Les « mobiles » du développement : mSanté et philanthropie

Motech, à la croisée des logiques philanthropiques et marchandes 
Le don, cet investissement 
Le business de la mSanté

En 2022, 73 % des individus de 10 ans et plus possèdent un téléphone portable1, outil de commu­nication le plus utilisé au monde. Des rappels de rendez-vous aux glucomètres mobiles, les systèmes de santé recourent de manière croissante aux technologies mobiles, souvent regroupées sous le terme de « mSanté » ou « mHealth ». Tous néophytes de la santé, les opérateurs de téléphonie mobile, les fabricants de portables ou les fondations privées du secteur numérique constituent des acteurs majeurs de la mSanté. La forte proportion d’investisseurs privés et de partenariats public-privé de la mSanté conforte la fragmentation et la marchandisation de la santé publique déjà associées aux programmes de santé globale (Guilbaud 2015) et incarne une convergence nouvelle entre les enjeux de santé publique et les intérêts de l’industrie numérique.

S’appuyant sur l’étude d’un programme de santé maternelle par téléphone portable, cet article met l’accent sur les intérêts philanthropiques et commerciaux qui sous-tendent l’expansion des dispositifs de santé numérique dans les pays du Sud. Lancé au Ghana en 2010, le programme Mobile Technology for Community Health (Motech) vise l’amélioration de la santé maternelle en milieu rural dans les pays en développement. Ce projet combine des modules d’information de santé et des messages d’alerte pour les femmes enceintes et pour les professionnels de santé communautaire sous forme de messages vocaux et de SMS. Il repose sur un système d’identification et de traçage des femmes inscrites, de collecte de leurs données de santé et d’analyse de celles-ci à l’aide de formulaires et de rapports. Le but de Motech est de devenir une plateforme « globale » qui couvre le monde entier afin de soutenir et d’améliorer la qualité et l’accessibilité de l’information de santé et du soin (Grameen Foundation 2012).

LA NOTION DE « PHILANTHROCAPITALISME » : LA RENCONTRE DE LA GÉNÉROSITÉ ET DES INTÉRÊTS COMMERCIAUX

À partir de 2012, Motech est déployé en Inde (État du Bihar) sur le modèle de l’expérience ghanéenne ; aujourd’hui, la plateforme est utilisée dans plus d’une vingtaine de programmes de santé. Pour cette enquête, une centaine d’entretiens individuels ont été réalisés avec des professionnels impliqués dans la mSanté au Ghana et en Inde (ministères, agences de santé, organismes des Nations unies, ONG, agences digitales, opérateurs téléphoniques, fondations privées) ; une quarantaine d’entre eux étaient directement impliqués dans la mise en œuvre du projet Motech. Une enquête qualitative dédiée à Motech a également été conduite dans deux districts du Ghana en 2014 et dans deux districts de l’État du Bihar en 2015. Trente-cinq administrateurs du projet, cinquante travailleurs de santé, une vingtaine de gestionnaires chargés de superviser les travailleurs de santé et environ deux cents femmes enrôlées dans le programme ont été interrogés avec l’aide d’un assistant de recherche local. Des dons philanthropiques à la commercialisation du dispositif, l’itinéraire de ce programme fait écho à la notion de « philanthrocapitalisme » : la rencontre de la générosité et des intérêts commerciaux. L’article traite de cette double dimension philanthropique et commerciale et montre comment la mSanté participe d’une stratégie de développement de nouveaux marchés dans les pays du Sud.

Motech, à la croisée des logiques philanthropiques et marchandes

Motech constitue un exemple intéressant de partenariat public-privé (PPP) avec des acteurs du numérique. La fondation Bill & Melinda Gates (BMGF) est son financeur principal depuis le lancement au Ghana en 2010 jusqu’à l’extension nationale en Inde en 2017. Motech repose sur trois PPP entre BMGF et, respectivement, le ministère de la santé ghanéen, l’État du Bihar et le ministère national de la santé indien. La fondation Grameen est l’autre acteur transversal du projet en charge de la partie technique et de la mise en œuvre au Ghana.

