« Fair share » : la tech au secours des réseaux ?

Investissement en hausse, forte concurrence et faibles marges : les opérateurs ne parviennent pas à profiter du succès des usages en ligne et demandent à l’Europe une contribution obligatoire des « Big Tech ».

En Europe, les réseaux de télécommunications n’ont pas la cote, au sens propre comme au sens figuré. Leurs abonnés ne les considèrent pas comme essentiels, prêts à changer d’abonnement à la moindre promotion. Et les investisseurs ne les soutiennent pas franchement, car ils les envisagent de plus en plus comme des utilities, c’est-à-dire des fournisseurs de tuyaux.

Certes, pendant longtemps, les opérateurs ont tenté de capter la valeur ajoutée des services en ligne en misant sur des stratégies de convergence. Ces dernières visaient à proposer en exclusivité des services pour générer de nouveaux revenus et fidéliser les abonnés. Leur réseau avait, dans ce modèle, une importance stratégique, étant donné qu’il garantissait le contrôle sur la distribution des services. Orange a, le premier, joué cette carte-là en investissant dans le football et dans le cinéma dès 2006 (voir La rem n°10-11, p.44). Las, le groupe vient de se séparer d’OCS qu’il a revendu à Canal+ en janvier 2023.

La convergence a fait long feu car les contenus et services prisés des internautes coûtent très cher et doivent être largement distribués pour être amortis, à l’échelle nationale et internationale. Aujourd’hui, ce sont Netflix, Disney+ et YouTube qui saturent les réseaux français avec leurs vidéos, l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) estimant que le trafic vidéo a représenté 51 % des flux sur les réseaux français en 2021, et jusqu’à 75 % du trafic en fin de journée. Ces acteurs, américains pour l’essentiel, profitent du dynamisme de la consommation de services en ligne, et utilisent les opérateurs comme de simples transporteurs de données.

Autrement dit, les abonnés d’Orange sont d’abord satisfaits du service d’Orange quand la connexion pour regarder Netflix fonctionne. Les investisseurs l’ont compris et la valorisation des opérateurs télécoms en Bourse est, sans surprise, beaucoup moins substantielle que celle des éditeurs de services en ligne parmi les plus prisés des internautes. Les investisseurs savent que les opérateurs ont des frais d’infrastructure conséquents et une possibilité limitée d’augmenter leurs revenus et leur marge, surtout en Europe où la politique de concurrence limite très fortement les possibilités de concentration (voir La rem n°32, p.37). Par conséquent, ils peuvent plus difficilement bénéficier des économies d’échelle caractéristiques des activités de réseaux. Les investissements qu’ils doivent consentir dans le financement des réseaux (fibre, 4G, 5G), près de 20 % de leurs revenus, rognent donc leurs marges et limitent leurs possibilités d’investir dans de nouveaux services. Notons toutefois que le déploiement de la fibre, très coûteux, devrait s’achever en 2025 en France.

Mais les opérateurs ont pour eux d’être des acteurs essentiels : ils contrôlent et déploient les réseaux sans lesquels l’Europe n’aurait pas pu surmonter la crise sanitaire, sans lesquels l’innovation et une plus grande productivité ne sont guère possibles. L’Union européenne s’est d’ailleurs donné pour objectif de garantir pour tous à l’horizon 2030 un débit minimum d’un gigabit (fixe) et une couverture 5G. Les opérateurs peuvent donc demander un traitement plus favorable puisque l’Europe a besoin d’eux. Dans leur argumentaire, outre les limites à la concentration, outre la pression fiscale, ils pointent le déséquilibre entre opérateurs et services en ligne les plus plébiscités sur internet. Lors du Mobile World Congress de Barcelone en février 2023, Christel Heydemann, la directrice générale d’Orange, fut très alarmiste : près de la moitié des opérateurs auront disparu dans dix ans, affaiblis par des marges limitées, des investissements importants et des possibilités de financement en Bourse très faibles.

Selon une étude du cabinet Roland Berger, les dix plus gros opérateurs mondiaux affichaient des bénéfices deux fois et demie supérieurs à ceux des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) en 2010. Ces derniers profitent désormais des réseaux pour capter la valeur de l’internet et l’équation s’est complètement renversée : ils réalisent 1,3 fois plus de bénéfices que les opérateurs télécoms.

Pour ces derniers, l’Europe doit donc sanctuariser les investissements qu’elle espère d’eux par une évolution du cadre du marché. Cette évolution passe par l’idée d’un partage de l’investissement avec les entreprises qui bénéficient le plus des infrastructures télécoms. Cette demande a été formulée en Europe par la notion de « fair share ». Le 23 février 2023, l’Europe a ainsi lancé une consultation sur l’avenir des infrastructures de connectivité à l’horizon 2030 qui inclut l’idée d’une juste contribution au financement des réseaux par les plus grands fournisseurs de contenus en ligne.

