En procédant à des rachats très cher payés, Take-Two et Microsoft confirment le dynamisme du marché du jeu vidéo, avec la massification des pratiques, le développement des offres par abonnement et du cloud gaming, les promesses de nouveaux métavers.
Le marché du jeu vidéo s’est profondément transformé dans les années 2010 grâce au déploiement de l’internet mobile (voir La rem n°48, p.77). Le smartphone est devenu le premier terminal de jeu au monde et, en 2021, le marché du jeu mobile l’a emporté pour la première fois en chiffre d’affaires sur celui du jeu pour consoles et pour PC. Partant, de nouveaux acteurs ont émergé qui s’imposent face aux éditeurs historiques, les « Big Four » que sont Activion, Electronic Arts, Take-Two et Ubisoft. Parmi ces nouveaux acteurs, le groupe chinois Tencent se distingue. Après s’être développé sur son marché, il a déployé une politique de rachats à l’échelle internationale. Certaines opérations ont été structurantes, tel le rachat du finlandais Supercell (Clash of Clans) en 2016, ce qui lui a permis de devenir numéro un mondial du jeu vidéo (voir La rem n°40, p.64). Mais Tencent a ceci de particulier qu’il investit dans les studios sans nécessairement en prendre le contrôle, un moyen pour lui de bénéficier de leur créativité, de garantir leur indépendance, d’être associé à leurs profits, en contrepartie de quoi il accompagne ces mêmes studios dans leur développement sur le marché chinois. Tencent s’impose comme l’un des principaux animateurs du marché. À titre d’exemple, et sur le seul marché français, Tencent est entré au capital d’Ubisoft en 2018 puis, en 2020, le groupe chinois a investi dans Voodoo, un studio spécialisé dans le jeu hyper casual et, en janvier 2021, dans le studio Dontnod à hauteur de 25 % du capital. Ces investissements minoritaires débouchent parfois sur des prises de contrôle, Tencent ayant racheté la totalité du capital du studio britannique Sumo Digital en juillet 2021 pour 1 milliard de dollars.
Les occasions d’investir sont multiples car les entreprises de taille intermédiaire sont, pour nombre d’entre elles, encore indépendantes, les productions haut de gamme (les titres dits « triple A ») encore trop peu nombreuses et les perspectives de croissance très importantes. En effet, le marché s’est transformé en une décennie pour passer d’un marché réservé aux seuls joueurs équipés d’onéreuses consoles et de PC surpuissants vers une industrie grand public du divertissement. S’ajoutent à cette banalisation du jeu vidéo deux révolutions à venir. La première concerne le développement des services de téléchargement de jeux et du cloud gaming, ainsi que la nécessité pour leurs acteurs de sécuriser des exclusivités, ce qui suppose d’investir dans les studios ; ces derniers étant ceux qui produisent les contenus quand les éditeurs les commercialisent. La seconde est intimement liée au développement annoncé des métavers (voir La rem n°59, p.77). Le jeu vidéo est en effet l’un des secteurs les plus à même d’accompagner ces univers virtuels puisqu’il propose des jeux dits « bac à sable » proches dans leur fonctionnement de ce que le métavers peut représenter, de Roblox ou de Minecraft, un jeu édité par Mojang et racheté par Microsoft en 2014 pour 2,5 milliards de dollars. Ces jeux « bac à sable » ne proposent pas de scénario, de parties, de niveaux, mais invitent à l’inverse les participants à créer leur propre univers, à proposer leurs propres jeux, leurs propres services, à construire donc un univers parallèle où le jeu « bac à sable » fait office de place de marché et de prestataire technologique. D’autres jeux, plus classiques dans leur facture, ambitionnent de se transformer à leur tour en métavers, à l’instar de Fortnite que son éditeur, Epic Games, associe avec son service de téléchargement (Epic Game Store) et surtout son moteur de jeu, Unreal Engine (voir La rem n°52, p.61). Ce dernier fédère déjà une communauté de développeurs et étend son offre en direction de l’animation et de la production vidéo, les décors de la série Disney+ The Mandalorian ayant été codés avec Unreal Engine.