LA MSANTÉ PARTICIPE D’UNE STRATÉGIE DE DÉVELOPPEMENT DE NOUVEAUX MARCHÉS DANS LES PAYS DU SUD

Fondée en 1997, la fondation Grameen fait partie de la nébuleuse d’organisations qui suivent la philosophie de la banque de micro-crédit créée par Muhammad Yunus. Cette fondation américaine a pour objectif d’offrir des services bancaires adaptés aux plus pauvres. Le déploiement du projet en Inde a été géré par BBC Media Action, la branche philanthropique du groupe audiovisuel britannique fondée en 1993. Les trois fondations privées collaborent avec une multitude d’opérateurs locaux qui permettent le déploiement de Motech. Le rôle de ces opérateurs et leur structure d’origine (souvent une ONG ou une entreprise locale) sont souvent masqués, ils sont présentés comme des employés des fondations.

Chaque année, la fondation Gates alloue plus de 3 milliards de dollars de subventions à des projets de développement dont un tiers consacré exclusivement à des programmes de « Santé globale »2. Pour Bill Gates, l’amélioration de la santé dans le monde passe par la recherche sur de nouvelles technologies de santé. En suggérant d’utiliser les technologies mobiles pour améliorer la santé maternelle dans les pays en développement, Motech s’inscrit parfaitement dans la vision « gatesienne » de la santé : une réponse technologique précise à un enjeu de santé particulier. La technologie proposée se veut plus innovante encore qu’un programme de vaccination ou d’accès aux médicaments, puisque aucun dispositif de mSanté n’existait dans les pays du Sud avant 2008. Le projet Motech prend vie et perdure grâce aux bourses versées par la fondation Gates. Côté ghanéen, de 2010 à 2012, une première bourse de 4,3 millions de dollars est créée pour lancer le projet Motech suivie d’une deuxième de 2,75 millions, puis un troisième financement de 2 millions est accordé à Motech à travers la bourse du Grand Challenge Saving Lives at Birth3 que la Gates coadministre. Ainsi, au moins 9 millions de dollars ont été attribués par la fondation Gates au projet Motech Ghana. Il ne s’agit cependant que de la partie la plus visible des financements de Motech Ghana, puisque, dès 2008, la fondation Gates allouait déjà à la fondation Grameen une bourse de 4 millions de dollars fléchée sur des services mobiles au Ghana, qui ne s’appellent pas encore Motech mais en constituent certainement les prémisses.

MOTECH S’INSCRIT PARFAITEMENT DANS LA VISION « GATESIENNE » DE LA SANTÉ : UNE RÉPONSE TECHNOLOGIQUE PRÉCISE À UN ENJEU DE SANTÉ PARTICULIER

Côté indien, la fondation Gates est le seul financeur officiel de Motech, également grâce à une succession de bourses accordées aux différents partenaires du programme. La fondation a ainsi financé l’adaptation de Motech au contexte indien, en partie avec le programme Ananya. Un tiers du financement, soit 27,6 millions de dollars, a été reçu par la fondation de la BBC pour trois dispositifs de mSanté utilisant Motech. La fondation de la BBC recevra deux bourses complémentaires (1,25 million de dollars en tout) en 2014 et 2015, fléchées exclusivement sur l’amélioration des applications mobiles, élevant ainsi à presque 29 millions de dollars la somme attribuée à la fondation de la BBC pour ce projet en Inde. Le programme Ananya se terminant fin 2015, les fondations travaillent depuis à l’extension des dispositifs de mSanté sur le reste du territoire indien avec le ministère central de la santé. Le financement de cette phase d’extension nationale du projet est particulièrement opaque. Le ministère de la santé indien n’a d’interactions qu’avec la fondation Gates et déclare ne pas avoir d’accord écrit avec elle : « There is no contract but the main party is BMGF. They are dealing with all the technical development of Motech in India » (entretien au ministère de la santé, Delhi, février 2015).

