Production audiovisuelle : grève des techniciens et mutation des marchés

La grève des techniciens audiovisuels en France souligne les difficultés des producteurs et leur dépendance vis-à-vis des chaînes de télévision, en déclin, quand la grève à Hollywood prépare l’avenir.

Alors que la grève à Hollywood s’achevait, les techniciens de la production audiovisuelle en France, rejoints par la Guilde des auteurs réalisateurs de reportages et documentaires, ceux qui travaillent pour les émissions d’information des chaînes (« Grands Reportages », « 50 Minutes Inside », « 66 Minutes »), ont lancé un mouvement de grève le 15 novembre 2023, qui s’est rapidement durci malgré des rencontres régulières avec les organisations de producteurs (USPA, Union syndicale de la production audiovisuelle ; SPI, Syndicat des producteurs indépendants ; Spect, Syndicat des producteurs créateurs de programmes audiovisuels ; Satev, Syndicat des agences de presse audiovisuelles). Ces dernières ont proposé dans un premier temps des revalorisations salariales, mais très inférieures aux 20 % d’augmentation demandés par les grévistes, qui soulignent que les rémunérations n’ont pas évolué depuis 2017. Parce que le surcroît de fictions produites en France grâce aux commandes des services de SVOD (vidéo à la demande par abonnement) met le marché du travail sous tension, y compris dans l’intermittence, le rapport de force fut d’emblée favorable aux grévistes. Il masque en réalité une mutation des marchés qui rend de plus en plus difficile l’application d’une convention unique à des productions qui, pour certaines, sont sous contraintes, quand d’autres disposent de moyens très importants.

Cette grève témoigne ainsi des particularités de la production audiovisuelle en France. Peu concentré, le marché de la production audiovisuelle dépend des commandes des chaînes et des services de SVOD. Si ces derniers ont fortement alimenté le marché des séries par leurs commandes, ils menacent en même temps les chaînes qui, avec des audiences et des recettes publicitaires en moins, cherchent à contenir au maximum, voire à diminuer, le coût de leur grille. Ce sont donc les programmes de flux qui sont mal logés, car les chaînes font jouer la concurrence entre les multiples sociétés de production pour baisser le coût de leur grille, quand les coûts grimpent à l’inverse sur la fiction. Les producteurs audiovisuels soulignent d’ailleurs la difficulté de la situation, toute augmentation importante des salaires se traduisant par une baisse des commandes des chaînes, soit pour faire moins à budget constant, notamment dans le flux, soit parce qu’elles iront produire ailleurs, les délocalisations étant faciles dans la fiction.

Cette grève illustre aussi la différence profonde entre le marché de la production aux États-Unis et en France. La grève à Hollywood a reposé sur les inquiétudes supposées légitimes que suscite l’arrivée de l’intelligence artificielle et sur le refus d’une production à flux tendu, à moindre coût, alors que les services de SVOD ont produit des succès planétaires pour lesquels scénaristes et acteurs n’ont pas été suffisamment rémunérés. La grève à Hollywood vise ainsi à trouver le modus vivendi pour que salariés et entreprises du secteur audiovisuel et cinématographique américain travaillent ensemble dans le « nouveau monde » imaginé par Netflix, Disney+ et les autres. En France, les demandes d’augmentation de salaires reposent sur une comparaison avec les collègues plus anciens, entrés sur le marché du travail quand la télévision était le média dominant par excellence. Elles ne s’inscrivent pas dans une perspective d’adaptation aux nouveaux équilibres qui ne manqueront pas d’émerger avec le développement de la VOD et de l’IA. Elles justifient la possibilité d’une meilleure rémunération à partir de l’inflation constatée du coût des programmes de fiction depuis que les services américains de SVOD sont obligés de les financer (voir La rem n°60, p.92). Mais, avec une convention collective unique, c’est demander une meilleure rémunération pour tous les programmes, y compris ceux qui sont de moins en moins bien financés, c’est-à-dire la très grande partie de la production audiovisuelle en France qui est prise en charge par les chaînes.

Finalement, le 10 janvier 2024, trois syndicats représentant les salariés de la production audiovisuelle se sont entendus avec les syndicats de producteurs sur une revalorisation des grilles de salaires : 5 % pour les bas salaires dans ces métiers, c’est-à-dire 1 100 euros par semaine de 35 heures, et une revalorisation de 3 % au-delà. Deux autres revalorisations sont prévues en juillet 2024 et 2025. En contrepartie, les producteurs ont obtenu l’ouverture de négociations sur la distinction des genres de programmes audiovisuels, prélude probable à une remise en cause de l’uniformité des rémunérations au titre de la convention collective.

Sources :

  • « La grève dans l’audiovisuel fait peser la menace d’un écran noir en janvier », La Correspondance de la Presse, 20 décembre 2023.
  • Sallé Caroline, « Après Hollywood, la grève menace de paralyser l’audiovisuel français », Le Figaro, 22 décembre 2023.
  • Yunes Abzouz, « Les intermittents de l’audiovisuel en grève », mediapart.fr, 7 décembre 2023.
  • Dassonville Aude, « Dans l’audiovisuel, les techniciens en grève pour une hausse de leurs salaires », Le Monde, 11 décembre 2023.
  • « Trois des quatre organisations syndicales de salariés de la production audiovisuelle signent un accord prévoyant une revalorisation des salaires », La Correspondance de la Presse, 22 janvier 2024.
IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon ; professeur à l'Ecole de journalisme et de communication de Marseille (EJCAM) ; co-directeur de l'Institut méditerranéen en sciences de l'information et de la communication (IMSIC)