Réinformation

Une notion développée au sein de l’extrême droite identitaire…

Les origines du terme « réinformation » remontent au Front national (FN) de la fin des années 1990. Lors d’un colloque consacré à l’information, Brunot Mégret avait appelé de ses vœux le développement d’une « réinformation qui gomme les stigmates des années de désinformation subies »1. Déjà à l’époque, la volonté des acteurs d’extrême droite est de rééquilibrer l’offre médiatique, jugée idéologiquement orientée, à travers une production d’information se présentant comme alternative. La position exprimée par l’ancien numéro 2 du FN a, depuis, inspiré plusieurs acteurs de la mouvance identitaire (entendue comme l’ensemble des organisations politiques et culturelles qui, au sein de l’extrême droite, revendiquent des principes ethnodifférencialistes2), au premier rang desquels Jean-Yves Le Gallou, ancien cadre du parti d’extrême droite et principal animateur de la fondation Polémia. Par le biais de ce think tank, cet énarque développe au début des années 2000 un appareil doctrinal consacré à la critique des médias et du journalisme, s’appuyant sur la publication d’articles et de brochures3. À compter de 2008 y apparaît la notion de « réinformation ». Elle est alors présentée comme suit : il s’agit de « [remettre] l’actualité dans une autre perspective en évitant les pièges du politiquement correct ». Face à une « tyrannie médiatique »4 omniprésente et omnipotente, imposant la bien-pensance partout et à tous, est donc promu le développement d’un contre-discours sur l’actualité.

Cette exigence s’inscrit alors dans une perspective plus large, celle du « gramscisme technologique » promu par la fondation. L’idée est la suivante : l’internet permet de contourner l’ensemble des médiations associées aux formes médiatiques traditionnelles, et peut ainsi favoriser la diffusion et l’imprégnation des idées d’extrême droite dans l’opinion. La logique contre-hégémonique à l’œuvre, de même que la référence au penseur communiste italien Gramsci ne sont pas inédites. Elles font référence à une mouvance singulière de l’extrême droite, la Nouvelle Droite5. Celle-ci avait pour ambition d’investir différents espaces intellectuels pour instituer un contre-pouvoir culturel et renverser certaines des représentations dominantes. À l’aune de ces éléments, la réinformation doit donc être appréhendée comme un qualificatif revendiqué par le segment de l’extrême droite extra-partisane mettant la définition de l’actualité au cœur de son « combat culturel », dénonçant les médias mainstream et leurs journalistes.

… et aujourd’hui reprise par une variété d’acteurs

Force est de constater que, de nos jours, un grand nombre d’acteurs se réclament de ce principe, par-delà la mouvance identitaire dans laquelle il est né. La fondation Polémia a effectivement œuvré pour populariser le terme au sein des extrêmes droites françaises, notamment à travers l’organisation de moments de convergence6. Le territoire occupé par les acteurs de la réinformation est ainsi difficile à circonscrire. Les plus en vue – tels que Fdesouche, Égalité & Réconciliation, Riposte laïque, Résistance républicaine, Le Salon Beige, Polémia ou encore l’Observatoire du Journalisme – peuvent être identifiés, du fait qu’ils génèrent un trafic conséquent. Cependant, une grande partie des sites et blogs de réinformation ont une activité plus confidentielle et sont donc plus difficiles à repérer. Aussi la réinformation forme-t-elle sur internet un chapelet de sites inégalement visibles, développés, professionnalisés et originaux. Les thématiques traitées dépendent en outre des positionnements idéologiques de leurs animateurs. Le site Fdesouche fonctionne comme une revue de presse sélectionnant et tronquant des informations issues des médias mainstream sur le triptyque immigration-islam-insécurité7. Dans le même temps, d’autres sites comme Le Salon Beige fournissent une actualité qui se veut avant tout dirigée vers un public catholique8.