Ce dynamisme du marché du jeu vidéo, ses perspectives de croissance avec le cloud gaming et dans les métavers incitent donc des acteurs à y investir parfois dans une logique plus financière, faisant émerger des conglomérats dans le jeu vidéo. C’est la stratégie du suédois Embracer qui est devenu, à la suite de ses multiples acquisitions, le premier groupe européen de jeux vidéo. Les montants investis et la dette levée sont colossaux. En avril 2021, le groupe a dépensé quelque 2,6 milliards de dollars pour réaliser trois rachats d’entreprises, le studio Gearbox (1,4 milliard de dollars), l’éditeur de jeu mobile Easybrain (765 millions de dollars), enfin Aspyr Media, une entreprise qui convertit des jeux PC en applications pour iPhone (450 millions de dollars). Quelques mois plus tard, en décembre 2021, Embracer rachetait l’éditeur français de jeux de société Asmodée pour 2,75 milliards d’euros afin d’exploiter ses licences en jeux vidéo.
Les dépenses de Tencent et celles d’Embracer sont à ce point élevées qu’elles imposent aux éditeurs historiques de participer à ce mouvement de consolidation pour ne pas être exclus de la dynamique du marché. Les uns après les autres, ils investissent alors dans le jeu mobile afin de ne pas rester cantonnés à l’édition de jeux vidéo pour PC et consoles, leur marché historique. Ce marché des jeux pour console et PC reste toutefois le seul à autoriser le financement de jeux « triple A », des blockbusters qu’il est désormais possible de valoriser également en free to play sur mobile. C’est le cas notamment de la version mobile de Call of Duty, un titre d’Activision proposé sur les smartphones en 2019 et téléchargé depuis environ 500 millions de fois sans que l’exploitation de la licence sur console n’ait été pénalisée. Les opérations se multiplient qui voient les éditeurs historiques racheter des acteurs du jeu vidéo mobile pour rééquilibrer leur chiffre d’affaires entre PC et consoles d’une part, nouveaux marchés de l’autre. Electronic Arts (EA) a racheté l’éditeur de jeux vidéo mobiles Glu Mobile en février 2021 pour 2,1 milliards de dollars, un éditeur spécialisé dans les jeux « féminins » (Design Home, Covet Fashion) et disposant également du jeu Kim Kardashian : Hollywood. En juin 2021, EA dépensait de nouveau 1,4 milliard de dollars pour acquérir le studio Playdemic, qui édite le jeu mobile Golf Clash. Le groupe participe également à la consolidation du marché pour PC et consoles puisqu’il a racheté, en février 2021, l’éditeur Codemasters pour 1,2 milliard de dollars, lequel édite des jeux de courses. Ces rachats en série ont pénalisé ses concurrents directs en Bourse, dont le groupe Take-Two, à qui les investisseurs ont pu reprocher de ne pas participer à la consolidation du marché pour profiter de ses bénéfices futurs.
Comme Electronic Arts, Take-Two, l’éditeur de GTA et de Red Dead Redemption, spécialisé dans les consoles, a dû se résoudre à racheter des studios de jeux mobiles pour repositionner son offre et moins dépendre de ses jeux pour consoles qui représentent 70 % de son chiffre d’affaires. En juin 2020, Take-Two avait déjà racheté le studio Nordeus pour 225 millions de dollars afin d’étoffer son offre de titres mobiles. Mais cette dernière restait alors très minoritaire puisqu’elle représentait seulement 13 % du chiffre d’affaires du groupe avant qu’il n’annonce une opération géante avec le rachat de Zynga pour 12,7 milliards de dollars, la plus grosse opération jamais réalisée dans le jeu mobile, le record étant jusqu’ici détenu par Supercell valorisé 10,2 milliards de dollars lors de son rachat par Tencent (8,6 milliards de dollars pour 84 % du capital). Annoncée le 10 janvier 2021, l’opération change le profil de Take-Two puisque les jeux vidéo mobiles y représenteront désormais plus de la moitié du chiffre d’affaires. Avant lui, Activision avait également réalisé un investissement géant dans King (Candy Crush) en 2015, pour 5,9 milliards de dollars, afin de bénéficier du dynamisme du marché des jeux vidéo mobiles (voir La rem n°37, p.56).