Les fondations Grameen et de la BBC possèdent chacune des équipes dites « techniques », qui gèrent la dimension technologique du projet Motech, mais il s’agit plutôt de supervision et de direction de la plateforme. En effet, une multitude de sous-traitants s’occupe des évolutions du code HTML de Motech, des différents composants informatiques de la plateforme, des serveurs, de l’hébergement des bases de données et de la connexion technique entre le système IVR (Interactive Voice Response), les données de contacts et les opérateurs mobiles. Cette nébuleuse d’acteurs, difficile à identifier, regroupe à la fois des structures privées commerciales classiques (comme ThoughtWorks ou OmMobile), des sociétés relevant du secteur de l’économie sociale et solidaire, comme Dimagi, et des structures à but non lucratif de développement de solutions informatiques open source comme InSTEDD et OpenMRS. Les compagnies locales d’IT (Information Technology) comme Busy Internet, SMS Ghana, Om Mobile, Adicent, ainsi que les opérateurs téléphoniques comme MTN, Airtel, Tigo, Idea ou Vodafone constituent des partenaires techniques de Motech avec lesquels les fondations Gates, Grameen et de la BBC jonglent selon les besoins. Ces partenaires cherchent souvent à concilier la volonté d’améliorer la santé des utilisateurs et celle de développer de nouveaux marchés de services mobiles lucratifs.

Le don, cet investissement

Les programmes de mSanté reposent systématiquement sur des dons provenant d’entreprises ou de fondations issues des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication). Ces nouveaux entrepreneurs de la philanthropie apparus au début des années 2000 offrent une conception du don bien éloignée de son acception initiale (Mauss 1950) ; ils proposent en effet un rapprochement, voire une fusion, entre l’échange marchand et le don. Comme l’explique Bill Gates, leur implication généreuse appelle à une reconnaissance, à un « retour sur investissement » (Gates 2008).

LES PROGRAMMES DE MSANTÉ REPOSENT SYSTÉMATIQUEMENT SUR DES DONS PROVENANT D’ENTREPRISES OU DE FONDATIONS ISSUES DES TIC

Le don, par les avantages particuliers qu’il offre pour les entreprises, peut être choisi par les philanthropes comme une forme d’investissement exempté fiscalement. Aux États-Unis comme dans la plupart des pays libéraux, les fondations philanthropiques sont exonérées fiscalement et les contributions à ces mêmes fondations font l’objet de déductions d’impôts importantes (Birn 2014). En 2006, quand Warren Buffett annonce une donation de 37 milliards de dollars à la fondation Gates, il ne manque pas de souligner que l’argent donné sera ainsi plus utile que dans la poche du Trésor public américain. Un sentiment partagé par d’autres philanthropes qui, par l’intermédiaire de leurs fondations et avec l’aide de cabinets comptables de renom, mettent en place des systèmes d’évitements fiscaux complexes (Ackroyd et al. 2013). La fondation Gates est partie prenante de telles stratégies. Tout d’abord, la fondation affiche que la majorité de ses fonds sont attribués à des organisations américaines exonérées d’impôts4. C’est le cas pour Motech : les fondations Grameen et de la BBC bénéficient précisément de ce statut d’exemption. Cela signifie, d’une part, que BMGF ne donne pas de bourses aux États du Sud et, d’autre part, que les fonds déjà détaxés qu’elle attribue ne seront pas taxés en arrivant chez un bénéficiaire également exonéré. Le Trésor public ne touchera donc rien de ces sommes.