L’édition et l’animation d’initiatives fabriquant des contre-discours ne se déploient pas uniquement en ligne. Radio Courtoisie, station servant de plateforme aux différentes mouvances de l’extrême droite française, propose depuis près de quinze ans un « Bulletin de réinformation ». Le quotidien traditionaliste Présent, quant à lui, a revendiqué un temps d’être un journal de réinformation, ceci avant même la révision de sa formule éditoriale en juin 2022. De plus, des zones de contact existent entre ces espaces de production de contre-discours et les médias traditionnels. En dépit de leurs discours éminemment critiques à l’égard des médias dominants et de l’activité journalistique, plusieurs contributeurs de la sphère de la réinformation participent à des espaces médiatiques conventionnels bénéficiant d’une certaine légitimité, au premier rang desquels les chaînes d’information en continu. Divers profils et parcours illustrent parfaitement cette tendance. C’est le cas de Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef de Boulevard Voltaire qui est aussi chroniqueuse sur CNews, ou encore de Charlotte d’Ornellas qui, à côté de sa contribution récurrente à des médias engagés, officie régulièrement dans des émissions de CNews et de BFM TV.

L’expression de cette mouvance résonne par-delà les frontières de l’extrême droite. Les mobilisations récentes qui dénonçaient en ligne la politique sanitaire adoptée par le gouvernement pendant la crise du Covid-19 ainsi que l’obligation vaccinale sont allées dans ce sens9, et cela avec la création notamment du collectif Réinfo Covid. Cette diffusion atteste de l’écho que peuvent rencontrer des thèmes et tropes d’extrême droite dans des contextes de crise et de défiance – écho favorisé par le confusionnisme10 qui traverse les espaces publics et médiatiques.

Un espace s’appuyant sur les dons des internautes

Le succès de cet espace est dû en partie à la définition de modèles économiques permettant son développement. Leur étude nécessite de décrire la structuration concentrique du monde de la réinformation. Son centre est notamment composé des sites précédemment mention­nés, dont le fonctionnement représente un coût non négligeable : 1,8 million d’euros par an pour TV Libertés, 100 000 euros pour le site internet de la fondation Polémia… D’importantes ressources sont mobi­lisées pour l’animation de ces offres éditoriales, dont la tendance est à la professionnalisation. En effet, plusieurs de ces sites rémunèrent leurs contributeurs, parfois en les recrutant en CDI (comme c’est le cas dans la rédaction de TV Libertés) et, le plus souvent, en leur donnant un statut de pigiste. De la même manière, le travail des « personnels de renfort »11, individus dont le concours est jugé nécessaire à l’attractivité des contre-discours sur l’actualité (webmestres, community managers, etc.), peut faire l’objet de gratifications. À la périphérie de ce monde de la réinformation, des sites et des blogs, avec ressources limitées, s’attachent à relayer les contenus produits par les acteurs occupant la place centrale.

La volonté de faire naître des médias professionnels de réinformation apparaissait déjà dans les textes de la fondation Polémia. Jean-Yves Le Gallou y exprimait son souhait d’adopter un modèle économique distinct de celui des médias mainstream. Dans ce cadre, c’est un modèle basé sur le don qui a été privilégié.

« [E]n attendant un hypothétique changement, pour faire fonctionner un vrai journal généraliste, capable de couvrir sérieusement et régulièrement l’actualité, il faudrait une dizaine de permanents, donc de salariés. Y a-t-il pour un tel projet un modèle économique viable ? Sachant qu’il ne faut compter ni sur l’abonnement payant (ce n’est pas l’esprit des internautes), ni sur la publicité commerciale classique (privative de liberté), ni sur les marchés de complaisance ou le soutien des grandes entreprises (ni souhaitables, ni d’ailleurs possibles), que reste-t-il ? Le mécénat, les dons et les abonnements volontaires d’une part ; les ventes de produits dérivés (livres notamment) d’autre part. […] Face au politiquement correct, il y a des millions de donateurs potentiels à mobiliser. »12

Dans les faits cependant, trois modalités de financement sont envisagées : l’autofinancement, le financement par le marché et le financement par le don. L’autofinancement est en premier lieu adopté par les sites et les blogs mobilisant peu de ressources matérielles et humaines dans le cadre de leur activité éditoriale. Les dépenses engagées étant alors particulièrement modestes, elles sont directement prises en charge par les individus qui les animent. Cependant, l’autofinancement est aussi employé par des contre-médias ne parvenant pas à dégager suffisamment de revenus commerciaux ou de dons. Cette méthode constitue une source de financement structurelle pour la frange la moins profes­sionnalisée des médias de réinformation.

