Vivendi – Lagardère ou le problème de la presse française

Gala cédé et Geoffroy Lejeune à la tête du JDD signent la fin de l’opération de rachat de Lagardère par Vivendi. En même temps, la controverse française sur les liens entre capitalisme de presse et ligne éditoriale des médias est ravivée. Mais le vrai problème reste l’absence de modèle économique solide pour la presse aujourd’hui.

Le 9 juin 2023, la Commission européenne a finalement autorisé, sous conditions, la prise de contrôle de Lagardère par Vivendi, les deux principaux remèdes imposés étant de céder Editis et de céder Gala (voir La rem n°65-66, p.46). Le premier remède concerne le monde de l’édition car le rapprochement des deux groupes aurait conduit au contrôle des deux plus grands éditeurs français. Le second remède a été plus débattu car la Commission européenne a considéré Paris Match, qui appartient au groupe Lagardère, comme faisant partie de la presse people et non des news pictures. Et Paris Match est, de ce point de vue, un acteur majeur dans son segment de marché, avec 478 769 exemplaires payés en 2022. Or Vivendi est lui aussi très présent dans la presse people depuis qu’il a racheté Prisma Media et ses titres Gala et Voici (voir La rem n°57-58, p.43), lesquels ont une diffusion payée 2022 de 194 441 exemplaires pour Voici et de 127 975 exemplaires pour Gala. Ce dernier est en outre très bien positionné en ligne puisqu’il fédère une communauté conséquente sur TikTok. La Commission européenne a donc imposé la cession de Gala avant toute prise de contrôle de Lagardère, ce qui a conduit Vivendi à chercher un acheteur.

Après avoir cédé Editis à International Media Invest (IMI – filiale de CMI, Czech Media Invest, contrôlée par Daniel Kretinsky), Vivendi a annoncé, le 4 juillet 2023, être entré en négociations exclusives avec le Groupe Figaro pour lui céder Gala. La promesse d’achat définitive a été signée le 26 juillet 2023. La presse parle d’une valorisation autour de 50 millions d’euros, sachant que la cession devra être acceptée par la Commission européenne. Or le Groupe Figaro est lui aussi très présent dans des marchés adjacents à ceux de la presse people. Gala est lu à 74 % par des femmes et le Groupe Figaro dispose des deux sites de presse féminine les plus fréquentés en France avec Femme actuelle et Le Journal des femmes. Pour Vivendi, la cession de Gala ampute Prisma Media de l’un de ses titres les plus rentables, qui représente 10 % de l’ensemble du chiffre d’affaires de Prisma. L’objectif sera donc de compenser cette perte par de nouvelles acquisitions, Prisma Media ayant, le 26 mai 2023, pris une participation majoritaire dans le groupe français de presse haut de gamme Milk et annoncé, le 10 août 2023, être entré en négociations exclusives pour reprendre la totalité du groupe Côté Maison, actuellement coté en Bourse.

À l’évidence, Prisma Media compte conserver sa place de leader de la presse magazine en France aux côtés de Reworld Media et, dans une moindre mesure, de CMI France. La filiale presse de Vivendi a également fait part de sa volonté de s’internationaliser, Vivendi étant présent au capital de l’espagnol Prisa. En effet, Vincent Bolloré, l’actionnaire de contrôle de Vivendi, considère que les médias sont des actifs sous-valorisés qu’il est possible de repositionner avantageusement. Cette appréciation du marché des médias a conduit notamment le groupe Bolloré à se séparer de ses ports africains et de sa logistique, ce qui fait de sa participation dans Vivendi son actif principal. En l’occurrence, la vision du futur des médias par Vincent Bolloré soulève de nombreuses questions.