DANS LES TÉLÉCOMS, IL EST APPAREMMENT FACILE D’ENTRETENIR LA CONFUSION ENTRE DON PHILANTHROPIQUE ET INVESTISSEMENT DANS DES PRODUITS COMMERCIAUX

On pourrait rétorquer à cela que BMGF n’est pas responsable des politiques fiscales favorables accordées aux activités philanthropiques. Mais les choses deviennent plus problématiques lorsque la fondation accorde des grants (subventions) à des compagnies for profit (à but lucratif) – ce qui arrive régulièrement. Lindsey McGoey décrit le mécanisme de double exonération fiscale qui intervient en prenant l’exemple du service de mobile banking le plus connu dans le monde : MPESA, d’abord commercialisé en Afrique de l’Est par différentes filières de Vodafone (Vodacom et Safaricom), géant britannique des télécoms. En 2010, la fondation Gates attribue 4,8 millions de dollars à Vodacom pour déployer le service mobile en Tanzanie et 2,9 millions de dollars de plus l’année suivante. Par cette opération, elle exempte Vodacom de payer des impôts sur les activités de « développement » liées à ces millions de dollars de bourses (McGoey 2015, p. 85). Dans les télécoms, il est apparemment facile d’entretenir la confusion entre don philanthropique et investissement dans des produits commerciaux comme MPESA, vendus par l’une des plus grosses multinationales de ce secteur. Motech offre la même configuration puisque Dimagi, une entreprise privée d’IT, a reçu dans le cadre du projet Motech 13,3 millions de dollars exonérés fiscalement pour une prestation de développement logiciel d’une plateforme qui fera partie de son portefeuille de solutions techniques. Ce système de double exonération constitue une stratégie notable des fondations privées et des développeurs des TIC, qui peuvent ainsi économiser des sommes importantes sur leur budget de recherche et développement. Même si les sommes données par les fondations excèdent les sommes représentées par les abattements fiscaux, les 37 milliards de Warren Buffett équivalaient néanmoins à près de 3 milliards d’économies d’impôts. Ces stratégies d’évitement fiscal par les entreprises et les individus les plus riches aboutissent nécessairement à une diminution des ressources pour les services publics, et donc pour les systèmes publics de santé.

LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT PERDENT AU MOINS 100 MILLIARDS DE DOLLARS DE REVENUS PAR AN AVEC LES MÉCANISMES D’ÉVITEMENT FISCAL DES ENTREPRISES MULTINATIONALES

Au-delà des seuls investissements exonérés des fondations, Bill Gates est un ardent défenseur des avantages fiscaux pour les entrepreneurs qui se tournent vers les pays du Sud quels que soient leur statut et leurs activités. Il invite les gouvernements des pays en développement à créer des conditions favorables à la croissance de leurs entreprises. Mais la fondation ne dirige pas ses financements vers les pays du Sud. David McCoy et ses collègues, qui ont étudié l’ensemble des investissements de la fondation Gates dans la « santé globale », montrent qu’à peine 5 % des fonds sont versés à des organisations des pays « low or middle income » (revenu faible ou intermédiaire) (McCoy et al. 2009). Ainsi, les gouvernements des pays du Sud sont fortement incités à mettre en place des exonérations fiscales pour dynamiser leur économie tout en renforçant les lois sur les droits de propriété intellectuelle qui permettent aux entreprises des pays du Nord de conserver des monopoles et de protéger leurs marchés. Un rapport de la conférence des Nations unies sur le commerce international montre que les pays en développement perdent au moins 100 milliards de dollars de revenus par an avec les mécanismes d’évitement fiscal des entreprises multinationales (UNCTAD 2015), des deniers publics qui pourraient être investis par ces pays dans des programmes de santé ou de développement.

Ces philanthropes, par leurs stratégies de don, affichent leur croyance dans l’inefficience de l’État et dans des mécanismes de justice distributive comme l’impôt. Ils croient en la performance managériale et en la prospérité des marchés : à ce titre, ils considèrent le don comme un investissement capitaliste à surveiller et à rentabiliser. La fondation Gates décrit son fonctionnement en termes de stratégies, d’objectifs à atteindre, d’allocation des ressources et d’investissement5. C’est précisément ce retour sur investissement philanthropique qui est au cœur du « philanthrocapitalisme ». Bishop et Green identifient les particularités de ce mouvement philanthropique à deux niveaux. Au niveau microéconomique, les « philanthrocapitalistes » veulent changer la façon de faire de la philanthropie en appliquant les règles et les recettes du Big Business au secteur caritatif (en surveillant les récipiendaires des bourses, en leur imposant des indicateurs de rentabilité et des objectifs comptables à atteindre).