Le financement par le marché renvoie à différentes catégories de recettes. La première provient de la vente d’espaces publicitaires. En dépit d’une critique virulente de la publicité au sein des textes appelant au développement de la réinformation13, plusieurs sites et blogs comprennent des annonces commerciales et en tirent donc des revenus. Face à ces acteurs qui s’appuient en partie sur la publicité pour financer leurs activités éditoriales, des organisations de vigi­lantisme numérique comme les Sleeping Giants14 mettent en place des campagnes de name and shame visant à dissuader les annonceurs d’y afficher leurs annonces. Une autre catégorie de recettes est tirée des abonnements et des ventes à l’unité. Le site Le Média pour Tous adopte ainsi une stratégie de versioning : les reportages qu’il propose sont disponibles gratuitement en version courte, seuls les abonnés peuvent visionner la version longue. Certains abonnements intègrent aussi un mode original de tarification : les transactions monétaires ne sont pas alignées sur la valeur effective des transactions marchandes, ce qui laisse aux abonnés l’opportunité de s’acquitter d’un surplus appelé à concrétiser leur soutien moral. L’exemple du Média pour Tous illustre cette tendance. Les internautes choisissent entre plusieurs gammes tarifaires, allant de 5 à 100 euros par mois, pour accéder aux mêmes reportages en version longue. À travers les revenus publicitaires et éditoriaux, les recettes dégagées par les acteurs de la réinformation croisent celles des médias conventionnels. S’y ajoutent cependant des recettes commerciales plus spécifiques. Plusieurs sites et blogs de réinformation intègrent en effet des boutiques en ligne, qui vendent alors des ouvrages et du matériel militant (vêtements, autocollants, etc.).

Conformément aux vœux exprimés par l’animateur de la fondation Polémia, les dons constituent l’une des principales sources de financement dans le monde de la réinformation. C’est généralement le cas au lancement d’une offre éditoriale. Dans ce cadre, un appel à la générosité du public a permis à l’Observatoire du journalisme de collecter les 30 000 euros nécessaires à son lancement. Une logique semblable a soutenu le lancement de TV Libertés, avec un appel aux dons qui a permis la collecte du million et demi d’euros nécessaires à sa création. Cependant tous les sites ne parviennent pas à lever de cette façon les fonds suffisants à leur fonctionnement. Dans le cas du site régional Paris Vox, ce sont les animateurs qui renflouent en partie sur leurs propres deniers, faute de dons suffisants. Parfois, les sommes collectées sont conséquentes. L’Association de Soutien au Nouvel Audiovisuel, qui pourvoit au financement de TV Libertés a ainsi reçu 1,7 million d’euros en 2019, et 2,3 millions en 2020. De la même manière, le fonds de dotation GT Éditions, qui collecte des fonds à destination du Salon Beige, de Nouvelles de France et de Riposte catholique, déclare avoir reçu plus de 390 000 euros en 2020.

L’étude de ces campagnes de levée de fonds montre par ailleurs qu’elles recourent généralement à une rhétorique très spécifique, qui croise les observations de Lowenthal et Guterman relatives à la figure de l’agitateur américain15. Les animateurs des sites de réinformation y sont fréquemment représentés comme des underdogs (laissés-pour-compte) en prise avec un système porteur de valeurs délétères ne renonçant à aucun stratagème pour les réduire au silence. En témoigne la campagne du site Fdesouche en décembre 2022. Les tweets d’appels aux dons publiés par le militant identitaire Damien Rieu s’inscrivent pleinement dans cette dynamique : « Je connais Pierre Sautarel [le principal animateur du site, ndlr] depuis plus de 10 ans. C’est un militant hors pair, un véritable moine soldat de la cause […]. Pourquoi a-t-il besoin d’aide ? Parce qu’il m’a confié au début du mois de décembre qu’à force de sacrifices, il en était arrivé à une situation personnelle intenable […]. Pour @F_Desouche, il a fait le deuil de sa vie professionnelle et consacre la majorité de ses revenus au site. Mais le pire, ce sont les frais d’avocats, le harcè­lement judiciaire et tous les coûts liés à @F_Desouche qui ont dévoré toutes ses économies. Désormais, il doit impérativement trouver la somme de 34 000 euros… Rien que pour le procès face au pire de l’extrême gauche et des islamistes, ce sont des frais élevés. Nous avons 150 indigénistes qui réclament devant les juges rouges la fermeture de @F_Desouche ! »

