian, le fonds détient 29,9 % du capital du groupe espagnol, une participation dont les deux tiers ont été apportés sur fonds propres par Joseph Oughourlian, ce qui témoigne de l’importance du pari fait sur Prisa, l’ancien leader espagnol des médias. Chaque activité a été relancée afin de parvenir progressivement à l’équilibre.

La radio Cadena SER a comme atout d’être dans une situa­tion favorable sur le marché espagnol, puisqu’elle est le numéro 1 incontestable avec 4,1 millions d’audi­teurs, ce qui lui donne un avantage sur le marché publicitaire (prime au leader).

En revanche, longtemps considéré comme le quotidien de référence du pays, El Pais a beaucoup plus souffert et le retournement de tendance est très récent. Fondé en 1976, après la chute de Franco, le journal s’est vite imposé comme le porte-étendard de l’Espagne démocratique, avec une ligne sociale-libérale. Son tirage a atteint les 450 000 exemplaires quotidiens au milieu des années 2000, quand le groupe Prisa a voulu se lancer dans l’audiovisuel. Puis, les tirages se sont effondrés et le passage numérique a été mal géré. Déjà, au début des années 2000, le groupe avait tenté de mettre en place un paywall, qui s’est révélé infructueux alors que le marché publicitaire accroissait à l’époque les revenus de la presse en ligne. El Pais a, de ce fait, suivi une stratégie classique, celle de l’internationalisation, afin d’élargir au maximum les audiences du titre en ligne pour s’adresser ensuite à des annonceurs internationaux. El Pais a misé sur l’Amérique latine, en espagnol, mais aussi en portugais, avec le lancement d’une édition brésilienne. Si l’offre portugaise a fini par échouer, El Pais a, depuis, développé sa couverture de l’actualité des pays hispanophones d’Amérique latine – des marchés où le titre s’est très vite retrouvé en concurrence avec le New York Times, qui a la même stratégie d’internationalisation, mais avec plus de moyens, lui aussi sans véritable barrière de la langue, l’espagnol étant la deuxième langue la plus parlée aux États-Unis. À la fin des années 2010, le bilan stratégique pour El Pais s’est révélé douloureux. Le titre avait perdu en grande partie son magistère en Espagne. Sa diffusion payée était légèrement supérieure à 100 000 exemplaires, une diffusion qui a donc été divisée par quatre en dix ans, mettant El Pais au niveau du numéro 2 espagnol, le quotidien El Mundo. En Amérique latine, les perspectives de développement sont nombreuses, mais le financement publicitaire sur des audiences massives et internationalisées est désormais considéré comme inadapté aux nouvelles conditions du marché, notamment pour la presse de référence, même si des médias comme Brut ou BuzzFeed font encore ce choix. Mais leur positionnement est très différent.

La relance d’El Pais est donc passée par l’éditorial et le marketing. Sur le plan éditorial, une newsroom a été créée en rapprochant les rédactions du quotidien et de la radio Cadena SER. Son organisation repose sur le webfirst, à savoir une rédaction qui alimente d’abord les éditions numériques des titres, les articles publiés dans la version papier du quotidien étant ensuite choisis en fin de journée. Cette relance par la priorité donnée au numérique a renforcé le dynamisme de la version payante d’El Pais sur internet puisqu’un paywall a été réintroduit en mai 2020. La superposition de ces deux changements en a produit un troisième : une augmentation très forte des abonnés numériques. El Pais n’en comptait que 4 000 en 2019, alors que ses articles étaient encore en accès libre, contre 227 000 abonnés numériques fin 2022 sur un total de 266 000 abonnés numériques et papier. Le succès incontestable du paywall a permis à El Pais de revenir la même année à l’équilibre financier. Reste à développer désormais le revenu par abonné, autour de 7 euros par mois, car tous ces abonnés numériques ne représentent encore que 15 % des revenus du quotidien. Il faudra également développer les activités hors Espagne où se trouvent déjà une centaine de journalistes sur les quatre cents que compte la rédaction, pour un quart des abonnés du journal. Des rédactions locales dédiées sont déjà présentes en Colombie et au Mexique où Prisa prévoit d’introduire un paywall en monnaie locale, en même temps qu’une édition aux États-Unis est envisagée pour s’adresser à la communauté latino-américaine.

Sur les marchés hispanophones d’Amérique latine, El Pais viendra compléter les activités de Prisa dans l’éducation avec son éditeur Santilana, spécialisé dans les ouvrages scolaires et présent dans dix-neuf pays du continent. À elle seule, la branche a réalisé 447 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022, soit plus de la moitié des 850 millions d’euros de chiffre d’affaires du groupe Prisa. Ses revenus sont en hausse de 25 % car le passage de ses offres sur internet est achevé, Santilana proposant ses manuels scolaires sous forme d’abon­nement en ligne, un secteur en forte croissance (+ 33 % en 2022) tandis que le manuel scolaire papier est en train de disparaître progressivement.

Presse, radio et édition devraient donc permettre à Prisa de réaliser de nouveau un chiffre d’affaires supérieur à 1 milliard d’euros dès 2025, après que les revenus du groupe s’étaient effondrés. La dette est en revanche toujours là, même si elle a bien diminué, juste en dessous du milliard d’euros. Prisa vaut donc peu en Bourse, quelque 265 millions d’euros fin 2022, une tendance qui s’inversera quand la charge de la dette aura été en grande partie effacée. Une première étape a été franchie en janvier 2023 avec l’émission d’obligations convertibles en actions pour un montant de 130 millions d’euros. L’opération a été souscrite par les actionnaires, dont Vivendi et Santander, qui verront ces obligations converties en capital. Le poids relatif de Vivendi au sein de Prisa, avec 9,5 % du capital depuis 2021 (voir La rem n°57-58, p.43), juste en dessous du seuil imposant de lancer une offre publique d’achat, s’en trouve donc renforcé. Une prise de contrôle, à terme, n’est pas à exclure, Amber Capital s’étant déjà mis d’accord avec Vivendi pour lui céder sa participation dans Hachette (voir La rem n°59, p.46).

Sources :

  • Claudia Cohen, « Joseph Oughourlian : Prisa renaît, après des décennies d’agonie », Le Figaro, 2 mars 2023.
  • Fabio Benedetti Valentini, « Grâce à Amber, Prisa, le propriétaire d’El Pais, revient sur de bons rails », Les Échos, 2 mars 2023.
  • Fabio Benedetti Valentini, « Le quotidien espagnol El Pais renaît de ses cendres », Les Échos, 2 mars 2023. 

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