L’IDÉE EST DÉSORMAIS DE DÉPLACER LA SANTÉ DU DOMAINE PUBLIC VERS LE SECTEUR PRIVÉ COMMERCIAL

Au niveau macroéconomique, le philanthrocapitalisme désigne la façon dont le capitalisme lui-même peut se révéler naturellement philanthropique, portant des innovations sociales grâce à des nouveaux produits qui bénéficient à tous (Bishop et Green 2008). Ce terme a, depuis, été repris par plusieurs auteurs pour expliciter une nouvelle façon de donner qui devient prépondérante dans de nombreux PPP de santé et dans des programmes de développement financés par des acteurs privés (Global Health Watch 2011 ; Marten et Witte 2008 ; Martens et Seitz 2015). Birn propose une perspective historique de cette forme de don et met en évidence une vision entrepreneuriale déjà présente avec des philanthropes du début du XXe siècle comme Carnegie ou Rockefeller (Birn 2014). Mais elle explique que les philanthrocapitalistes d’aujourd’hui portent plus loin que leurs prédécesseurs la dimension marchande du don et la valorisation des intérêts commerciaux. Elle met en avant que, au-delà des intérêts commerciaux, l’idée est désormais de déplacer la santé du domaine public vers le secteur privé commercial (Birn 2014, p. 13). Lindsey McGoey va plus loin encore et affirme que cette forme de philanthropie serait, en fait, un nouveau moyen de faire des profits considérables (McGoey 2015).

ACCROÎTRE LE NOMBRE DE SES CLIENTS OU AUGMENTER LE NOMBRE DE SERVICES PAYANTS PAR CLIENT CONSTITUE LA PRINCIPALE MOTIVATION DES OPÉRATEURS MOBILES

Motech Ghana apporte une illustration intéressante de la notion de philanthrocapitalisme et de retour sur investissement. La fondation MTN a contribué au pilote de Motech en région Nord-Est, sous la forme d’exemption d’une partie des coûts téléphoniques des pilotes de Motech. Ce géant des télécoms sud-africain, leader au Ghana, affiche clairement son objectif d’investir dans des projets de développement centrés sur les TIC ; sa fondation finance donc des projets proches de son cœur de métier et propose parfois des développements techniques, notamment dans le secteur de l’éducation, mais Motech constitue son seul projet dans le secteur de la santé. L’opérateur a offert le coût des communications durant la phase pilote, mais il a réintroduit des frais au moment de l’extension du projet. L’opérateur mobile MTN a donc participé en 2010 au financement du dispositif pilote Motech par l’intermédiaire de sa fondation puis il a lancé en novembre 2013 au Ghana une version commerciale de cette même application, facturée par l’opérateur aux femmes enceintes. On peut donc dire sans risques que l’opérateur MTN a capitalisé sur sa participation philanthropique au projet Motech en procurant un service payant issu de Motech seulement deux ans après son investissement philanthropique. Ainsi, la mSanté constitue pour MTN un terrain d’investissement pour développer de nouveaux produits commerciaux.

Le business de la mSanté

Les opérateurs mobiles fournissent l’accès au réseau mobile, et leurs profits sont proportionnels à leurs poids sur le marché. Accroître le nombre de ses clients ou augmenter le nombre de services payants par client constitue la principale motivation de l’implication dans les projets de mSanté des opérateurs mobiles. Ils sont incontournables pour pouvoir accéder au réseau et conditionnent parfois la forme des dispositifs et leur viabilité, notamment en raison des coûts de connectivité qu’ils font peser sur les projets. Poussés par la perspective d’une saturation imminente du marché du mobile, les différents opérateurs cherchent à attirer des clients avec de nouveaux services mobiles qui permettent de facturer plus cher une minute de communication. En effet, MTN, le leader du marché mobile au Ghana, n’est pas le seul à vendre des dispositifs de mSanté comme Motech. Les autres opérateurs mobiles se placent dans des dynamiques similaires. Vodafone finance une ligne d’information de santé accessible uniquement par ses abonnés, Airtel finance une assurance santé via le crédit mobile et Tigo finance son premier projet de mSanté en 2014. La commercialisation du service Motech au Ghana montre le lien direct entre les activités philanthropiques de la fondation MTN et les stratégies économiques des opérateurs de téléphonie mobile.