Le marché de la presse en France est habitué, depuis les années 1990, à l’arrivée d’industriels soucieux d’acquérir un poids politique par l’intermédiaire des titres qu’ils contrôlent, sans pour autant modifier de manière évidente leur ligne éditoriale. C’est globalement le cas pour Xavier Niel, le fondateur d’Iliad (Free), qui contrôle Le Monde, L’Obs ou encore Nice Matin ; de Patrick Drahi avec BFM, RMC et Libération, du Groupe Dassault avec Le Figaro, du groupe LVMH avec Les Échos et Le Parisien. C’est déjà moins le cas pour Daniel Kretinsky présent dans la presse magazine via CMI. Ainsi, la ligne éditoriale de Marianne a clairement changé depuis qu’il en a repris le contrôle. Un bref aperçu de l’onglet « Agora » sur le site de Marianne, réalisé le jour de l’écriture de ces lignes (le 4 octobre 2023), en témoigne : entretien avec Didier Leschi sur la maîtrise insuffisante des flux migratoires ; entretien avec Alain Bauer à l’occasion d’une réédition de la Psychologie des foules de Gustave Le Bon ; tribune de cinq anthropologues bannies d’un colloque pour leur transphobie et qui disent non « à la soumission à l’idéologie transgenre » ; ou encore une analyse sur le passage des notions de « contrat social » au « vivre ensemble », un « concept vaseux » qui a « sapé la République » – nous sommes ici très loin de la titraille de gauche qui faisait le succès de Marianne quand le magazine avait le président Nicolas Sarkozy pour cible ! Mais c’est bien chez Vivendi et, à travers le groupe de médias, sous l’influence de Vincent Bolloré, que les changements éditoriaux dans les médias rachetés sont les plus visibles.

CNews est à l’évidence une excellente tribune pour les idées marquées à droite et n’a plus rien à voir avec l’iTélé des origines. Or, Vincent Bolloré l’a dit lorsqu’il a été auditionné, en janvier 2022, par la commission d’enquête du Sénat sur la concentration dans les médias : les logiques éditoriales de ses médias sont dictées par la seule logique économique. Et il y a une logique économique à s’adresser en France à tous ceux qui sont sensibles aux idées de la droite la plus conservatrice puisque, selon un sondage commandé par le Journal du dimanche (nous soulignons) et Sud Radio, publié le 18 juin 2023, 42 % des électeurs ont au moins voté une fois pour le Rassemblement national. De ce point de vue, Vincent Bolloré a donc raison d’exploiter cette niche éditoriale, car elle a permis de redresser les audiences de CNews. Sur le terrain plus politique qui considère sérieusement l’injonction au pluralisme de l’information, l’existence de médias très à droite en France est finalement salutaire, car il semble difficile d’exclure certaines idées de l’espace public qui sont fortement représentées lors des élections. Sauf à considérer que le politiquement correct et un certain conformisme intellectuel font le sel du journalisme, ce qui conduit toujours une avant-garde autoproclamée à définir ce qui est dicible et ce qui ne l’est pas.

Mais les débats qui se cristallisent autour de la stratégie de Vincent Bolloré sont en fait d’une tout autre nature : en faisant migrer vers la droite conservatrice certains médias qu’il rachète, Vincent Bolloré change leur ligne éditoriale, et ce qui est gagné en termes de pluralisme d’un côté est perdu de l’autre. Si Vivendi lançait ses propres médias très à droite en les ajoutant au paysage existant, la controverse sur la stratégie de Vincent Bolloré serait bien différente et les possibilités de polémiques moins importantes. Car la controverse actuelle porte sur le changement de ligne éditoriale, donc sur la priorité donnée au propriétaire d’un média d’information par rapport à la rédaction des journalistes. C’est en imposant son management, en profitant du renouvellement des équipes que le Vivendi de Vincent Bolloré a pu, après une grève historique, transformer la ligne éditoriale d’iTélé pour en faire l’actuel CNews. Le groupe – et, à travers lui, Vincent Bolloré en personne – est donc suspecté de vouloir en faire de même pour les nouveaux médias dont il va s’emparer, ceux de Lagardère.

