Un enseignant avait mis en ligne, sur son profil Facebook, une reproduction de L’Origine du monde du peintre Gustave Courbet. Son compte ayant été désactivé peu après, il a saisi la justice. Le lien entre la suppression du compte et la publication n’ayant pu être prouvé, les juges ne se sont pas prononcés sur l’éventuelle atteinte à la liberté d’expression.
Jeudi 1er février 2018, Facebook a dû répondre, devant le tribunal de grande instance de Paris, d’une accusation de censure. Les faits à l’origine du litige avaient été amplement médiatisés en leur temps : le réseau social avait fermé le compte d’un utilisateur ayant mis en ligne une photographie de L’Origine du monde, célèbre toile du peintre franc-comtois Gustave Courbet. Peint en 1866, ce tableau représentant un sexe féminin avait choqué la société bourgeoise de l’époque. Il a pareillement choqué la probité puritaine défendue par certains Gafam et, notamment, par la firme de Mark Zuckerberg. Si l’œuvre de Courbet est une habituée des polémiques morales, Facebook pouvait-il en toute légalité supprimer le compte d’un utilisateur ayant mis en ligne une image de ce « nu » ?
Le plaignant, Frédéric Durand-Baïssas, est professeur des écoles. Il utilisait le réseau social sous le pseudonyme alambiqué « Fred La Face De Fredb ». Or, le 27 février 2011, son compte a été désactivé sans préavis, pour non-respect des règles d’utilisation de la plateforme. Quelques heures auparavant, il avait publié sur son « mur », à l’attention de ses « amis », la peinture de Courbet – assortie d’un lien permettant de visionner un reportage sur l’histoire de ce tableau exposé au musée d’Orsay. L’internaute ayant demandé en vain que son profil soit réactivé, il a décidé, quelques mois plus tard, d’attaquer Facebook devant les tribunaux. Il reproche à la multinationale une censure, donc une atteinte à sa liberté d’expression.
Les tribunaux français compétents
Depuis toujours, les conditions d’utilisation de Facebook comportent une clause prévoyant que tout litige entre le réseau social et ses utilisateurs devra être porté exclusivement devant le tribunal de Santa Clara, en Californie. De quoi dissuader l’internaute européen de saisir une justice située à l’autre bout du monde et dont il ne connaît rien. Facebook a pris l’habitude de se réfugier derrière cette clause. Néanmoins, les tribunaux français se sont à plusieurs reprises estimés compétents. Et tel a encore été le cas dans l’affaire Durand contre Facebook : le 5 mars 2015, le tribunal de grande instance de Paris a jugé cette stipulation « abusive » ; puis, le 12 février 2016, la cour d’appel de Paris a confirmé la compétence des juridictions françaises.
Le premier apport de cette saga judiciaire autour de L’Origine du monde est donc de contrer l’argument habituel de Facebook : la compétence exclusive de la justice américaine, même pour un service destiné à un public français ou francophone.
Restait ensuite à trancher le litige sur le fond : Facebook s’était-il rendu coupable d’une atteinte à la liberté d’expression de M. Durand-Baïssas ? Ce dernier réclamait 20 000 euros de dommages et intérêts (soit l’estimation du prix de ses 800 « amis » perdus en raison de la fermeture du compte). Quant au réseau social, il demandait un euro symbolique pour « atteinte à son image et à sa réputation ».
La question de la censure non étudiée
Les conditions d’utilisation de Facebook interdisent les publications « contenant de la nudité ». Et la légitimité, si ce n’est la légalité, de cette stipulation, est difficilement contestable s’agissant d’un service destiné en particulier à un jeune public. La question est de savoir comment traiter la nudité peinte : où placer le curseur entre le caractère « choquant » de l’œuvre et la liberté de création. Lorsque la nudité est magnifiée par le talent de l’artiste, la clause précitée doit-elle s’appliquer de la même manière que lorsqu’un adolescent met en ligne une photographie intime de son ex-petite amie afin de se « venger » ? Le robot, ou l’algorithme, de Facebook n’est pas suffisamment « humain » pour pouvoir distinguer l’un et l’autre cas.
Reste que le problème de l’éventuelle censure opérée par le réseau social n’a finalement pas été tranché. En effet, Facebook s’est défendu en arguant que le compte de M. Durand-Baïssas avait été supprimé non en raison de la publication de L’Origine du monde mais parce qu’il utilisait un pseudonyme – ce que prohibaient les conditions d’utilisation à l’époque des faits. L’exacte concomitance entre la mise en ligne du tableau et la suppression du compte, alors que le pseudonyme avait été créé deux ans et demi auparavant, fait que cet argument peine à convaincre. Il a pourtant été entendu par les juges du tribunal de grande instance de Paris : ils ont retenu, dans un jugement rendu le 15 mars 2018, que M. Durand-Baïssas n’était pas parvenu à apporter la preuve d’un lien certain entre la déconnexion et la mise en ligne de l’œuvre de Courbet.