SI L’OPEN SOURCE EST SOUVENT AVANCÉ COMME OUTIL POUR COMPENSER LES INÉGALITÉS D’ACCÈS AUX LOGICIELS, IL RESTE UN ARTEFACT TECHNIQUE DIFFICILEMENT TRANSFÉRABLE

Les opérateurs mobiles ne sont pas les seuls acteurs à vouloir développer le business de la mSanté. Les fondations privées partenaires de Motech – qu’ils s’agissent de la BBC ou de Grameen – défendent également leurs intérêts, proposent des prestations et renforcent leur expertise avec un projet comme Motech. Selon plusieurs acteurs interviewés, Motech a permis à la fondation Grameen d’asseoir une légitimité toute neuve dans le secteur du développement par les TIC et dans celui de la santé, et de déployer une équipe dans une zone géographique qui lui était étrangère. Grâce à Motech, la fondation Grameen s’est implantée au Ghana et met au point désormais des projets pour l’Afrique de l’Ouest depuis son siège ghanéen. Elle s’est légitimée dans une zone – l’Afrique de l’Ouest – et sur un secteur – la santé – éloigné de ses activités habituelles de microcrédits et de solutions bancaires, qu’elle n’a pourtant pas perdues de vue avec Motech. En effet, elle teste également avec Motech la connexion entre service d’information et bancarisation mobile sur une même plateforme, puisque la version indienne de Motech gère des transferts de crédit téléphonique des « clients » vers Motech et de Motech vers les travailleuses de santé. Elle a ainsi pu développer, grâce à l’expérience ghanéenne, une solution technique, Motech Suite, qui, selon elle, peut couvrir un spectre très large de problèmes, gérer des flux d’informations et d’argent et être déployée n’importe où dans le monde.

Les interrogations autour de la propriété et des droits d’utilisation de la plateforme Motech constituent un enjeu commercial important. D’après la fondation Grameen, la question des droits de propriété n’a pas lieu d’être, puisque Motech est une plateforme sous licence open source et donc libre d’accès. Mais, pour le ministère de la santé ghanéen, la fondation Grameen est seule propriétaire de la plateforme et s’en sert d’ailleurs dans d’autres pays que le Ghana. De même, en Inde, le ministère de la santé indien et la fondation de la BBC, qui gèrent des projets utilisant Motech, doivent passer par Grameen pour toute utilisation et évolution de la plateforme. Si la licence open source est accessible à tous, il ne s’agit pas, pour pouvoir utiliser la plateforme, de s’acquitter de droits de propriété mais d’acquérir des compétences et des savoirs techniques indispensables pour utiliser le code HTML, paramétrer et faire fonctionner tous les composants de Motech. Si l’open source est souvent avancé comme outil pour compenser les inégalités d’accès aux logiciels, il reste un artefact technique difficilement transférable (Sim et Philip 2008). Il n’y a donc pas de « propriétaire » de Motech avec un copyright établi mais, dans les faits, seule la fondation Grameen peut utiliser la plateforme. La fondation Grameen reconnaît les difficultés d’utilisation du code Motech et a mis en place des dispositifs de formation pour ses équipes entrantes en raison du turnover des équipes techniques mais pas pour les autres partenaires du projet qui, à terme, devaient pourtant récupérer le dispositif, comme les ministères de la santé ghanéen ou indien. Il s’agit d’une forme de protectionnisme de la part de la fondation qui a une expertise à vendre et souhaite rester dans le business. L’open source n’est en rien un gage d’accessibilité ou une garantie de transfert technologique, sans transfert de savoirs et de savoir-faire associés au logiciel ; celui-ci reste aussi impénétrable qu’une version propriétaire et constitue un atout commercial.