Serait-ce alors au nom d’une stratégie commerciale nouvelle qu’Arnaud Lagardère, qui préside aux destinées de son groupe tant que Vivendi n’est pas définitivement autorisé à en prendre le contrôle, a décidé de propulser à la tête du Journal du dimanche un ancien de Valeurs actuelles et défenseur déclaré d’Éric Zemmour, l’ex-star de CNews qui s’est depuis imaginé un destin présidentiel ? En proposant Geoffroy Lejeune à la direction de la rédaction du quotidien du dimanche, Arnaud Lagardère a provoqué une grève de la rédaction exceptionnelle qui a duré quarante jours, du 22 juin au 2 août 2023. Entre-temps, Geoffroy Lejeune aura été installé à la tête du JDD le 1er août 2023 et les journalistes qui souhaitent partir auront droit à un plan de départ avantageux, avant de pouvoir bénéficier de la clause de cession pour ceux qui attendront la prise de contrôle effective du titre par Vivendi. À terme, d’autres pourront aussi faire jouer la clause de conscience si, effectivement, la ligne éditoriale du JDD change radicalement. Mais, outre le passage en force évident, les propos d’Arnaud Lagardère quand il est allé à la rencontre de ses salariés, le 27 juin 2023, sont intéressants pour ce qu’ils disent du capitalisme de presse : prêt à de nombreuses concessions, Arnaud Lagardère a rappelé explicitement qu’il est le seul propriétaire du JDD et qu’il a donc le droit absolu de décider qui en sera le directeur de la rédaction. Il a répété ses propos dans une interview donnée au Figaro le même jour : aucune entreprise ne peut être dirigée par ses salariés contre l’intérêt de l’actionnaire.

La question posée est donc celle de l’acceptation, ou non, du lien entre capital de presse et contrôle éditorial des titres. Ce lien est historique et il est associé à l’idée même de pluralisme de l’information : parce que les journalistes ne rendent pas compte seulement des faits, mais aussi de leurs interprétations possibles, parce que les journalistes traitent de cette matière sensible que l’on appelle l’« opinion », alors une diversité de propriétaires de médias est souhaitée qui correspondra à une diversité de la représentation des opinions dans l’espace public. Revenir sur les liens entre capitalisme de presse et ligne éditoriale, c’est donc revenir sur cette approche historique du pluralisme de l’information qui l’associe à la liberté d’entreprendre. De ce point de vue, le « cas Bolloré » comme le « cas Lagardère » peuvent conduire à une réponse politique classique qui ne remettrait pas en question le lien entre propriété des médias et ligne éditoriale mais porterait sur le périmètre des groupes de médias, ce qui amène à repenser les dispositifs anticoncentration dans le domaine de l’information. Ou alors ce lien est dénoncé, et il faut s’inspirer des préconisations de l’économiste Julia Cagé pour sortir la presse des logiques actionnariales classiques au profit de fondations comme celle du Monde libre. Et espérer ainsi que le poids politique conféré par ces stratégies de mécénat suffise à attirer nombre de riches investisseurs pour se substituer au principe économique du retour sur investissement. Cette approche risque toutefois de favoriser plus encore l’intérêt des riches industriels pour la presse telle qu’elle est instituée et l’influence qu’elle peut leur conférer. Car rien ne dit en revanche qu’il y aura toujours des mécènes pour les titres aux lignes éditoriales minoritaires, donc aussi à l’influence limitée, ce qui n’est pas nécessairement favorable au pluralisme des médias.