Un problème de charge de la preuve difficile à surmonter. En somme, le doute profite au mis en cause, même lorsque celui-ci est Goliath, en l’occurrence une multinationale hyperpuissante. Les éléments manquaient pour que les juges puissent se prononcer sur l’éventuelle censure. Et la question de la modération de la nudité est donc laissée en suspens.
Condamnation du droit de résiliation unilatérale de Facebook
Par ailleurs, le tribunal juge illicite la clause des conditions d’utilisation permettant à Facebook d’exercer « son droit de résiliation sans opposer un délai de préavis raisonnable et sans préciser les raisons de la désactivation ». Or, le 9 février 2016 déjà, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) avait condamné « le pouvoir discrétionnaire de retirer des contenus ou informations publiés par l’internaute » que s’octroie Facebook, ainsi que « le droit de modifier unilatéralement ses conditions d’utilisation sans que l’internaute en soit informé préalablement ou en présumant son accord ». L’autorité avait alors donné au réseau social deux mois pour faire disparaître ces clauses génératrices, selon elle, d’un « déséquilibre ».
Un témoignage de plus de la politique des algorithmes
L’algorithme de Facebook qui modère – ou plutôt censure – les contenus mis en ligne n’a guère été sensible à l’art de Gustave Courbet. Selon Me Stéphane Cottineau, avocat de Frédéric Durand-Baïssas, « si Facebook a une vision différente de celle qui est contenue dans les textes de loi sur la liberté d’expression, il n’a pas à l’imposer ». Or les algorithmes de Facebook et des autres acteurs clés du web procèdent à un travail de pondération dont les intentions et les conséquences prennent un tour inévitablement politique. Quand ils décident de ce qui est « tendance », de ce qui est « plus populaire », plus généralement de ce qui « doit s’afficher sur l’écran de l’utilisateur » et de ce qui « doit demeurer caché » ; par leur manière d’agencer les informations d’une façon particulière, ils jouent un rôle prescripteur. De ce point de vue, la frilosité du TGI de Paris prête à discussion. En même temps, le rôle de la justice n’est pas de répondre à un acte politique ou même idéologique par un autre acte politique ou idéologique.
Les ex-start-up de la Silicon Valley, devenues multinationales du Net, seraient par nature animées par des racines iconoclastes, un état d’esprit hyper-tolérant et ouvert, associé à la contre-culture de la Valley. En réalité, leurs convictions et intentions sont bien plus conservatrices qu’il n’y paraît. Les algorithmes de Facebook, Twitter ou Google appliquent bien souvent des normes passablement pudibondes, lesquelles s’imposent subrepticement à des milliards d’utilisateurs partout dans le monde. C’est ainsi que l’algorithme de Facebook, qui pourtant s’assigne comme mission de « rendre le monde plus ouvert », a pu bloquer, outre L’Origine du monde de Courbet, la photographie iconique de la « petite fille au napalm » qui, nue, fuit les bombes en hurlant ; une illustration montrant les seins d’Ève dans le jardin d’Éden ou une vidéo informative sur l’allaitement maternel.
Les multinationales de la communication numérique limitent de la sorte la possibilité d’utiliser librement des termes ou des images pourtant déjà largement diffusés, voire légitimés. Leurs algorithmes déterminent l’étendue et les limites de ce qui est culturellement acceptable. Ils font passer les termes les plus courants pour des termes honteux et des chefs-d’œuvre pour des obscénités. La Silicon Valley reflète moins les normes sociales en vigueur qu’elle ne les façonne à sa guise. Et les algorithmes deviennent les nouveaux gardiens du temple, en remplacement des philosophes, professeurs, journalistes, éditeurs, etc. En faisant la loi sur des services qui sont, dans le monde d’aujourd’hui, au cœur de toutes les activités sociales, politiques et économiques, les algorithmes – et ceux qui les conçoivent et les règlent – jouissent d’une puissance gigantesque qui n’a peut-être rien à envier à celle des États.
Certes, il est encore difficile de trouver les mots justes pour comprendre et expliquer la politique induite par les algorithmes. Cette politique n’en paraît pas moins constituer une réalité forte et une donnée incontournable pour qui souhaite comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain. C’est bien dans de telles problématiques que s’inscrit l’affaire de L’Origine du monde.
Cette affaire pourrait connaître de nouveaux épisodes : M. Durand-Baïssas a décidé de faire appel du jugement du TGI de Paris. En outre, il invite tous les utilisateurs de Facebook, en guise de protestation, à publier sur leur profil une représentation de la toile de Courbet.
Sources :
- « Censure de « L’Origine du monde » : une faute de Facebook reconnue, mais pas sur le fond », Perrine Signoret, LeMonde.fr, 15 mars 2018.
- « L’Origine du monde : la justice déboute l’internaute qui s’estimait censuré par Facebook », avec AFP, LeFigaro.fr, 16 mars 2018.
- « Violence, nudité, haine… Facebook publie ses règles de modération internes », Morgane Tual, LeMonde.fr, 24 avril 2018.