L’OBJECTIF EST DE « VENDRE DES COMPORTEMENTS DE SANTÉ COMME ON VEND DU SHAMPOOING »

Au départ conçu comme une étude scientifique (un essai aléatoire), Motech Ghana ne présentait pas de caractéristiques mercantiles évidentes (Al Dahdah 2019b). Initialement, Motech se positionnait comme un service gratuit proposé aux femmes enceintes par les travailleurs de santé dans le cadre de leur suivi maternel. Néanmoins, l’ensemble de la documentation Motech se réfère aux « clientes » pour parler des femmes ; cette notion constamment utilisée par les acteurs de Motech au Ghana sous-tend une logique consumériste. L’univers du téléphone portable et des applications mobiles renforce cette approche mercantile et tire fortement la mSanté vers des pratiques de consommation de services ; ainsi, la dimension marchande de Motech se renforcera avec le temps. Le lancement de l’application payante par MTN au Ghana en 2013 marque bien sûr un moment de bascule dans l’univers marchand pour Motech, devenu alors un produit commercialisé par un opérateur privé. La version indienne lancée à la même époque a été conçue, dès le départ, dans une optique marchande ; chaque message coûte une roupie pour les femmes inscrites. La fondation de la BBC en charge de la mise en œuvre de Motech en Inde explique sa vision de Motech : l’objectif est de « vendre des comportements de santé comme on vend du shampooing » (Al Dahdah 2020). Les employés sont nommés « state/district marketing officers » et s’appuient sur un modèle de vente appelé « sales cycle approach » en cinq temps : il faut établir une relation, identifier un besoin, formuler une solution à ce besoin, convaincre la cible d’adopter cette solution, puis suivre la cible et renforcer l’adoption de cette solution. Les travailleuses de santé communautaire sont formées à cet argumentaire commercial ou « sale’s pitch » pour vendre le service Motech lors des visites de suivi de grossesse au domicile. Pourtant employées par le ministère de la santé, elles sont transformées en représentantes de commerce de Motech et reçoivent des commissions (incentives) si elles parviennent à inscrire les femmes enceintes plus de quatre semaines d’affilée.

La fondation de la BBC défend son expertise et sa valeur ajoutée sur les versions indiennes de Motech. Elle s’est développée et restructurée considérablement grâce aux bourses reçues de la fondation Gates pour le projet au Bihar ; son équilibre financier est conditionné par les donations de BMGF. Son implication dans le lancement national de Motech lui donne une envergure nationale et une connexion avec le gouvernement indien qu’elle n’a jamais eue auparavant. La fondation de la BBC a développé les contenus et les supports médiatiques associés aux trois applications Motech en Inde (Kilkari, Mobile Kunji et Mobile Academy), ce qui lui permet de revendiquer une propriété sur les contenus de Motech Inde. En dehors du giron de la fondation Gates, la fondation de la BBC a ainsi pu lancer Mobile Academy et Mobile Kunji dans l’État d’Odisha avec le soutien financier de son premier donateur devant la fondation Gates, DFID (Department for International Development). Les enjeux de propriété sont très présents dans le dispositif Motech, chaque partenaire défend son pré carré et la possibilité de rentabiliser cet investissement initial dans d’autres projets similaires avec d’autres financeurs. Si les acteurs ne brandissent pas des brevets liés à Motech, ils spécialisent leurs services et leurs produits pour devenir des acteurs incontournables du marché de la mSanté dans les pays en développement. Sachant que chaque composant de Motech a été développé par un acteur du Nord, les revendications de propriété et les intérêts ici défendus ne sont pas aux bénéfices des pays du Sud.