Une rhétorique du même style est employée sur le site lancé spécialement pour procéder à la collecte. Celle-ci se révélera efficace : en quelques heures, la somme espérée a pu être réunie. Dans ce cas, comme dans ceux mentionnés précédemment, les dons des internautes passent par des associations. En vertu de ce statut spécifique, une partie des dons adressés aux sites de réinformation donne droit à des réductions d’impôts pour les contributeurs (à hauteur de 66 % et dans la limite de 20 % des revenus). Tout comme les dons aux partis politiques16, cette pratique soulève la question du financement par la collectivité des préférences politiques des individus les mieux dotés.

L’expression « réinformation » est donc un qualifi­catif indigène revendiqué par la fraction de l’extrême droite extra-partisane, se consacrant à la dénonciation des médias traditionnels et à la production de contre-discours sur l’actualité. Ce monde social est organisé autour d’un centre composé de sites internet ayant une production éditoriale régulière et parvenu à définir un modèle économique le distinguant de la forte précarité qui touche les mobilisations informationnelles des mouvements progressistes17.

Sources :

  • Dominique Albertini, David Doucet, La Fachosphère. Comment l’extrême droite remporte la bataille du net, Flammarion, 2016.
  • Marion Jacquet-Vaillant, « Le mouvement identitaire français. Pour une approche mixte des marges en politique », thèse de doctorat en science politique, Université Paris 2 Panthéon-Assas, 2021.
  • Gaël Stephan, « La réinformation par l’archive (2003-2013). Doctrine et constitution d’un réseau médiactiviste », Le Temps des médias, n° 35 (2), p. 72-86, 2020.
  • Jean-Yves Le Gallou, La Tyrannie médiatique. Les assassins de l’information, Versailles, Via Romana, 2013.
  • Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite : le G.R.E.C.E. et son histoire, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988 ; Pierre-André Taguieff, « La stratégie culturelle de la « Nouvelle Droite » en France (1968-1983) », in Antoine Spire (dir.). Vous avez dit fascismes ?, Montalba, p. 13-52, 1984.
  • Gaël Stephan, « La réinformation par l’archive (2003-2013). Doctrine et constitution d’un réseau médiactiviste », op. cit. ; Gaël Stephan, Ysé Vauchez, « Dévoiler les « bobards » des médias dominants. Les stratégies de (dé) légitimation de la réinformation », RESET (10), 2021.
  • Stéphanie Lukasik, « À la frontière des fake news, entre « réinformation » et désinformation. Le cas du blog Fdesouche », in Alexandre Joux, Maud Pélissier, L’Information d’actualité au prisme des fake news, « Communication et civilisation », L’Harmattan, 2018.
  • Josselin Tricou, « La « cathosphère », montée en puissance de nouvelles autorités religieuses ? », Tic&société, vol. 9, n° 1-2, 2015.
  • Océane Herrero, « Coronavirus : quand de simples citoyens s’improvisent « média de réinformation » sur Facebook », lefigaro.fr, 19 mars 2020.
  • Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, « Petite Encyclopédie critique », Textuel, 2021.
  • Howard Becker, Les Mondes de l’art, « Champs », Flammarion, 2010.
  • Jean-Yves Le Gallou, La Tyrannie médiatique. Les assassins de l’informationop. cit., p. 324.
  • Jean-Yves Le Gallou, La Désinformation publicitaire, Versailles, Via Romana, 2014.
  • Romain Badouard, « La régulation des contenus sur Internet à l’heure des « fake news » et des discours de haine », Communications, n° 106 (1), p. 161-173, 2020 ; Benjamin Loveluck, « Le vigilantisme numérique, entre dénonciation et sanction. Auto-justice en ligne et agencements de la visibilité », Politix, n° 115 (3), p. 127-153, 2016.
  • Leo Lowenthal, Norbert Guterman, Prophets of Deceit. A Study of the Techniques of the American Agitator, New York, Harper & Brothers, 1949.
  • Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Fayard, 2018.
  • Chris Atton, « Alternative Media », Sage, Londres, 2002.

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