L’opération la plus structurante sur le marché du jeu vidéo reste toutefois le rachat d’Activision par Microsoft le 18 janvier 2022, annoncé seulement une semaine après celui de Zynga par Take-Two. Moyennant 69 milliards de dollars, le groupe qui produit la Xbox s’offre le leader mondial des jeux pour PC et consoles et un acteur majeur du jeu mobile. Microsoft se classe en troisième position sur le marché du jeu vidéo, élargi cette fois-ci aux fabricants de consoles, derrière Tencent et Sony. Plus fondamentalement, il annonce, par cette opération structurante, les évolutions à venir du marché du jeu vidéo. Celui-ci va basculer, au moins en partie, dans le cloud gaming. Les fabricants de consoles, Sony et Microsoft en tête, doivent donc anticiper la disparition programmée de leurs terminaux, remplacés à terme par des infrastructures puissantes de cloud computing. Or, Microsoft est l’un des leaders mondiaux du cloud avec son offre Azure. Sans surprise, il est le promoteur le plus sérieux du cloud gaming qu’il a rendu accessible depuis son offre Game Pass, un service de téléchargement de jeux sur abonnement (voir La rem n°56, p.73). Entre-temps, et à l’instar de Netflix dans le jeu vidéo, le groupe se constitue un catalogue d’exclusivités. Ces dernières se retrouvent sur le Game Pass en même temps qu’elles sont commercialisées pour la Xbox, Microsoft n’hésitant pas à sacrifier ses marges pour promouvoir ses nouveaux services en ligne. Microsoft a racheté 7,5 milliards de dollars en 2020 le studio Bethesda. Il va désormais ajouter à ses licences celles d’Activision dont World of Warcraft et Call of Duty. Si d’aventure ces jeux deviennent exclusifs sur le Game Pass, Microsoft aura alors un avantage immense sur ses concurrents.
À plus long terme, l’investissement dans le jeu vidéo consenti par Microsoft le projette aussi dans le développement annoncé des métavers, ce qu’a confirmé son PDG Satya Nadella lors du rachat d’Activision. Or Microsoft maîtrise les « bacs à sable » avec Minecraft, dispose d’une communauté avec le Game Pass, contrôle les services de cloud avec Azure, ainsi que la réalité virtuelle et augmentée avec les lunettes Hololens. Les mondes du jeu vidéo, dont la pratique s’est massifiée, pourraient bien être, demain, la porte d’entrée de l’internet. Dans ce cas, en plus des revenus générés par les micro-transactions ou les abonnements aux offres de jeux, s’ajouteront les recettes publicitaires issues de ces immenses places de marché que sont appelés à devenir les métavers. Sans que les deux évènements soient liés dans la communication du groupe, il est intéressant de souligner que Microsoft a repris ses investissements dans les technologies publicitaires en ligne avec le rachat de Xandr à AT&T en décembre 2021.
Sources :
- « Jeu vidéo : Tencent entre au capital du français Dontnod », Chloé Woitier, Le Figaro, 29 janvier 2021.
- « Les emplettes à 2,6 milliards de dollars du géant du jeu vidéo Embracer », Nicolas Richaud, Les Échos, 4 février 2021.
- « Electronic Arts marie Kim Kardashian à FIFA 21 », Nicolas Richaud, Les Échos, 10 février 2021.
- « EA se renforce dans le mobile pour 2 milliards de dollars », Chloé Woitier, Le Figaro, 10 février 2021.
- « Les méga-acquisitions se multiplient dans l’industrie du jeu vidéo », Nicolas Richaud, Les Échos, 25 février 2021.
- « Roblox, Minecraft, ces jeux « bac à sable » qui valent des milliards », Nicolas Richaud, Les Échos, 12 mars 2021.
- « Pourquoi Sony parie sur Epic Games », Chloé Woitier, Le Figaro, 15 avril 2021.
- « Les géants du jeu vidéo se développent dans le mobile », Nicolas Richaud, Les Échos, 19 juillet 2021.
- « Tencent, l’incontournable ogre du jeu vidéo », Chloé Woitier, Le Figaro, 22 juillet 2021.
- « Asmodée racheté par le roi des jeux vidéo suédois Embracer », Dominique Chapuis, Nicolas Richaud, Les Échos, 17 décembre 2021.
- « Vingt ans après le lancement de la Xbox, Microsoft se rêve en « Netflix du jeu vidéo » », Nicolas Richaud, Les Échos, 17 décembre 2021.
- « Microsoft tente une nouvelle offensive dans l’adtech en rachetant Xandr à AT&T », Florian Debès, Les Échos, 23 décembre 2021.
- « Jeux : Zynga racheté à prix d’or par Take-Two », Chloé Woitier, Le Figaro, 11 janvier 2022.
- « L’éditeur de jeux vidéo Take-Two achète Zynga pour 12,7 milliards de dollars », Nicolas Richaud, Les Échos, 11 janvier 2022.
- « Microsoft achète Activision Blizzard pour près de 70 milliards », Nicolas Richaud, Raphaël Balenieri, Les Échos, 19 janvier 2022.
- « Microsoft avale le géant des jeux vidéo Activision pour 69 milliards de dollars », Chloé Woitier, Le Figaro, 19 janvier 2022.