Une autre piste a été envisagée dans une proposition de loi transpartisane en juillet 2018, en réaction aux évènements qui ont secoué le JDD. Les députés souhaitent protéger la liberté éditoriale des médias en octroyant un droit de veto aux rédactions sur la nomination du directeur de la rédaction, contre le choix de l’actionnaire, en contrepartie du maintien des aides de l’État à la presse, un argument que les détenteurs d’entreprises de presse ne manqueront pas d’entendre. C’est que le marché de la presse est, depuis la Libération, très à part, et donc il semble légitime d’y contraindre ses actionnaires plus qu’ailleurs. En effet, les aides de l’État à la presse ont été mises en place à la Libération justement pour pallier les restrictions imposées à la libre concurrence dans le secteur, notamment à travers l’obligation de mutualiser les coûts industriels (NMPP, SPP, loi Bichet, etc.). Cette approche trahit ainsi le vrai problème de la presse aujourd’hui : elle n’a plus de modèle d’affaires véritablement pérenne. Partant, si Arnaud Lagardère peut s’opposer si violemment à la rédaction du JDD, c’est parce que le titre perd de l’argent et qu’il a beaucoup à gagner en le repositionnant. Si le JDD était profitable, comme les médias de Lagardère, Vivendi n’aurait probablement pas pu s’en emparer à bon prix et Arnaud Lagardère n’aurait pas eu d’intérêt évident, comme actionnaire, à en changer la ligne éditoriale. Sauf à considérer que la nomination de Geoffroy Lejeune est purement idéologique et à considérer que Vincent Bolloré, qui a mis en œuvre une stratégie de ce type à CNews, décide déjà en sous-main de la stratégie de Lagardère.

Cette suspicion d’entente entre les deux groupes, tant les choix d’Arnaud Lagardère semblent parfaitement correspondre à la stratégie bien identifiable de Vincent Bolloré dans les médias, a conduit la Commission européenne, le 26 juillet 2023, à ouvrir une enquête pour prise de contrôle anticipé de Vivendi sur le groupe Lagardère, suite notamment à une alerte de Reporters sans frontières.

Sources :

  • Madelaine Nicolas, « Après la vente de ses ports et de sa logistique, l’avenir du groupe Bolloré passe par Vivendi », Les Échos, 10 mai 2023.
  • Cohen Claudia, Larroque Philippe, « Prisma devra tout faire pour compenser la perte du magazine Gala », interview de Claire Léost, présidente de Prisma Media, Le Figaro, 26 mai 2023.
  • Madelaine Nicolas, Richaud Nicolas, Loignon Stéphane, « Vivendi va enfin pouvoir prendre le contrôle du groupe Lagardère », Les Échos, 12 juin 2023.
  • Revault d’Allones David, « Sondage : 42 % des Français ont déjà voté pour une liste ou un candidat RN », Le Journal du dimanche, 18 juin 2023.
  • Cohen Claudia, Larroque Philippe, « Ce fantasme de l’extrême droite qui s’invite au JDD n’est pas réel », interview d’Arnaud Lagardère, directeur général de Lagardère, Le Figaro, 27 juin 2023.
  • Loignon Stéphane, « Arnaud Lagardère tente de déminer le conflit au JDD », Les Échos, 28 juin 2023.
  • Larroque Philippe, « Vivendi va vendre l’hebdomadaire people Gala au groupe Figaro », Le Figaro, 5 juillet 2023.
  • Legrand Baptiste, « La concentration des médias français s’accélère », Ouest France, 5 juillet 2023.
  • « Huit groupes parlementaires vont déposer une proposition de loi visant à protéger la liberté éditoriale des médias sollicitant les aides de l’État », La Correspondance de la Presse, 18 juillet 2023.
  • « La Commission européenne ouvre une procédure formelle d’examen pour plusieurs violations éventuelles d’obligations liées à l’autorisation de l’opération Vivendi/Lagardère », La Correspondance de la Presse, 26 juillet 2023.
  • Cohen Claudia, « JDD : guerre d’usure entre l’actionnaire et la rédaction », Le Figaro, 26 juillet 2023.
  • « Prisma Média a conclu une promesse d’achat avec le Groupe Le Figaro pour la cession intégrale du magazine Gala », La Correspondance de la Presse, 28 juillet 2023.
  • Durand Klara, « La rédaction du JDD met fin à sa grève historique de 40 jours », Le Figaro, 2 août 2023. 

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