LA MSANTÉ FAVORISE LA MARCHANDISATION DE LA SANTÉ, AFFAIBLIT LES SYSTÈMES DE SANTÉ PUBLIQUE ET DÉGRADE LES PRATIQUES DE SANTÉ

Motech participe de la vague grandissante de partenariats internationaux de santé portés par des entreprises privées et leurs fondations philanthropiques. Motech illustre une dynamique philanthro-­commerciale, consistant à utiliser la « puissance bénéfique » du capitalisme pour produire des programmes de développement tournés vers les marchés. L’article montre que cette dimension marchande n’est pas bénéfique aux pays du Sud si les acteurs du Nord – qui conceptualisent, développent et déploient ces interventions – cultivent des stratégies de protection et de concurrence. En évaluant leurs investissements et leurs retombées potentielles, en mesurant leur performance à l’aune d’une logique commerciale et en proposant des produits à vendre, les nouveaux entrepreneurs de la mSanté affirment pouvoir laisser un impact positif et améliorer la santé des populations des pays les plus pauvres. Mes recherches montrent que la mSanté favorise la marchandisation de la santé, affaiblit les systèmes de santé publique et dégrade les pratiques de santé dans les pays du Sud (Al Dahdah 2019a ; 2021 ; 2022a ; 2022b).

  1. ITU, « Facts and Figures 2022 – Mobile Phone Ownership », itu.int/itud/reports/statistics.
  2. Source : www.gatesfoundation.org, consulté le 20 janvier 2015.
  3. Saving Lives at Birth, http://grandchallenges.org, consulté le 2 février 2015.
  4. Extrait du site de la fondation Gates www.gatesfoundation.org/How-We-Work/General-Information/What-We-Do-Not-Fund, consulté le 2 avril 2016.
  5. Extrait du site de la fondation Gates www.gatesfoundation.org/How-We-Work, consulté le 2 avril 2016.

Sources :

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  • Bishop Matthew, Green Michael, Philanthrocapitalism : How the Rich Can Save the World, Bloomsbury, New York, 2008.
  • Gates Bill, « Making capitalism more creative », Time Magazine, n° 31, 2008.
  • Marten Robert, Witte Jan Martin, Transforming Development ? : The Role of Philanthropic Foundations in International Development Cooperation, Global Public Policy Institute (GPPI), Berlin, 2008.
  • Sim Susan Elliott, Philip Kavita, « Tracing Transnational Flows of IT Knowledge Through Open Exchange of Software Development Know-How », www.ideals.illinois.edu/handle/2142/15075, 2008.
  • McCoy David, Kembhavi Gayatri, Patel Jinesh, Luintel Akish, « The Bill & Melinda Gates Foundation’s grant-making programme for global health », The Lancet, n° 373 (9675), 2009, p. 1645-1653.
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  • Al Dahdah Marine, « Nouvelles technologies de développement et inégalités Nord-Sud », in Inégalités en perspective, par Gérard Étienne et Hennaf Nolwen, Éditions des Archives contemporaines, 2019a.
  • Al Dahdah Marine, « From Evidence-Based to Market-Based MHealth : Itinerary of a Mobile (for) Development Project », Science, Technology, & Human Values, doi.org, January 2019b.
  • Al Dahdah Marine, « Le téléphone portable, promoteur de la santé comportementale dans les Suds », Réseaux, n° 219 (1), doi.org, 2020, p. 39-69.
  • Al Dahdah Marine, « From Ghana to India, Saving the Global South’s Mothers with a Digital Solution », Global Policy, n° 12 (S6), doi.org, 2021, p. 45-54.
  • Al Dahdah Marine, « Between Philanthropy and Big Business : The Rise of MHealth in the Global Health Market », Development and Change, n° 53 (2), doi.org, 2022a, p. 376-395.
  • Marine Al Dahdah, Mobile (for) Development. When Digital Giants Take Care of Poor Women, « Elements in Global Development », Cambridge University Press, cambridge.org, 2022b. 

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