Mais l’idée d’une contribution limitée à quelques gros acteurs de l’internet soulève plusieurs questions. Elle pourrait s’apparenter à une remise en question de la neutralité du net qui est sanctuarisée dans l’Union européenne depuis 2016. Certes, demander à quelques-uns de contribuer évite de généraliser un droit de péage pour distribuer un service en ligne, ce qui protège l’innovation et les nouveaux entrants qui ont la garantie d’accéder sans discrimination aux internautes. Comme dans le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act), l’Europe envisagerait en effet une contribution uniquement au-delà d’un certain seuil, quand un éditeur occupe les réseaux à plus de 5 % de leurs capacités. Mais si les grands acteurs refusent de payer et si, en contrepartie, les opérateurs dégradent la qualité de réception de leur service, la situation pourrait bien correspondre à une entorse à la neutralité du net. Ce serait aussi prendre un risque commercial, car Netflix, Apple ou Google ne manquent jamais de souligner que les opérateurs ont des abonnés essentiellement grâce à leurs services. Enfin, la question du partage des coûts des réseaux pourrait s’avérer plus complexe que prévu.

En effet, les grands acteurs américains du numérique ont tous investi dans les dorsales de l’internet qu’ils contrôlent désormais, notamment quand ils ont constaté que les opérateurs leur en facturaient toujours plus cher l’accès. Ils ont acquis des data centers sur leurs principaux marchés et ils déploient aussi la fibre optique par endroits. Le débat porte donc sur l’accès à la boucle locale. C’est là que les investissements dans la fibre optique sont importants. C’est là aussi que sont positionnés les opérateurs et que se livre la concurrence pour gagner des abonnés. Mais il ne s’agit que d’une partie du réseau global de l’internet.

D’autres arguments seront peut-être plus faciles à invoquer pour forcer Netflix et consorts à limiter leur consommation de données. L’Europe est engagée dans un processus de « verdissement » de son économie et elle pourrait entendre la demande des opérateurs en faveur de contenus vidéo compressés quand ils sont distribués sur des écrans de smartphone où la résolution 4K n’apporte pas de confort supplémentaire de visionnage. Cela permettrait de consommer moins d’énergie et de désencombrer les réseaux des opérateurs.

Quant aux opérateurs, ils cherchent à retrouver les moyens de facturer des services pour sortir de leur statut de simples fournisseurs de tuyaux. Ils ont lancé en février 2023 un identifiant publicitaire unique au niveau européen, baptisé TrustPad, pour offrir aux médias en ligne, pénalisés par les restrictions sur les cookies (voir La rem n°57-58, p.69), une alternative à la dépendance aux données d’Apple, de Google ou de Meta sur le marché publicitaire. Le même mois, vingt et un opérateurs réunis au Mobile World Congress de Barcelone annonçaient une grande alliance pour proposer leurs propres API (application programming interface), ces suites logicielles indispensables pour « connecter » des applications. Ces API sont notamment adaptées à la 5G où les opérateurs espèrent de nouveaux services susceptibles de redonner tout leur intérêt aux réseaux qu’ils déploient.

Sources :

  • Sébastien Dumoulin, Raphaël Balenieri, « Télécoms : les dépenses des opérateurs français s’envolent », Les Échos, 25 mai 2022.
  • Elsa Bembaron, « Les réseaux internet français accaparés par Netflix et les Gafa », Le Figaro, 1er juillet 2022.
  • Elsa Bembaron, « Entre médias et plateformes, les télécoms pris en tenaille dans la guerre des contenus », Le Figaro, 12 septembre 2022.
  • Elsa Bembaron, « Les opérateurs télécoms veulent faire payer les plateformes », Le Figaro, 20 septembre 2022.
  • Elsa Bembaron, « L’inquiétante fragilisation du modèle des opérateurs français », Le Figaro, 13 décembre 2022.
  • Fabienne Schmitt, « Bruxelles entrouvre la porte au financement des réseaux télécoms par les Big Tech », Les Échos, 10 février 2023.
  • Raphaël Balenieri, « Les opérateurs télécoms européens s’attaquent au marché de l’adtech », Les Échos, 14 février 2023.
  • Raphaël Balenieri, Florian Dèbes, « À Barcelone, les télécoms européens remettent la pression sur les Big Tech », Les Échos, 28 février 2023.
  • Raphaël Balenieri, « Face aux Gafa, les télécoms multiplient les alliances », Les Échos, 10 mars 2023.
  • Olivier Pinaud, « Le grand blues des opérateurs télécoms, débordés par les Gafam », lemonde.fr, 26 mars 2023.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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